Interview réalisée par Pierre Rousseaux et relue par Marie Tirilly, Thibault Briera et Valentin Roussarie.
Site internet d’Isabelle Méjean.
Professeure à l’Ecole Polytechnique, Isabelle Méjean a reçu le Prix de la meilleure jeune économiste 2020, décerné par le journal Le Monde et le Cercle des Economistes. Dans cette interview, nous discutons de ses travaux sur les effets de la mondialisation, la concentration des chaînes de valeurs et leurs conséquences sur l’économie. Avec l’arrivée de la Covid-19, couplée au protectionnisme américain, au Brexit ou encore aux questions de concurrences européennes, le commerce international et sa réorganisation sont plus que jamais au centre des préoccupations. Nous débattons également, dans une interview supplémentaire, du rôle de l’économiste et de la recherche économique au sein de la société.
PIERRE ROUSSEAUX – Un des éléments clés de vos travaux consiste à expliquer la mondialisation par tous les phénomènes de concentration des entreprises. Justement, d’où vient cette concentration ?
ISABELLE MEJEAN – C’est un peu la question à un million d’euros, à laquelle il est impossible de répondre. Tout d’abord, il faut noter qu’on connaît très mal la réalité statistique. On a très peu de pays pour lesquels on a de bonnes données qui permettent d’étudier les phénomènes de concentration. Maintenant, pour les données que l’on a, on observe un niveau d’hétérogénéité sur les distributions de taille des entreprises avec globalement très peu d’entreprises qui sont très grosses. Pour vous donner une idée, en France, à peu près 100 entreprises sont responsables de 20% du Produit intérieur brut (PIB) marchand. C’est également vrai dans d’autres pays. Le phénomène s’est même accru aux États-Unis et c’est encore plus vrai dans les pays émergents car souvent, ils ont quelques très grandes entreprises qui ont des niveaux de contribution au PIB importants. Samsung représente 5% du PIB sud-coréen par exemple. C’est une réalité statistique qui est importante du point de vue macroéconomique.
En macroéconomie on a tendance à réfléchir en termes d’entreprises représentatives, qui interagissent avec un travailleur représentatif sur un marché du travail et un consommateur représentatif sur le marché des biens. Quand on raisonne ainsi, c’est important de garder en tête qu’on travaille sur une hypothèse de loi des grands nombres. On suppose que tout ce qui se passe à l’intérieur de cet agrégat n’est pas important parce que ça se « moyennise ». Or, quand on a de très grosses firmes, ce n’est plus le cas : c’est le sens de la littérature sur la granularité. Ce qui se passe au niveau de la distribution des 100 plus grosses entreprises ne va jamais s’équilibrer avec ce qui se passe sur le reste de la distribution, par exemple quand on considère des chocs stochastiques qui affectent les entreprises. On voit donc déjà que l’évidence empirique est importante.
D’où vient l’hétérogénéité, c’est vraiment la question à laquelle tout le monde essaie de répondre. La plupart des modèles vont mettre l’accent sur un lien assez fort entre la taille et la productivité : les bonnes entreprises productives finissent par être grandes. De ce point de vue-là, on suppose implicitement que tous les phénomènes de réallocation – quand on réalloue les parts de marchés des petites vers les grandes – apportent de l’efficacité économique. Celles qui sont bonnes gagnent. La plupart des modèles sont basés sur cette hypothèse.
Aujourd’hui, on ne discute pas tellement le fait que les grosses firmes sont productives, mais on discute beaucoup plus le fait que les phénomènes de réallocation vers ces grosses firmes bénéficient effectivement au consommateur. Le poids des entreprises « superstars » est tel que le partage de leur rente avec les consommateurs n’est plus donné, que leur incitation à investir peut être limitée.
