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L’économie de l’organisation Etat-Islamique trouve ses racines dans le djihadisme salafiste du début des années 2000 et réalise une révolution à travers la politique économique de ces groupes. En jouant avec le chaos local et les ressources acquises grâce à l’expansion territoriale, le groupe tente de s’imposer comme État avec une structuration de ces finances. Toutefois, la fragilité de ses organismes internes, les défaites infligées et les disparités locales ont très vite freiné cette nouvelle économie criminelle.
En juin 2014, l’organisation État-Islamique dispose d’un capital de 2,3 milliards de dollars, ce qui en fait l’organisation terroriste la plus riche du monde (AFP) (1).
L’organisation État-Islamique (Daech) est une organisation terroriste, armée et politique d’idéologie salafiste djihadiste selon l’Organisation des Nations unies (ONU). Ce dernier terme apparaît dans le vocable à partir des années 1980 pour pleinement se développer au début du 21ᵉ siècle. Cette apparition fait suite à deux volontés. La première est représentée comme une forme d’opposition. L’idéologie se désigne alors comme un antagoniste à l’impérialisme et à l’ordre occidental établi, par le biais des armes, faisant suite à la chute du communisme (2). La seconde s’oriente vers le souhait d’imposer un califat par la prise des armes, découlant d’une volonté guerrière d’imposer la charia, loi religieuse islamique. Le califat est un territoire soumis à l’autorité d’un calife. Ce dernier est considéré comme successeur du prophète Mahomet à la tête de l’Etat musulman en qualité de “commandeur des croyants” et d’imam (3). Le djihad est un concept phare de l’islam (4). Il s’agit d’un devoir religieux, synonyme d’abnégation et d’effort en arabe. Ce concept peut se distinguer sous la forme d’un djihad majeur (morale et spiritualité) et mineur (la guerre) (5). Il est souvent traduit à tort par les djihadistes et notamment ceux de l’organisation État-Islamique comme étant “guerre sainte”. Cette notion de djihad est discutée, mais est pleinement intégrée à l’islam comme un combat qui peut se vouloir spirituel, et pour certains, physique (djihad par l’épée). Il est dès lors à ne pas confondre avec le djihadisme, néologisme du mot djihad, instituant un projet politique avec une connotation pleinement guerrière et de conquête. Daech se revendique également du salafisme. Il s’agit d’un courant de l’islam sunnite ayant pour vocation à retourner à l’islam originel qui serait le seul véritable selon les adhérents à ce courant (6).
À travers leurs actions terroristes et de guerre, l’organisation État-Islamique tente d’imposer à la fois un djihadisme et un islamisme (l’un étant de nature guerrière, l’autre de nature politique). Ces actions nécessitent des financements et une comptabilité nécessaires à la bonne gestion des actes perpétrés.
Ce propos se concentre essentiellement sur l’organisation État-Islamique au Levant, groupe terroriste djihadiste agissant en Irak et en Syrie. Ce focus est nécessaire quant à la diversité des groupes terroristes se revendiquant du djihadisme et de l’État-Islamique. Ainsi, ce groupe prend ses racines en 2006 lorsque Al-Qaïda forme avec cinq autres groupes djihadistes le conseil consultatif des moudjahidines en Irak. L’Organisation État Islamique est alors un groupe d’allégeance à Al-Qaïda. C’est en 2010, après une scission au sein d’Al-Qaïda et de l’allégeance de l’organisation Al-Nosra que le groupe déclare son indépendance. Elle déclare ensuite en 2014 son califat en Irak et en Syrie. Dès lors, il trouve son appellation traduit par État Islamique en Irak et au Levant (aussi appelé ISIS en anglais).
