Souleymane Faye – Vos recherches étudient les politiques publiques, notamment du marché de l’immobilier, à travers des outils théoriques comme empiriques d’économie spatiale. Pourquoi avoir choisir ces thématiques ?
ANTOINE LEVY – En effet, je pratique ce qu’on appelle l’économie publique géographique. Mon travail porte sur la manière dont les politiques publiques s’appliquent différemment selon les régions et sur leurs conséquences territoriales. Pour cela, j’utilise à la fois des méthodes empiriques dites “reduced form”, qui visent à estimer des relations de causalité, ainsi que des méthodes théoriques et structurelles, qui modélisent de manière plus abstraite les comportements économiques. Ces approches combinent l’économie publique, qui étudie les réactions des agents face aux politiques publiques, et l’économie géographique, qui analyse les choix de localisation spatiale.
J’ai commencé par la macroéconomie, en travaillant sur des sujets tels que la politique budgétaire, monétaire et la dette publique. Cependant, en explorant des données géographiques désagrégées, j’ai réalisé que ces variations locales offraient de nouvelles perspectives pour analyser les politiques publiques. Cet angle empirique m’a peu à peu orienté vers les questions d’hétérogénéité spatiale, ce qui m’a naturellement conduit à l’économie géographique.
Dans un de vos articles, vous examinez notamment l’impact des politiques fiscales locales sur l’incitation à la construction. Vous mentionnez aussi des effets hétérogènes liés à un « biais domestique ». Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Le papier traite de deux aspects principaux. D’une part, il s’intéresse à l’allocation géographique du capital en analysant les obstacles à la réallocation des investissements entre régions et les freins à la mobilité du capital. D’autre part, il explore les effets, à la fois absolus et hétérogènes, des politiques publiques de subvention à l’investissement local. Le point central de l’étude est que ces politiques ont des effets hétérogènes en raison de la mobilité imparfaite du capital, notamment à cause de ce que j’appelle le home bias, c’est-à-dire la tendance des investisseurs à privilégier les investissements proches de chez eux.
Cette préférence s’explique par le fait que l’investissement immobilier requiert à la fois du capital et du travail. Les investisseurs doivent s’impliquer personnellement dans la gestion de leurs investissements, et cette implication devient coûteuse à grande distance, en raison des frais de déplacement et des coûts d’information. Le capital tend donc à être plus complémentaire du travail fourni localement, ce qui incite les investisseurs à se concentrer sur des projets proches de chez eux. Ainsi, dans une région où il y a de nombreux investisseurs locaux, les investissements y seront naturellement plus concentrés.
Ce phénomène fait écho à la littérature sur l’intégration financière internationale, en particulier aux paradoxes de Lucas et de Feldstein-Horioka, qui montrent que l’épargne et l’investissement restent fortement corrélés à l’échelle nationale. Alors que l’on pourrait s’attendre à ce que l’épargne soit investie à l’étranger, elle reste souvent locale. Ce même comportement se retrouve entre régions d’un même pays, surtout sur le marché immobilier, où capital et travail sont intimement liés.
Ces frictions ont un impact sur les politiques publiques visant à motiver les investisseurs marginaux. Lorsque des subventions sont accordées pour encourager l’investissement immobilier local, ce ne sont pas les investisseurs locaux, déjà enclins à investir sur place à cause du home bias, qui réagissent. Ce sont plutôt les investisseurs éloignés, moins contraints par la proximité géographique, qui répondent aux incitations fiscales. Les données montrent que ces subventions attirent davantage de propriétaires immobiliers distants. Ainsi, l’effet d’une subvention dépend du degré d’ouverture d’une région aux investisseurs extérieurs : plus une région est ouverte à ces derniers, plus la réactivité à la subvention sera forte.
Vous étudiez également, dans un autre de vos articles, le dispositif Visale, qui permet à certains locataires d’avoir pour garant l’Etat. Vous y trouvez des effets positifs sur la mobilité sociale, et notamment chez les jeunes. Ce résultat pourrait-il aller en faveur d’un remplacement des Aides Personnalisées au Logement (APL), qui selon une étude de la Banque de France (Grislain, Letrémy, et Trevien, 2022), provoquent une inflation des loyers ?