Enfin, un certain nombre de travaux interrogent le lien entre productivité et taille parce que certaines frictions de marché peuvent amener des entreprises qui ne sont pas les meilleures à grandir. En ce moment, je travaille par exemple beaucoup sur les frictions informationnelles, le fait que, contrairement à ce qui est supposé dans la plupart des modèles, les rencontres entre acheteurs et vendeurs sur les marchés se font dans un cadre informationnel très restreint, dans lequel il est difficile de savoir qui est le « meilleur » producteur pour le bien qu’on recherche. Ces frictions sont évidemment importantes à l’international.
On parle souvent de commerce international et d’avantage comparatif. Vos travaux confirment-ils la version initiale de cette théorie des avantages comparatifs, qui serait une spécialisation au bénéfice de tous?
Il y a différents éléments dans les avantages comparatifs. Le premier, c’est que les entreprises qui sont fortes sont celles qui produisent avec un avantage comparatif là où elles produisent. Quand on regarde à une échelle très agrégée, on retrouve ce phénomène dans les données : en France, on produit des biens beaucoup plus technologiques qu’en Chine. Quand on compare des pays qui sont très différents – riches/émergents/pauvres – on voit une structure d’avantages comparatifs qui évolue exactement comme on le pense. Par exemple, la Chine est entrée dans le commerce international en exportant des biens très intensifs en travail, mais au fur et à mesure que les salaires augmentent en Chine, la Chine se reporte sur des biens plus technologiques, et les biens intensifs en travail comme le textile se mettent à être produits dans des pays plus pauvres comme le Bangladesh. La structure des avantages comparatifs ne fait pas tellement débat quand on regarde le commerce international dans cette optique. Mais il y a toute une partie du commerce international qui concerne des échanges de type intra-sectoriels : tout ce qui concerne les échanges à l’intérieur de l’Union Européenne ne s’explique pas bien par l’avantage comparatif parce que les pays européens se ressemblent beaucoup. Le premier partenaire de la France est l’Allemagne. Or, il n’y a pas de structure d’avantage comparatif très nette entre la France et l’Allemagne.
La structure de ces chaînes de valeurs est finalement assez conforme aux avantages comparatifs : les chaînes de valeur européennes sont organisées avec des étapes de production intensives en travail qui sont localisées en Europe de l’Est et des étapes intensives en capital en Europe de l’Ouest.
Isabelle Méjean
A cela s’ajoute une tendance qui a beaucoup affecté les données et le volume du commerce, c’est la fragmentation des chaînes de valeur. C’est le fait qu’aujourd’hui on produit beaucoup sous forme fragmentée et donc on échange beaucoup de biens intermédiaires. La structure de ces chaînes de valeurs est finalement assez conforme aux avantages comparatifs : les chaînes de valeur européennes sont organisées avec des étapes de production intensives en travail qui sont localisées en Europe de l’Est et des étapes intensives en capital en Europe de l’Ouest. Ces structures-là, c’est un peu le modèle basique capital vs travail mais cela va être affecté par d’autres sources qui ne sont pas dans les modèles de base, par exemple la logistique ou encore l’optimisation fiscale. Le commerce international, surtout dans certains secteurs, est très distordu par le fait qu’il existe des paradis fiscaux à l’intérieur de l’Europe.
Enfin, il y a les avantages comparatifs qu’on va appeler granulaires. Les pays ont des avantages structurels dans certains domaines. En France, nous sommes historiquement assez specialisés dans l’ automobile, la chimie, la plasturgie. En revanche, ce qui détermine la localisation de très grosses entreprises – les superstars firms – est très idiosyncratique. Qu’est-ce qui fait qu’en France on a Michelin plutôt que Bosch en Allemagne ? C’est très compliqué à expliquer. Il y a un côté assez aléatoire. Une entreprise va émerger dans un secteur – parce qu’elle va innover par exemple – et va croître jusqu’au point où ses performances vont façonner la géographie du commerce dans leur secteur. En France, ce qui fait qu’on est forts en aéronautique, c’est d’abord Airbus.
Enseigner en termes d’avantage comparatif, ça reste une bonne manière de réfléchir à la structure du commerce international. Après, quand on commence à penser sur le détail ou sur l’hétérogénéité, il y a aussi une dimension un peu idiosyncratique, et cela a des conséquences très importantes dans la structure et la dynamique du commerce international.