En se formant ainsi, l’organisation a cherché à s’étendre territorialement afin de se constituer en califat. Il s’agissait de réaliser des pillages, de mettre sous esclavage des populations et de tirer parti des ressources du territoire (pétrole, eau, minerais) conquis. Ce faisant, le groupe disposait de financements venant s’ajouter aux flux extérieurs souvent reçus sous la forme de donations. C’est ainsi qu’un mode de gouvernance a été mis en place, fondé sur la hiérarchisation militaire, en orientant les ressources vers les dépenses de guerre à court-terme. Ces moyens de financements sont nouveaux. Auparavant, les groupes terroristes étaient intégrés aux territoires et ne disposaient pas d’une terre qui leur était propre. Ils étaient ainsi essentiellement financés par des flux extérieurs. Cette transition a généré une réorganisation des ressources et s’est inspirée de la finance et du commerce modernes.
Il paraît donc pertinent de s’interroger sur les emplois et les ressources du groupe djihadiste. Comment s’articule l’économie de l’organisation État-Islamique au Levant de 2006 à nos jours ?
Il conviendra tout d’abord de s’intéresser au management mis en place par ces groupes afin de progressivement étatiser les finances (I). Puis, il apparaît que l’organisation souhaite être légitime comme État par le biais de finances et de budgets structurés (II).
L’Organisation État Islamique : une tentative d’étatisation des finances à partir d’un terrorisme islamique éparse.
L’organisation terroriste a initialement suivi le modèle des groupes djihadistes plus anciens (Al-Qaïda et Al-Nosra par exemple). C’est sur cette base qu’elle va utiliser les mêmes pratiques afin de disposer de liquidités pour commettre ses exactions et profiter d’une expansion à la faveur des déséquilibres géopolitiques au Levant. Toutefois, l’agencement de ces finances va très vite évoluer vers une forme plus structurée par l’envie de fonder une structure d’État.
Le terrorisme islamique, fondements et genèse des financements et des dépenses à partir de groupes atomisés.
Avant les années 2000 on parle de “réseaux” djihadistes et non de groupe, liés à leur taille et à leur atomicité. Les financements initiaux des groupes djihadistes, s’ils étaient d’origine variée, étaient en majeure partie des flux étrangers. Ils pouvaient prendre la forme de dons de particuliers (sympathisants ou ONG caritatives), d’apports en numéraire des engagés (Oussama Ben Laden par exemple), de sociétés de blanchiment d’argent et d’aides cachées d’États (Lashkar-e-Taiba pour le Pakistan avec des camps d’entraînement fournis par le renseignement). C’est dans ce contexte que de nombreux groupes terroristes islamistes apparaissent de manière éparse, d’obédiences différentes et qui servent également les États dans leurs luttes d’influence. Parmi ces dernières, il est possible de citer l’appui de la Central Intelligence Agency (CIA) auprès de Maktab al-Khadamat (ancêtre d’Al-Qaïda). Lors de la première guerre d’Afghanistan, ces financements se sont intensifiés afin de combattre l’URSS. C’est par ailleurs à travers leurs exactions que les groupes terroristes islamistes tentent d’obtenir des financements. C’est notamment le cas des prises d’otages afin d’obtenir des rançons. Le département du Trésor américain a dépensé 165 millions de dollars entre 2008 et 2013 pour la libération d’otages et le gouvernement français 60 millions (7). Également, les djihadistes ont la mainmise sur l’autorité de certains villages. Dès lors, ils lèvent des impôts auprès des populations locales en biens (outils de communications et transports) ou en monétaire. Ce fut le cas de nombreux villages du Waziristan (Pakistan), région contrôlée par des djihadistes pakistanais et Al-Qaïda lors de la deuxième guerre d’Afghanistan (2001 – 2013). Enfin, des financements d’organisations caritatives, par exemple l’International Islamic Relief Organization ou des financements de sociétés commerciales, comme celles d’Oussama Ben Laden pouvaient servir de leviers de financements.
