Dans la prise en compte des dégâts d’une pandémie, les individus calculent le risque en pondérant les différentes issues possibles. Les issues catastrophiques sont sur-représentées dans ce calcul. Cette surreprésentation est rationnelle d’un point de vue individuel, mais aussi collectif. On peut aussi voir dans les grandes crises pandémiques un moment générateur d’incertitude : tous les calculs de probabilité sont alors remis au placard.
« Ne pas céder à la psychose » : telle a été l’antienne entendue durant tout le mois de février dans l’ensemble des médias français. Inquiétude, panique générale et irrationalité semblent aujourd’hui rythmer nombre de comportements. Doit-on blâmer le manque de recul critique des médias ou le plan de communication du gouvernement ?
La (sur)perception des population prend ses racines bien plus profondément qu’on y pense. Depuis le début du troisième millénaire, plusieurs menaces pandémiques ont fait l’objet d’une forte médiatisation : Ebola en 2014, la grippe A en 2010, la grippe aviaire en 2006.
En parallèle, s’est développée une petite musique sur la fameuse « irrationalité » des foules, thème remis à la mode par l’école comportementaliste en économie. Selon cette dernière, la population sur-réagiraient aux épidémies par rapport à leur danger réel, mesuré très scientifiquement par la statistique du nombre de morts. Le Pr Raoult lui-même, dans un entretien au site TourMag le 26 février, déclare ainsi : “Vous savez, il y a plus de morts par accidents de trottinettes en Italie que par le Coronavirus. Cette psychose et emballement médiatique viennent d’une sensibilité de la race humaine au risque d’extinction.”
Ainsi, l’épidémie d’Ebola, malgré sa renommée, n’a fait en tout « que » 11 000 morts en trois ans, alors que les pays touchés représentaient plusieurs centaines de millions d’habitants. On ne manqua pas de comparer ce chiffre à celui des accidents de la route : 3 000 morts dans la seule France en 2019, pour une médiatisation bien moins élevée.
On a vu un tel relativisme se développer également à propos du nombre de morts liés au terrorisme, il est vrai faible. Les foules se focalisent sur le spectaculaire, l’exceptionnel, et ignorent d’autres dangers plus banals, moins télégéniques. (*) D’où la nécessité de ne prendre aucune mesure, car celles-ci auraient le tort de faire paniquer la population. Mais les foules sont-elles vraiment irrationnelles ?
Aversion au risque… ?
Dans un univers incertain, le danger n’est jamais une donnée objective. C’est toujours un risque, que l’être humain évalue de manière probabiliste. On ne connaît pas par avance le nombre de morts que va faire une épidémie !
Face à un danger, chacun attribue une probabilité à une issue. Pour simplifier, un agent A attribue ainsi une probabilité de 2% à l’issue « épidémie dramatique (500 000 morts)» et une probabilité de 98% à l’issue « épidémie contenue (1000 morts) ». L’espérance de perte (**) s’élèverait à 10 980 morts. En clair, si l’épidémie avait lieu 10 000 fois, le nombre moyen de mort vers lequel elle tendrait serait de 10 980, ce qui est, somme toute, équivalent aux décès de la grippe hivernale chaque année. Alors, pourquoi paniquons-nous ?
Nous ne réagissons pas aux statistiques, mais plutôt aux conséquences subjectives qu’elles ont sur nous. 1000 morts, c’est déplorable, mais au fond insignifiant : il est peu probable que nous soyons affectés. Idem pour 5000 morts. Par contre, 500 000 morts d’une épidémie, cela a une traduction très concrète : dans ce cas, chacun est assuré de perdre un proche, parent ou ami. Et la situation s’empire au-delà de ce seuil.
En termes économiques, on peut traduire ça par une fonction de désutilité convexe selon le nombre de morts de l’épidémie. Si x est le nombre de morts de l’épidémie, U(x)=(x/1000)^2. La désutilité d’une grippe hivernale (11 000 morts certains) est alors de 11^2 soit 121. La désutilité d’une épidémie à conséquences incertaines est alors de (0.98*1 + 0.02*500^2), soit 5000. La surréaction est dès lors bien plus explicable : les espérances sont équivalentes, mais les désutilités incommensurables. En moyenne, les grandes menaces pandémiques ont fait autant de dégâts qu’une grippe – peut-être même moins, jusqu’à l’épisode actuel. Cependant, la (faible) possibilité d’un épisode majeur dont les dégâts seraient colossaux suffit à justifier la peur qu’elles déclenchent.