Isabelle Méjean
Enseigner en termes d’avantage comparatif, ça reste une bonne manière de réfléchir à la structure du commerce international. Après, quand on commence à penser sur le détail ou sur l’hétérogénéité, il y a aussi une dimension un peu idiosyncratique, et cela a des conséquences très importantes dans la structure et la dynamique du commerce international. Par exemple, le rôle de la granularité est très important pour comprendre les ajustements du commerce à un choc. Les liens des entreprises avec le reste du monde façonnent la structure des « comouvements » internationaux, la manière dont la croissance française va réagir à un choc à l’étranger.
La deuxième partie de votre question concerne l’idée que le commerce est une source d’avantages comparatifs, de spécialisation, et donc de gains à l’échange international. Pour ma part, j’ai commencé le commerce à l’époque de Krugman, où il y avait une vision idéale du commerce international comme une source de gains à l’échange avec un cadre théorique qui était quand même déjà assez clair sur ces questions-là. Le commerce international dans les modèles classiques standard, c’est Pareto-améliorant mais il y a quand même des gagnants et des perdants, et pendant longtemps on l’a ignoré. On a enseigné les modèles Heckscher-Ohlin-Samuelson et le théorème de Stolper-Samuelson, et on avait en tête l’idée que, en théorie, on peut toujours compenser les pertes des perdants par les gains des gagnants.
En pratique, la mobilité du travail n’est pas parfaite, y compris aux États-Unis où on pensait qu’il y avait une très forte flexibilité du marché du travail.
Isabelle Méjean
Or, quand on a des phénomènes de modifications très rapides de la structure des échanges, quand le commerce international bouge très vite, comme ça a été le cas au moment de l’ouverture de la Chine au commerce international, les perdants sont encore plus perdants. La réallocation nécessaire pour que les gains au commerce se matérialisent prend du temps : les travailleurs qui se retrouvent au chômage du fait de la concurrence de produits importés doivent se former pour trouver du travail ailleurs, dans les entreprises en croissance. Dans les modèles de commerce, le travail se réalloue très facilement. En pratique, la mobilité du travail n’est pas parfaite, y compris aux États-Unis où on pensait qu’il y avait une très forte flexibilité du marché du travail. Lorsqu’on perd son travail dans l’industrie textile, c’est difficile de changer de métier, en particulier quand on est déjà en milieu de carrière. Les réallocations qui sont très présentes dans les modèles de commerce international ne se concrétisent donc pas : beaucoup de gens perdent leur travail et mettent longtemps à en retrouver un, voire n’en retrouvent pas. Ce problème-là clairement était largement négligé. Aujourd’hui il y a beaucoup d’évidences empiriques, donc on a une conscience très forte que les coûts sont importants. Les gains sont très fortement partagés, tout le monde en bénéficie, mais les pertes sont très concentrées.
Le deuxième élément est qu’avec la mobilité du capital et les éléments liés à la fiscalité internationale, taxer les gagnants est devenu de plus en plus difficile. Les entreprises qui participent massivement au commerce international participent massivement à l’évitement fiscal. On a donc un problème qui a été très largement négligé car cette technologie d’optimisation fiscale n’existait pas il y a 20 ans. On est alors devant une réalité statistique qui oblige à se reposer des questions : Quelles sont les solutions ? Comment penser la politique industrielle dans notre monde ?
Le problème de l’évitement fiscal – qui n’est pas mon sujet de recherche – devrait être une priorité européenne, et c’est un énorme échec européen. Avoir des paradis fiscaux qui ont un droit de veto sur toutes les décisions au sein de l’Union Européenne est un problème majeur.