Si les ressources des groupes djihadistes entre les années 1990 et 2010 étaient sous la forme de flux étrangers majoritairement (dons, rançons) et plus ponctuellement via des impôts imposés localement, les dépenses sont elles plus diverses. Contrairement aux idées reçues, les dépenses de terrorisme (fonds opérationnels) sont bien moins conséquentes que celles organisationnelles (8). Pour Al-Qaïda, il s’agirait de 90% de fonds organisationnels contre 10% d’opérationnels. En effet, il s’agit de maintenir la structure du groupe. Les dépenses de structure sont constituées de nourriture, d’armes, de préparation militaire, de matériel, etc. C’est dans ce contexte que des camps d’entraînements ont vu le jour lors de la première guerre d’Afghanistan (1970-1989), engageant les moudjahidines contre l’URSS. Ce sont ces camps nommés “la base” qui donneront le nom de l’organisation djihadiste par traduction en arabe (Al-Qaïda).
Si le terrorisme djihadiste existait d’ores et déjà durant les années 1990, ses activités extérieures étaient de faible envergure, du fait de sa structure de “réseau” et non de groupe unifié. C’est dans ce contexte que l’on note déjà des attentats comme celui du World Trade Center de 1993, à faible coût (financement par une seule personne physique pour quelques milliers de dollars). L’année 1998 marque dès lors un tournant avec l’internationalisation du djihadisme salafiste et sa médiatisation. C’est ainsi que les dirigeants du réseau djihadiste lancent un appel à la libération des “lieux saints musulmans”. Les dépenses du groupe vont alors se réorienter, avec la transformation d’un réseau en organisation, vers des attentats terroristes d’abord en Afrique (en Somalie en abattant des hélicoptères et des soldats américains), puis aux États-Unis. Le premier flux de dépense opérationnel est alloué aux attaques contre deux ambassades américaines le 7 août 1998, celle de Nairobi (Kenya) et de Dar es Salaam (Tanzanie). Le deuxième est alloué pour les attentats du 11 septembre 2001. Le rapport final de la commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis estime le coût des dépenses à la préparation et à l’exécution des attentats du 11 septembre entre 400 000 et 500 000 dollars. La majeure partie de ces financements était dédiée à des dépenses de cours de pilotage, de déplacements et frais de séjours, de nourriture, de voitures et d’assurance automobile.
C’est la proximité entre anciens dirigeants du régime de Saddam Hussein et de leaders d’Al-Qaïda dans des prisons irakiennes, comme Abu Ghraib, de 2004 à 2009 que l’organisation État-Islamique s’est constituée. Le modèle entre 2004 et 2013 est celui du réseau d’Al-Qaïda, puisqu’il s’agit initialement de la branche irakienne. L’indépendance des branches mène à diverses exactions et lignes de financements, ce qui confirme cette tendance initiale à un réseau dispersé. La réception des ressources et l’usage de celles-ci suivent la même ligne que le propos précédent, avec la réalisation de 1452 attentats en Irak entre 2004 et 2009.
Structuration organisationnelle à partir de 2014 : la volonté de créer un État induit la structuration du budget à grande échelle.
En 2013, l’Etat-Islamique explicite sa relation non plus amicale, mais rivale. L’Etat Islamique en Irak et au Levant naît alors de fusions avec l’intégration d’une partie du Front Al-Nosra. Le 29 juin 2014, premier jour du ramadan, l’Organisation État-Islamique proclame un califat sur les territoires qu’elle contrôle, par la voix d’Abou Bakr al-Baghdadi depuis Mossoul (9). L’organisation prend le nom d’État-Islamique (EI).
Par ce biais-là, l’organisation prend une toute nouvelle dimension et souhaite asseoir sa légitimité par le biais de son expansion territoriale. Cette légitimité va être la source de nombreuses nouvelles ressources et de la réalisation d’un véritable budget. En effet, l’EI dispose d’un large contrôle territorial en 2014. Elle a fait l’acquisition de terres en Irak faisant suite à l’instabilité politique générée par la guerre d’Irak (seconde Guerre du Golf) de 2003 à 2011, la sortie de prisons de bon nombre de djihadistes, le recrutement d’une nouvelle génération de recrues ainsi que la Guerre civile syrienne depuis 2011. La bande territoriale d’influence s’étend d’Alep et du sud de la Turquie à Bagdad.