Cependant, nous restons ici dans les limites de l’économie comportementale, qui attribue aux agents des « biais ». Ainsi, la fonction de désutilité convexe, pour un agent, traduit un certain égoïsme. Celui-ci se moque du nombre de morts de l’épidémie, et ne s’en soucie que dans la mesure où elle le touche. Le gouvernement, incarnant le bien commun, devrait lui se soucier du nombre de morts, et donc adopter une fonction de désutilité linéaire, ce qui aurait pour effet de traiter comme équivalents les risques de la grippe et du coronavirus.
…ou bonne perception du coût collectif ?
Cependant,il y a tout lieu de penser que la désutilité collective évolue également de manière convexe. La courbe de coût collectif n’inclut au départ que les coûts directs de prise en charge et coûts d’opportunité. Pour les premiers, on pense aux dépenses supplémentaires de santé, à la mise au point de dépistage. Pour les seconds, on pense à tout ce qui n’est pas produit ou consommé par les malades et les morts. On pourra même y inclure, humanistement, un coût forfaitaire par vie humaine (mettons 100 000 euros) : une mort constitue une perte sèche (une perte tant sur le point économique que du bien-être) pour la société, indépendamment du manque à gagner en terme de production.
Au fur et à mesure que l’épidémie se répand, de plus en plus de secteurs d’activité sont touchés. Dans certains secteurs qui produisent des biens ou services difficilement substituables, tout blocage partiel en amont entraîne un blocage en aval : le moment où l’épidémie atteint ces secteurs constitue un premier point de non-linéarité, celui où les coûts d’opportunité explosent. Ainsi, si certaines centrales nucléaires ou gazières se retrouvent touchées par l’épidémie et doivent arrêter momentanément leur activité, l’effet se répand à travers toute l’économie. Dans une économie mondialisée, la convexité est encore plus prononcée, chaque pays s’arrêtant l’un après l’autre et ajoutant à la crise mondiale.
Le rétablissement des frontières permet alors une diversification des risques, chaque Etat affrontant le risque d’épidémie de façon indépendante. On observera que le développement des Etats-nations, et donc des frontières, s’est fait lors de la période moderne, à la suite des grandes épidémies de peste médiévales, et de manière concomitante à la première vague de mondialisation. La dernière peste en France fut arrêtée de manière énergique à Marseille en 1720 par l’armée imposant une quarantaine au territoire portuaire, après l’arrivée de pestiférés depuis le Levant. Lors de la crise qui nous concerne, l’Etat français a mobilisé les ressources régaliennes pour…rapatrier des compatriotes présents en Chine
De manière évidente, le moment où la capacité des services hospitaliers est dépassée constitue un second point de non-linéarité, cette fois pour les coûts directs. L’Etat doit construire des hôpitaux de fortune, faire appel à des médecins retraités et étudiants, les heures supplémentaires tournent pleinement, etc. Les coûts forfaitaires dûs aux victimes explosent également. D’où la réponse du gouvernement, qui décide d’imposer un confinement.
Le coût énorme du confinement en terme de manque à gagner peut fournir un renseignement implicite sur le coût une fois les capacités des services hospitaliers dépassés. En effet, le gouvernement arbitrant rationnellement entre ces deux dépenses, il ne choisit la première que si elle est inférieure à la seconde. Il faut « prendre ses pertes » afin de ne pas passer dans les segments les plus pentus de la courbe de coût.
On fera ici un parallèle avec la « surperception » des dangers du terrorisme, largement dénoncée, elle aussi, comme un biais psychologique. Qu’est-ce que le terrorisme ? Des citoyens français prenant les armes contre d’autres citoyens français. Si ce type de phénomène fait quelques dizaines ou centaines de morts par an, on appelle ça des attentats. S’il en fait plusieurs milliers, on appelle ça une guerre civile dont les implications pour chacun sont bien plus dramatiques qu’un simple « risque de mortalité ».