Encore une fois, c’est un peu en dehors de mon champ de connaissance mais on peut regarder les travaux de Gabriel Zucman par exemple, qui suggèrent qu’il existe tout de même des moyens. La production, elle, n’est pas aussi mobile que les profits, et il y a quand même des endroits où il est bénéfique de produire parce qu’il y a des consommateurs. Les entreprises ont donc des incitations à avoir accès aux marchés des pays riches ou des grands pays en termes de taille de marché. Ces pays ont donc un pouvoir de négociation : Allemagne et France ne sont pas complètement désarmées car ce sont des marchés qui restent attractifs. Dans les négociations, on devrait avoir du poids. Après, la pratique diplomatique est évidemment plus complexe mais quand on écoute les politiques sur ces sujets, il n’est pas évident que ces questions soient particulièrement prioritaires.
Vous parlez souvent du partage des risques. Voit-on aujourd’hui une diminution de ce partage des risques ou une meilleure répartition dans la chaîne de valeur entre les pays ?
Ce qu’on gagne en diversification des risques de demande va être en partie compensé par le fait qu’on va avoir une structure de production qui est plus risquée car elle est plus concentrée et donc plus exposée à des risques sectoriels
Isabelle Méjean
Les questions de risque ne sont pas tellement présentes en commerce international mais sont très présentes en macroéconomie internationale. Si vous regardez les modèles canoniques en macroéconomie internationale, il y a un bénéfice du commerce international que l’on ne mentionne pas souvent qui concerne le partage des risques entre les pays. Globalement ce que montrent les modèles canoniques est que dans une économie en autarcie, les consommateurs vont être exposés uniquement au risque d’offre domestique : il vont acheter des actions des entreprises domestiques et ça les expose complètement aux risques encourus par les entreprises domestiques. L’ouverture au commerce international, c’est aussi une manière de diversifier les risques pour le consommateur puisqu’il va avoir accès à des assets financiers de tous les pays du monde : on parle de risk-sharing sur les portefeuilles d’actifs. Pour les entreprises, il y a aussi du risk-sharing dans le sens ou une entreprise qui vend sur deux marchés s’expose à des risques de demande sur les deux marchés. Cela donne donc des opportunités de diversification des risques.
Dans les modèles standards en termes de risk-sharing, le commerce international permet d’avoir une meilleure diversification des risques puisque cela expose à des risques originaires de différents pays. Le pendant à cela, c’est que le commerce international va conduire à beaucoup plus de spécialisation, donc on va avoir tendance à concentrer sa production sur un nombre limité de secteurs. Ce qu’on gagne en diversification des risques de demande va être en partie compensé par le fait qu’on va avoir une structure de production qui est plus risquée car elle est plus concentrée et donc plus exposée à des risques sectoriels
Ce que je montre dans mes travaux c’est qu’on a des niveaux de concentration de l’offre qui sont très élevés, et on a donc des économies qui se retrouvent très fortement exposées à ce qui se passe dans très peu d’entreprises.
Isabelle Méjean
Par exemple, en ce moment avec la Covid-19, on voit que la France est en difficulté, parce que nous sommes spécialisés en tourisme et en aéronautique, et ce sont les deux secteurs les plus impactés par la crise. Si on avait une structure de production plus diversifiée, on aurait un impact moins fort sur l’économie française. Il y a donc tout un débat en économie pour savoir si on gagne sur la demande ou si on perd sur la concentration.
Ce que je montre dans mes travaux c’est qu’on a des niveaux de concentration de l’offre qui sont très élevés, et on a donc des économies qui se retrouvent très fortement exposées à ce qui se passe dans très peu d’entreprises. Par exemple, s’il y a un problème chez Peugeot ou chez Airbus, cela aura un impact macroéconomique très important, et ce d’autant plus que ces entreprises elles-mêmes ne sont pas tellement diversifiées. On pourrait toutefois penser que plus on est gros, plus on diversifie les risques à l’intérieur parce qu’on a tendance à produire et vendre dans différents pays, or on voit dans les données que ce n’est pas le cas. Les entreprises n’ont pas un portefeuille de clients si diversifié, elles ont tendance à avoir un ou deux gros clients et sont dans des chaînes de valeur extrêmement concentrées. Elles ont des fournisseurs exclusifs à chaque point de la structure de la chaîne de valeur, ce qui rend ces chaînes de production très mauvaises en termes de diversification des risques. De plus, elles ont souvent un côté réseau, et c’est un peu une catastrophe du point de vue du risk-sharing. Dès qu’il y a un problème à un point de la chaîne, ça se répercute sur le reste de la chaîne. Les très grosses entreprises qui produisent dans les chaînes de valeur ont atteint des modes de production et des niveaux de concentration de la production qui impliquent énormément de risque par rapport à la vision un peu idyllique qu’on a du partage du risque dans le commerce international.