Dès lors, cela génère la nécessité de construire un véritable budget afin d’assurer le contrôle de ce territoire et de subvenir aux besoins des affrontements pour conforter cette expansion. En un peu plus d’une décennie, les groupes djihadistes salafistes sont passés de simple antenne de réseau à la volonté de créer un État. C’est dans ce contexte que les sources de revenus vont se multiplier, générant autant de contraintes que de leviers d’actions. Si les dépenses restent similaires (camps d’entraînement, entretien des djihadistes par des vivres et des logements, moyens logistiques afin de mener des exactions terroristes), les ressources deviennent progressivement diversifiées. Une comptabilité doit alors être mise en place. D’après le Centre d’Analyse du terrorisme, les dons ne représentent plus que 2% des fonds propres de l’organisation en 2014, alors que les ressources naturelles en représentent 82%. Le reste (16%) provient des exactions criminelles.
Dès 2013, un comité financier est mis en place, avec un ministre des finances, supervisant l’ensemble du budget et des financements, parmi huit autres ministres sous le contrôle d’Abou Bakr Al-Baghdadi. La structure est pyramidale, puisque le comité obtient des rapports depuis les gouvernements et provinces du territoire contrôlé.
L’emprise sur les banques et la finance locale est très forte afin de construire ce budget. En effet, en juin 2014, l’EI prend le contrôle de Mossoul, deuxième plus grande ville d’Irak et met la main sur plusieurs banques privées et publiques dont la Banque Centrale d’Irak. L’organisation terroriste s’est alors emparée de 425 millions de dollars en espèces par ce biais. Un autre exemple de l’établissement de cette budgétisation est la mise en place d’une structure fiscale, fondée grâce à l’utilisation de la banque Popular Credit Bank située à Raqqa. Le rôle des banques est toutefois remis à la seule utilisation de banque de dépôt avec le contrôle de 125 succursales en 2014 (10).
L’utilisation de ce budget a aussi pour rôle le commerce extérieur. En effet, l’Etat Islamique utilise un système de l’hawala, un réseau d’agents de change au sein de la région permettant de commercer de manière démonétisé (11). Le système s’explique par l’usage de deux agents de change et d’un commerçant. L’organisation envoie des fonds au premier agent de change en échange d’une commission. Cet agent va transmettre ces fonds sous la forme d’une émission de dette à l’autre agent de change, qui verse la somme en espèce au commerçant. Enfin, ce dernier transmet les marchandises directement à l’organisation. Cela permet de rendre opaques les flux commerciaux extérieurs, notamment en Turquie ou en Jordanie. Les transactions étaient suffisamment conséquentes pour inciter tous les utilisateurs à entrer dans ce système (généralement entre 100 000 et 500 000 dollars).
C’est donc dans ce contexte que l’Organisation Etat-Islamique cherche à se construire en tant qu’État et ainsi disposer d’un véritable budget avec pour objectif d’obtenir une certaine légitimité. Les dépenses vont principalement se consacrer à des actions de territoire afin de poursuivre cette expansion, créant un effet de levier en termes de recrutement et de reconnaissance par l’intensification de la riposte des pays ennemis et par les populations favorables à cet “État islamique” qui se constituerait.
Le djihadisme souhaite établir une économie d’État pour asseoir sa légitimité.