Comparer les politiques de subvention aux locataires avec les dispositifs d’assurance pour les propriétaires révèle deux différences majeures. Tout d’abord, les assurances, comme le programme Visale, sont moins coûteuses pour l’État, car elles ne s’activent qu’en cas de non-paiement, une situation relativement rare. Le coût par contrat est donc faible, puisque l’État n’indemnise que les cas de sinistre, sans avoir à subventionner l’ensemble des locataires. En revanche, les subventions inconditionnelles, comme les aides directes, entraînent un coût total plus élevé pour les finances publiques.
Ensuite, les propriétaires sont particulièrement sensibles au risque d’impayés. En offrant une assurance contre ce risque, l’État peut les encourager à louer à une plus grande diversité de profils, ce qui serait plus difficile à obtenir simplement par une augmentation des loyers. En effet, fiscalement, une hausse de l’assurance offre une protection proportionnelle au risque, alors qu’une augmentation des loyers ne se traduit pas nécessairement par un revenu net supérieur pour le propriétaire en raison de la taxation. De plus, d’un point de vue psychologique, l’assurance gratuite est plus attrayante en raison de l’aversion au risque et de la sensibilité à la gratuité, comme le démontre l’économie comportementale.
Ainsi, l’assurance Visale, en sécurisant les propriétaires sans coût direct pour eux, peut faciliter l’accès au logement, en particulier pour les jeunes, les immigrés et les étudiants, qui rencontrent souvent des difficultés à convaincre les propriétaires, même avec les APL. Ce type d’assurance favorise leur mobilité géographique et leur accès à des logements, en réduisant les obstacles posés par les risques perçus par les propriétaires.
Dans votre étude sur l’impact causal de la promesse de suppression de la taxe d’habitation faite par Emmanuel Macron en 2017, vous examinez une situation dans laquelle l’hypothèse de l’électeur égoïste semble avoir été sous-estimée dans la littérature de l’économie politique. Théoriquement, cette hypothèse est souvent écartée en raison de la faible probabilité d’être l’électeur pivot. Empiriquement, certaines études montrent peu de réactions à ce type de promesses. En quoi la promesse de réduction d’impôt que vous étudiez se distingue-t-elle en termes de crédibilité ou de consentement fiscal préexistant parmi les individus concernés ? Comment ces facteurs peuvent-ils soutenir ou contredire l’hypothèse de l’électeur rationnel ?
Il est intéressant de constater que, bien que la littérature économique présuppose souvent que les individus agissent principalement en fonction de leur propre intérêt, cette hypothèse est fréquemment remise en question en politique, notamment à cause de la faible probabilité d’être l’électeur décisif et de la priorité que certains accordent à des préoccupations culturelles ou identitaires dans un contexte de richesse croissante. Cependant, mon étude sur la promesse de suppression de la taxe d’habitation par Emmanuel Macron en 2017 montre que les promesses électorales peuvent avoir un impact significatif sur les résultats, défiant ainsi certaines attentes.
La promesse de supprimer la taxe d’habitation a eu un effet notable sur le vote pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’élection de 2017 se déroulait dans un contexte politique très ouvert, avec plusieurs candidats ayant des chances raisonnables d’accéder au second tour. Cela a rendu les propositions politiques plus déterminantes dans les décisions des électeurs, qui disposaient de plusieurs options relativement substituables.
Ensuite, la taxe d’habitation était largement perçue comme injuste, en raison de son application uniforme aux locataires et aux propriétaires, ainsi que de son caractère parfois régressif. Ce sentiment d’injustice, largement relayé par la presse, a probablement renforcé l’effet de la promesse de suppression de cette taxe.
Enfin, la taxe d’habitation avait une particularité : elle était très visible, car souvent payée en une seule fois, contrairement à d’autres impôts comme l’impôt sur le revenu ou la TVA, qui sont prélevés de manière plus discrète ou intégrés dans les prix. Cette visibilité a amplifié l’impact de la promesse de suppression sur le comportement des électeurs.
En comparant des villes similaires selon des critères tels que les revenus, les prix de l’immobilier et la composition électorale, j’ai constaté que celles où la taxe d’habitation était plus élevée avaient davantage tendance à voter pour Macron, tant au premier qu’au second tour. Cela montre que dans ces villes, les électeurs avaient plus à gagner de la suppression de la taxe, soulignant l’importance de cette promesse dans le résultat électoral.