Existe-t-il encore des absorptions d’entreprises, compte tenu de la fragilité des chaînes de valeur ?
Dans le cas de la pandémie, on a eu un choc énorme qui a complètement désorganisé l’économie mondiale et malgré cela on a réussi à produire beaucoup mieux que ce qu’on aurait pu imaginer.
Isabelle Méjean
En termes de diversification des risques, le pire que l’on puisse faire est la production à flux tendu car il n’y a pas de stocks, pas de diversification dans les approvisionnements, tout est basé sur des contrats d’exclusivité. Après, si vous regardez le Covid, peut-être que l’on peut être un peu optimiste car les mêmes entreprises qui ont des modes de production très concentrées semblent également avoir une forme de flexibilité qui n’existe pas du tout dans d’autres parties de l’économie. Dans le cas de la pandémie, on a eu un choc énorme qui a complètement désorganisé l’économie mondiale et malgré cela on a réussi à produire beaucoup mieux que ce qu’on aurait pu imaginer. J’insiste là-dessus, car lorsque je parle aux journalistes, on a l’impression que la Covid a été une catastrophe, que tout s’est arrêté. C’est évidemment une catastrophe mais étant donnée l’ampleur de la catastrophe, finalement, le commerce international ne s’en est pas trop mal sorti. Pour l’instant, le PIB a plus décru que le commerce international.
Si on regarde les masques, on a été en pénurie deux ou trois semaines et depuis fin mars on importe massivement du masque de Chine. On en produit un peu plus qu’avant et les réseaux d’approvisionnement n’ont pas si mal marché alors que le fonctionnement normal du commerce international est composé de flux qui sont très optimisés, notamment en termes de logistique internationale. C’est un niveau d’optimisation qui est impressionnant, et là on a un choc majeur qui a tout désorganisé et on arrive quand même à envoyer des avions remplis. Ça ne veut pas dire que tout est rose, mais on a beau être face à un événement catastrophique comme une pandémie, on arrive quand même à échanger et je pense que ça doit être noté.
D’autant plus que la particularité de la pandémie est qu’elle a touché l’ensemble des pays en même temps…
En effet, c’est le pire scénario qu’on aurait pu envisager. On me dit souvent « Les entreprises ne se rendent pas compte du risque qu’elles font courir ». Ce n’est pas vrai, les grosses entreprises ont des départements d’analyse du risque qui sont très importants. Un certain nombre de métiers ont été créés dans le domaine de l’analyse des chaînes d’approvisionnement qui utilisent des outils quantitatifs très sophistiqués. Les firmes ont une vision du risque qui est très précise. Ce qui est plus compliqué, c’est d’évaluer le risque sur l’ensemble de la chaîne de production car ces chaînes sont de plus en plus complexes.
L’Europe se porte-t-elle mieux que le reste du monde en matière de concurrence et de granularité ?
Je pense que cette politique de la concurrence est une force car la mondialisation pousse à la concentration et donc au pouvoir de monopole.
Isabelle Méjean
C’est difficile à dire. Certains, comme Thomas Philippon, le pensent, notamment parce que l’Union Européenne s’est construite autour de la politique de la concurrence. À Bruxelles, la Direction Générale de la Compétition est une administration de l’Union Européenne qui est très puissante et il y a un très fort consensus européen sur les questions de concurrence. Aujourd’hui, cela devient une grande question car tous les pays veulent faire de la politique industrielle, octroyer des subventions aux entreprises, autant de politiques qui sont très fortement encadrées par le droit européen. Je pense que cette politique de la concurrence est une force car la mondialisation pousse à la concentration et donc au pouvoir de monopole.