A travers cette prise de territoire, ses financements nouveaux et sa structure hiérarchique, l’organisation terroriste souhaite véritablement incarner un État. Cela passe par plusieurs leviers. Le premier étant le contrôle du territoire, qui était inexistant ou seulement parcellaire dans le cas des organisations djihadistes salafistes précédentes, du fait de la structure de réseaux. Le deuxième est la disposition d’une structure hiérarchique et stable, avec de véritables ministères, des commissions, une antenne fiscale, économique et budgétaire. La troisième est le souhait d’engager une politique à long-terme dans la construction de cet État par la guerre aux pays d’idéologie différente et le recrutement de “citoyens” djihadistes. Dès lors, l’Organisation État-Islamique, comme avatar du djihadisme contemporain cherche à s’imposer comme un État par le biais de son économie qu’il veut autosuffisante et structurée afin de se rendre légitime. Toutefois, à la fois cette structure économique est précaire et l’idée de cet État ne peut qu’être fictive en raison des divergences de mouvance, de crises économiques internes et des défaites infligées par la coalition internationale.
Le djihadisme contemporain cherche à s’imposer comme État en se dotant d’une économie a priori structurée pour être légitime.
L’un des faits remarquables de cette volonté de se structurer est l’émission d’un rapport annuel comptable par un organe de presse hebdomadaire contrôlé par l’organisation (Al-Naba) (12). Ce document dresse une comptabilité macabre et cherche à établir des chiffres vis-à-vis des activités de l’organisation. S’il s’agit-là d’un outil de propagande, il révèle aussi la volonté d’utiliser les techniques comptables modernes (publication des rapports annuels comme une société classique) afin de se faire le porte-étendard d’un djihadisme salafiste moderne. L’Institute for the Study of War (ISW) révèle certains de ces chiffres. Nous les organiserons dans un premier temps sous la forme de ressources, puis par leur emploi.
Tout d’abord, concernant les ressources. Il s’agit d’en distinguer trois types. Celles naturelles, celles criminelles et celles issues des dons. Les ressources naturelles concernent la majeure partie des fonds de l’organisation (82% en 2014 et 60% en 2015). Cela concerne le pétrole, avec la mainmise sur des champs de pétrole dont une quinzaine en Syrie (région de Deir ez-Zor, Raqqa et Hassaké) et une dizaine en Irak. Cela génère en 2015 une production de 40 000 barils par jour entre 15 et 45$ le baril, la variation s’expliquant par la qualité du pétrole. Cela représente 1 milliard de dollars en 2014 et 600 millions en 2015. Du fait de la position de monopole, le circuit-court et le commerce local sont privilégiés (13). Également, du pétrole est vendu au régime syrien, grâce à des intermédiaires, constituant une situation paradoxale où des ennemis de l’EI doivent se battre avec du pétrole produit par l’organisation elle-même. Si la production est assurée pleinement par Daech, l’acheminement est délaissé aux commerçants indépendants faute de moyens logistiques et de connaissances en supply-chain suffisants. C’est ainsi que du pétrole a été vendu, à travers ces intermédiaires, à la Jordanie ou à la Turquie. Dans le même temps, il s’agissait d’un moyen de pression afin de faire des blocus, par exemple aux bordures d’Alep contre les rebelles syriens.
Le gaz naturel est également une ressource précieuse. Sa production a été accélérée par la prise de Palmyre, les gisements de la région constituant près de la moitié des ressources syriennes. Il s’agit en 2015 du contrôle de 15 gisements gaziers. D’après des études de l’Energy Information Administration, cela représente 489 millions de dollars en 2014 et 350 en 2015 (14). Pour l’extraction, l’EI a fait appel à des entreprises publiques du secteur, manquant d’expérience technique (15). Cela génère ainsi des situations où l’organisation terroriste partage sa production de gaz et la production électrique qui peut en résulter avec d’autres États et entreprises.
La conquête de la province d’al-Anbar a permis l’accès à divers gisements miniers. Cela permet l’extraction de phosphate (16) et ainsi la production d’acide sulfurique et d’acide phosphorique. Cela représente environ 315 millions de dollars en 2014 et 250 en 2015.
Dernière ressource naturelle à citer, il s’agit du ciment. L’EI possède en 2014 cinq cimenteries, dont une française appartenant à l’entreprise Lafarge (capacité de 3M de tonnes par an pour cette usine (17).