Dans un univers incertain, nous percevons là aussi une situation de convexité, qui fonde rationnellement la surréaction (malgré une espérance normale). Les accidents de la route, ou la pollution, du fait d’une distribution moins dispersée, prêtent beaucoup moins le flanc à la convexité. (**)
Mais notre analyse pêche cette fois par excès de rationalisme. Nous pensons ici à un individu capable d’évaluer le risque et d’y répondre de façon appropriée, ce qui n’est pas souvent le cas. En effet, la réalité n’est pas le risque, mais concerne l’incertitude.
Risque et incertitude
Quelle différence entre le risque et l’incertitude ? Pour reprendre un exemple donné par Steve Keen dans Debunking Economics, le risque, c’est jouer à la roulette russe. Nous connaissons l’ensemble des issues possibles, auxquelles nous attribuons des probabilités. L’histoire des événements passés nous donne une évaluation raisonnable de ces probabilités.
Courtiser une femme est une situation sujette à incertitude. Les possibilités ne se limitent pas à « succès » ou « échec » , elles sont infinies : cette action peut lancer l’histoire d’une vie, ou déclencher une humiliation publique, avec une infinité de nuances entre les deux. Nous sommes incapables d’y assigner des probabilités. Bien que l’objet de vos convoitises ait éconduit jusque-là 70% de ses prétendants, cela ne donne aucune indication sur vos chances de réussite, car l’événement est unique et ne se reproduira pas.
Au fond, la différence entre des dangers comme le coronavirus ou le terrorisme, et d’autres comme les accidents de la route ou la pollution, réside dans cette dualité risque / incertitude. En prenant la voiture, en conduisant d’une certaine manière, nous prenons des risques. Nous encourons un danger dont la probabilité est calculable, sur laquelle nos actions ont une influence, et dont les issues sont assez prévisibles : soit nous arrivons à destination, soit nous nous blessons, soit nous mourrons.
Face au coronavirus ou au terrorisme, nous sommes dans une situation d’incertitude. Certes, du point de vue individuel, les issues sont limitées : soit nous survivons, soit nous mourrons. Mais la crise sanitaire ouvre un espace d’incertitude collective, au niveau du devenir de notre société. La montée en puissance rapide dans l’espace public de personnages comme Didier Raoult met en exergue l’état d’instabilité dans lequel la crise plonge notre pays.
Le surcroît d’attention face à l’incertitude est non seulement motivé par la possibilité accrue d’effondrement apocalyptique, mais aussi de régénération grisante. En ce sens, l’excitation des foules, supposément irrationnelle, paraît relever d’une appréhension correcte des enjeux du moment.
Émile Durkheim, dans Les règles de la méthode sociologique, appelle les sciences humaines à s’éloigner des préjugés populaires : leur but est “de faire voir les choses autrement qu’elles apparaissent au vulgaire” (préface de la première édition). Cependant, partir des préjugés du vulgaire pour tenter d’en faire voir la rationalité ignorée pourrait s’avérer une approche également fructueuse.
Notes :
(*) On peut y accoler des noms savants, comme « biais d’attribution » : les épidémies sont facilement attribuables à un agent pathogène extérieur sur lequel nous n’avons aucune influence, alors que la causalité est moins évidente pour les accidents de la route ou les morts de la pollution.
(**) En effet, même en faisant l’hypothèse d’une désutilité convexe, si le nombre de morts reste compris entre des bornes limitées, cela ne change pas grand chose dans le calcul d’espérance. On suppose toujours U(x)=(x^2)/1000. Supposons que les accidents de la route aient 20% de chances de faire 2000 morts, 60% de faire 3000 morts, et 20% de faire 4000 morts. L’espérance mathématique reste alors de 3000. L’utilité espérée atteint 9.4, contre 9 pour l’événement certain “3000 morts”. Supposons maintenant une distribution beaucoup plus dispersée : 0 morts à 15%, 3000 morts à 80%, 12 000 morts à 5%. L’espérance mathématique reste la même. L’utilité espérée atteint alors 14.4.
Sources :
Steve Keen, L’imposture économique, 2001
Nassim Nicholas Taleb, Incerto (2009-2017)