Après ce sont aussi des choses qu’on ne connaît pas aussi bien qu’on voudrait, notamment car on connaît très peu de choses sur les activités de lobbying des grandes entreprises ou secteurs et de leur poids dans le processus de décisions européennes. C’est différent aux Etats-Unis où on connaît beaucoup mieux la manière dont les entreprises subventionnent des candidats ou des partis, ce qui permet d’étudier statistiquement l’impact sur les décisions publiques.
Comment peut-on expliquer que des pays, comme l’Allemagne, soient plus solides dans la chaîne de valeur en Europe ?
C’est une question vraiment très difficile. On a toujours envie de faire la comparaison avec l’Allemagne. Le problème principal de l’Allemagne c’est qu’ils ne donnent pas accès à beaucoup de données donc pour moi qui utilise la donnée micro comme matière première, c’est un peu frustrant. C’est très différent dans d’autres pays comme la France, le Danemark ou la Suède qui donnent beaucoup d’accès et pour lesquels on connaît bien la structure productive.
Quand on pense au commerce international, on sait que ce sont vraiment les très grosses entreprises qui sy arrivent. Se posent alors deux questions :
- Comment fait-on des champions nationaux et internationaux ? On a essayé et on a réussi avec Airbus par exemple. Cela repose beaucoup sur des entreprises européennes, parce qu’il y a une question de taille de marchés.
- Comment arrive-t-on à avoir des entreprises plus petites qui développent leur marché de manière plus importante ? Cela demande d’être vigilant sur les questions de concurrence, que les grosses laissent la place aux petites. Et cela nécessite de faire attention aux questions de frictions informationnelles que je mentionnais plus tôt : comment fait-on en sorte que les entreprises arrivent à rencontrer leurs clients ?
Quel effet le Brexit aura-t-il sur les chaînes de valeur ?
Dans ce sens, le Brexit est un peu le choc d’incertitude parfait : c’est très long, on ne sait toujours pas complètement ce qui va se passer et ça affecte les relations commerciales entre deux zones très intégrées.
Isabelle Méjean
J’ai été amené à travailler sur le Brexit pour mes travaux sur l’incertitude. Pourquoi l’incertitude a-t-elle un impact sur l’économie ? Il existe toute une littérature à la suite des théories de Dixit-Pindyck sur l’investissement. L’idée est qu’un choc d’incertitude peut avoir un impact réel sur l’économie car on n’a pas envie d’investir sur le long terme dans des périodes où il y a beaucoup d’incertitude. Ces problèmes ont une résonnance particulière en commerce international parce que participer aux marchés mondiaux nécessite des investissements importants. Ces problèmes d’incertitude sont particulièrement importants dans les marchés non liquides, imparfaits, où il y a des relationship-specific-investments. Former une relation dans une chaîne de valeur c’est un investissement colossal sur beaucoup d’années et c’est très compliqué à faire quand il y a beaucoup d’incertitude.
Dans ce sens, le Brexit est un peu le choc d’incertitude parfait : c’est très long, on ne sait toujours pas complètement ce qui va se passer et ça affecte les relations commerciales entre deux zones très intégrées. Il va y avoir des effets à long terme. Presque tous les économistes prévoient un impact très négatif pour le Royaume-Uni comme pour l’Union Européenne. Ce qui est d’ailleurs assez intéressant, c’est que le Brexit est une période sans fin d’incertitude. Il ne se passe rien mais ça a quand même des effets. Statistiquement on voit des effets dès le référendum sur le Brexit : une baisse de l’investissement, du commerce, moins de nouveaux liens de commerce. En revanche, dans toutes les relations existantes, il ne se passe pas grand-chose jusque fin 2020. Les entreprises qui ont leur fournisseur ou leur client en Angleterre ne font rien. On sait que dès janvier, il va y avoir des barrières non tarifaires, des contrôles à l’entrée, même si les contrôles douaniers sont au final facilités à l’entrée du Royaume-Uni. A plus long terme, les légilsations vont diverger, ce qui va compliquer grandement les choses pour les entreprises qui font du commerce avec le Royaume-Uni.