Finalement, l’expansion territoriale de l’État-Islamique a permis de disposer de ressources agricoles conséquentes car le Levant est propice à la culture de céréales. Si cela permet d’alimenter directement les membres de Daech, car il s’agit des terres les plus fertiles de l’Irak et de la Syrie, il s’agit également d’un puissant levier de ressources pécuniaires. En effet, d’une part la production est vendue, il s’agit notamment de blé et d’orge. D’autre part, les productions sont taxées par l’organisation à travers son fisc (20 millions de dollars de recettes en 2015). Le revenu fiscal est d’ailleurs estimé en 2014 à 200 millions de dollars. Des productions plus négligeables peuvent également faire valoir la diversification économique de Daech, comme le coton, vendu au rabais (70% de sa valeur de marché), permettant de dégager 15 millions de dollars en 2015.
Enfin, l’EI dispose de revenus criminels. En 2015, l’extorsion devient la première source de financement du groupe terroriste, représentant 33% des ressources perçues. 8 millions d’individus vivant sur le territoire contrôlé, Daech a également mis en place des taxes et impôts sur l’ensemble de la vie économique. On peut citer une taxe sur les activités économiques (entre 2,5 et 10%), une taxe sur les salaires des fonctionnaires (toujours émis par les gouvernements irakiens et syriens), des droits de douane, une taxe sur l’agriculture ou encore une jiza, soulte soustraite aux minorités religieuses en échange d’une protection.
La comptabilité annuelle qui a été émise par les organes de propagande de l’Organisation État-Islamique permet de décrire les dépenses de ce groupe. Tout comme cela était le cas avec Al-Qaïda, la majeure partie des dépenses concernent les besoins primaires des membres du groupe, notamment pour ceux qui vont au combat. Il s’agit avant tout de nourriture, de logement, de véhicule motorisé. Puis, viennent les dépenses nécessaires à l’application de la charia dans les terres contrôlées et à la guerre sur les frontières, telles que des armes, des tenues de combat et des soldes pour les hommes au combat. C’est dans ce contexte que la première dépense du budget de l’organisation terroriste est la distribution des salaires des combattants. Le salaire admet un niveau de base, augmenté de primes et de bons dépendant du nombre de personnes à charge, du pays d’origine et de la situation géographique (18). Par exemple, les djihadistes provenant d’un pays européen ont un salaire deux fois supérieur à ceux provenant d’Irak pour un même grade. La justification des levées d’impôts et de taxes auprès de la population est justifiée par les organes de propagande par un accès aux soins gratuits, peu utilisé tant l’argent récolté est peu investi en médecine et en infrastructures. De surcroît, les médecins présents sont forcés de soigner les malades ou blessés de guerre sous peine de mort ou de massacre de leur famille.
La deuxième dépense concerne les achats de matériels pour soutenir l’effort de guerre. En effet, une semaine d’offensive coûterait 1 million de dollars en munitions. A ce titre, la comptabilité du groupe terroriste fait état de 336 assauts, de 607 bombardements et de 1083 assassinats, d’après sa propagande de 2013. Afin de renforcer son image et sa propagande, notamment vis-à-vis de l’extérieur, le groupe djihadiste admet un budget conséquent en information de propagande. Cela concerne des tournages avec du matériel de qualité, du capital humain à rémunérer ainsi que des modes de diffusion et des traductions (en français, en allemand, en anglais, en mandarin, etc.). Cela démontre finalement que l’ensemble des dépenses s’oriente davantage vers l’expansion territoriale pure, que sur le renforcement des structures internes et le soutien de la population soumise ou adhérente au djihadisme salafiste.
Les fondations faites d’argile de cette organisation s’effritent par l’absence de ressources et les lourdes défaites de l’organisation terroriste.
Depuis l’intervention de la coalition internationale et le soutien aux kurdes et aux rebelles du régime syrien, l’organisation observe un net recul dans son expansion. Sa structure est redevenue désorganisée, due aux fuites de soldats et aux destructions. La structure territoriale a dès lors davantage celle d’une activité sporadique. Cette débâcle s’explique notamment par diverses offensives qui se sont vues croissantes au cours des dernières années.
Pour commencer, les frappes ciblées de la coalition ont permis de diminuer les ressources de l’organisation État-Islamique. En effet, la majeure partie ont ciblé les activités d’extraction de matières premières. A la fin de l’année 2015, 10 000 frappes ont été enregistrées. Cela ciblait d’une part les lieux d’extractions, d’autre part les modes d’acheminement (oléoducs et raffineries). De surcroît, ces frappes ont également pu neutraliser des dirigeants du groupe, désorganisant les moyens humains de l’organisation. Néanmoins, ces diminutions de ressources humaines, matérielles et naturelles ne suffisent pas et nécessitent des actions au sol. En effet, les djihadistes salafistes n’hésitent pas à se confondre entre civils, femmes et enfants et limitent l’intervention aérienne, menaçant des pertes non-combattantes. C’est la raison pour laquelle l’organisation a tenté de se réadapter en transférant l’usage des infrastructures telles que les raffineries à des civils. Également, les transporteurs, comme les camions, sont mieux organisés, avec un numéro d’identification et un lieu de chargement spécifiques. La mise en place de levées de ressources immédiates comme avec une hausse des extorsions ou des taxes ont permis de compenser quelque peu ces frappes. Il existe également des mesures moins ordinaires comme la mise en place de pass coupe-files pour les transporteurs permettant de redresser légèrement les liquidités nécessaires aux efforts de guerre.
Ce sont les actions de terrains avec le soutien de la coalition qui constituent la phase clée du déclin des ressources et donc du budget de l’organisation. Celle-ci s’axe sur le soutien aux kurdes et aux soutiens du mouvement anti-régime syrien (forces démocratiques syriennes) que les efforts vont être menés. Ce sont les kurdes en Irak qui sont initialement à la manœuvre en 2015, avec de nombreux revers de l’EI. Il s’agit par exemple des défaites infligées dans les villes de Kobané ou dans le gouvernorat de Hassaké (19). Si les forces démocratiques syriennes subissent des revers près de Damas par l’organisation terroriste à cette période, elle a su se redresser et mener des offensives déstabilisatrices. C’est le cas en 2017 dans les offensives afin de conquérir l’Euphrate, ce qui prive l’EI d’une ressource stratégique, l’eau, dans une région aride.
C’est ainsi que la position d’”État” voulue par l’organisation terroriste perd toute sa légitimité, son territoire représentant son axe stratégique majeur. Cela a généré des pénuries de capitaux humains, ce qui est dû à trois déterminants : les désertions, les réductions des soldes et le tarissement des approvisionnements humains étrangers.
Dès lors, l’organisation État-Islamique a perdu une majeure partie de son capital travail. En effet, la débâcle de ces dernières années a généré des fuites de cerveaux. Cela concerne des techniciens spécialisés, des agriculteurs et du personnel médical. Dans le même temps, une forte part du capital matériel a été soit vendu (besoin de ressources afin de consommer des munitions et du carburant), soit détruit (bombardements, destruction pour ne pas le rendre à la coalition), soit repris (par les combattants kurdes ou forces démocratiques syriennes). C’est ainsi que l’organisation observe rapidement un déficit budgétaire. Ses dépenses restent proportionnellement très conséquentes, liées aux consommations incompressibles de l’organisation que sont l’armement, le carburant et la nourriture. Parallèlement les ressources se sont effritées à la même vitesse qu’elles s’étaient accrues : en étant fonction croissante de l’expansion géographique. C’est cette fracture, en l’absence d’endettement possible que l’organisation État-Islamique en Irak et au Levant s’effondre peu à peu. Il n’en reste dès lors que des activités sporadiques dans des enclaves territoriales, en jouant des rivalités des acteurs en place. D’une part, la Turquie affronte les Kurdes en Irak, d’autre part les forces démocratiques syriennes sont toujours en guerre contre le régime de Bachar Al Assad. Au milieu de cela, la coalition internationale admet des fractures en cherchant à y trouver un avantage géopolitique qui est différent entre la Russie, les pays européens ou encore les États-Unis. C’est pourquoi l’organisation État-Islamique tend à se maintenir bien que “l’État” qu’elle pensait mettre en place s’est révélé être une pure fiction issue des faiblesses géopolitiques exploitées entre l’Irak et la Syrie. Dès lors, l’organisation terroriste a tenté d’ exister en agissant à l’extérieur, avec des tentatives d’appropriations de terres en Libye par exemple.