Dans le cadre des chaînes de valeur, un des grands points d’interrogation concerne par exemple les règles d’origine.
Isabelle Méjean
Le meilleur deal possible dans ce contexte, c’est l’accord de libre-échange. Or, un accord de libre-échange, ça ne signifie pas que ce sera aussi facile d’échanger que si le pays était dans l’Union Européenne. Pas de tarifs douaniers ne signifie pas absence de coûts à l’échange. Dans le cadre des chaînes de valeur, un des grands points d’interrogation concerne par exemple les règles d’origine. Quand on est dans une union douanière, on doit prouver que le bien qu’on exporte à un tarif nul a bien été produit dans le pays. Le Royaume-Uni va donc devoir prouver que les produits qu’il exporte en France sont des produits britanniques. Et ça, c’est compliqué car il n’y a pas de produits purement anglais, tout est un peu anglais et un peu du reste du monde. Quel est le niveau de valeur ajoutée britannique qui va permettre d’être éligible à l’accord de libre-échange ? Ce sont des détails qui peuvent paraître purement techniques mais ça va être très important et ça va toucher les entreprises, parce que c’est beaucoup de formalités supplémentaires.
Toujours au niveau européen, on entend souvent les politiques et notamment les populistes qui agitent le drapeau de la relocalisation. Faudrait-il tout relocaliser ou davantage cibler selon la chaîne de valeur spécifique ? Peut-on imaginer une solution ?
La relocalisation c’est toujours ciblé. La question est comment cible-t-on, que choisit-on comme cible ?
Isabelle Méjean
Tout relocaliser n’est pas possible. Produire tout en autarcie est impossible, nos plus gros déficits commerciaux sont sur le pétrole et les minéraux. La relocalisation c’est toujours ciblé. La question est comment cible-t-on, que choisit-on comme cible ? Cela dépend beaucoup de ce que l’on cherche, il n’y a pas de réponse miracle. C’est ce que j’essaie d’expliquer quand on parle de relocalisation : c’est un mot qui paraît magique mais tout est dans le ciblage, et ce ciblage dépend beaucoup des objectifs que l’on cherche à atteindre.
Si vous prenez le plan de relance, il y a un milliard d’euros en France pour la relocalisation. Dans ce milliard d’euros, 600 millions serviront pour la souveraineté économique et 400 millions pour le développement des territoires. 600 millions pour la souveraineté économique, cela veut dire que l’on va subventionner la production dans des secteurs particuliers : la médecine, l’agro-alimentaire, l’électronique, c’est-à-dire des choses qui aujourd’hui sont faites massivement à l’étranger, notamment en Chine. On va donc subventionner des choses plus chères pour avoir une indépendance nationale. Parce qu’on juge que la souveraineté sur ces secteurs-là est très importante. Et il y a 400 millions qui sont fléchés vers le développement des territoires. Ce que je comprends c’est que cela vise les inégalités : le fait que la mondialisation a fait des gagnants et des perdants. Les perdants sont les territoires industriels qui ont été désindustrialisés. Aujourd’hui, on offre de l’argent pour réindustrialiser ces territoires. On fait de l’aménagement du territoire et de la politique de soutien à l’emploi en subventionnant de la production industrielle dans ces territoires. Une fois qu’on a dit ça, la question est : tous les emplois se valent-ils et peut-on subventionner n’importe quoi ? Ou bien, veut-on subventionner des activités qui ont des chances d’être rentables un jour, et dans ce cas quelles sont-elles ?
La transition écologique est par exemple un très bon investissement a priori.
Isabelle Méjean
La transition écologique est par exemple un très bon investissement a priori. Elle permet d’atteindre des objectifs climatiques aujourd’hui et dans le futur ce sont des activités qui vont probablement générer beaucoup d’emplois car nous ne sommes pas les seuls à nous tourner vers les questions environnementales. Ce qu’on va développer aujourd’hui va permettre de constituer des parts de marché à l’international demain.