En somme, les emplois et les ressources de l’organisation État-Islamique ont fortement muté entre 2006 et nos jours. Cela a suivi les transformations structurelles et politiques de l’entité. Si initialement les ressources étaient perçues par des flux étrangers et la propriété territoriale peu présente, l’instauration d’un califat et l’expansion géographique entre 2012 et 2015 ont permis de développer une toute nouvelle forme de djihadisme salafiste. Cette transformation s’appuie en particulier sur les déséquilibres géopolitiques de l’Irak et de la Syrie. Le premier pays a subi la deuxième guerre du Golf du 20 mars 2003 au 18 décembre 2011 et n’a pas pu compter sur une réelle restructuration démocratique et un pouvoir fort, vecteur de stabilité. Le second a subi la guerre civile de 2011, consécutive au mouvement du Printemps Arabe. Les dépenses si elles admettent une forte composante militaire (armes, munitions, soldes, carburant, etc.), ont également fortement évolué. D’une part, dans la composante-même de l’armement utilisé différemment entre des assauts sur des fronts sporadiques et une guerre d’expansion. D’autre part, dans la mise en place de financements d’utilisation d’infrastructures, de dépenses de propagande et de bureaucratie, les dignitaires du mouvement profitent des levées de ressources des populations locales. Ceci est néanmoins révélateur du caractère passager d’une telle organisation. En effet, l’organisation État-Islamique n’a pu uniquement compter que sur son territoire, fragilement détenu. Par conséquent, la pérennité de l’installation territoriale du groupe ne repose que sur les faiblesses des acteurs aux alentours. L’absence d’endettement possible (le financement du terrorisme étant de plus en plus contrôlé) et les investissements à moyen-terme étant impossibles, seul le recours au court-terme a permi un tel développement, ce qui ne constitue qu’une vision sans anticipation. Comme le disait Maurice Blondel, “l’avenir ne se prévoit pas, il se prépare”. Si l’organisation a pu jouer un rôle dans les années 2010 grâce aux failles des acteurs territoriaux, il n’a pas su se préparer un réel avenir et a constitué sa propre perte par l’absence de regard économique à long-terme, conséquence de son activisme militaire outrancier.
Sources :
- Le Parisien. 18 juin 2014. “Irak : les jihadistes s’emparent de nouvelles localités au nord.” Accessible à : https://www.leparisien.fr/international/irak-les-jihadistes-lancent-l-assaut-sur-une-raffinerie-18-06-2014-3932625.php/ [consulté le 23 décembre 2020]
- Guidère M. 3 mars 2015. “Petite histoire du djihadisme”. Le Débat. No. 185 pp. 36-51.
- Encyclopédie Larousse. 2020. Califat.
- Encyclopédie Larousse. 2020. Djihadisme.
- Touret D. Géopolitique et Djihad. Accessible à : http://www.denistouret.net/geopolitique/djihad.html/ ou https://data.bnf.fr/fr/11926913/denis_touret [consulté le 15 décembre 2020]
- Jones S. G. 2014. A Persistent Threat: The Evolution of al Qa’ida and Other Salafi Jihadists, Rand Corporation.
- NYTimes, Worth R. F., Schmitt E., McNeill S. 30 juin 2014. “Paying Ransoms, Europe Bankrolls Qaeda Terror. p 1.
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