On peut aussi bien sûr développer ce que l’on sait déjà faire, ne pas partir de rien. Pour créer un cluster d’activités à partir de rien, il faut vraiment injecter beaucoup d’argent. Or, si on ne met pas beaucoup d’argent, c’est parce que dans l’Union Européenne, on ne peut pas non plus verser des subventions. Si c’est pour des projets plus ciblés, dans ce cas il vaut mieux essayer de cibler des pôles d’activités où on a déjà des activités qui marchent bien. On part de l’existant : la chimie, le plastique, ce sont des activités où il y a beaucoup de contenus technologiques et donc beaucoup d’avantages comparatifs. Mais cela n’est pas de la relocalisation au sens strict.
Au niveau mondial, relocaliser serait aussi pénaliser des pays qui n’ont pas encore eu accès au marché mondial, pour lesquels les délocalisations constituent un potentiel de croissance énorme ?
La fragmentation des chaînes de valeur internationale bénéficie fortement aux pays émergents : il est plus facile de s’insérer dans une chaîne de valeur que de s’insérer dans le commerce traditionnel avec les avantages comparatifs.
Isabelle Méjean
Je pense que le protectionnisme sera coûteux pour les pays qui vont se protéger car les prix vont augmenter ce qui impactera le pouvoir d’achat. Mais cela sera aussi coûteux pour les pays exclus de la globalisation. La fragmentation des chaînes de valeur internationale bénéficie fortement aux pays émergents : il est plus facile de s’insérer dans une chaîne de valeur que de s’insérer dans le commerce traditionnel avec les avantages comparatifs. En effet, on peut rentrer par un petit morceau. Par ailleurs, les chaînes de valeur mondiales génèrent plus de transfert technologique. La partie du commerce qui s’est développée autour des chaînes de valeur a généré beaucoup de croissance dans les pays qui ont réussi à participer, mais cela reste très concentré. L’Afrique ne participe pas aux chaînes de valeur, et même en Asie il n’y a pas tant de pays que cela qui ont réussi à s’insérer. Pour les pays qui s’insèrent, en termes de croissance, les résultats sont très importants.
Je pense qu’améliorer la compétitivité française, réfléchir à la désindustrialisation est important, ce sont de vrais problèmes. Je ne pense pas qu’on ait l’instrument miracle, et je ne pense pas non plus que l’instrument miracle soit de subventionner, car les subventions sont difficiles à cibler correctement.
Isabelle Méjean
La banque mondiale est très inquiète sur ces questions de protectionnisme car cela part beaucoup des pays riches mais le coût majeur sera porté par les pays pauvres. Pour nous, d’une certaine manière, ce n’est pas très embêtant à partir du moment où notre commerce international est à 60% intra-européen, et à ce stade je n’ai pas l’impression qu’il y ait des tensions protectionnistes très fortes à l’intérieur de l’Union Européenne. C’est d’ailleurs paradoxal car le déficit commercial de la France est un problème intra-européen mais on n’en discute pas tellement. On parle uniquement de la Chine, qui en termes de croissance, a certes explosé, mais reste assez petite dans notre commerce international. Aujourd’hui, en Europe, les tensions se font beaucoup vis-à-vis du reste du monde car personne n’a envie de remettre en cause le marché unique, et je pense que c’est très bien. Mais cela veut dire que même si on arrivait à des tensions protectionnistes importantes, il y a quand même 60% de notre commerce extérieur qui ne sera pas touché parce qu’il se fait à l’intérieur de l’Union Européenne. D’une certaine manière pour nous le Brexit est plus embêtant que les problèmes de tensions commerciales avec la Chine ou les États-Unis.
Tout cela est une question politique et je ne pense pas qu’on sache très bien faire de la politique industrielle ciblée. Je pense qu’améliorer la compétitivité française, réfléchir à la désindustrialisation est important, ce sont de vrais problèmes. Je ne pense pas qu’on ait l’instrument miracle, et je ne pense pas non plus que l’instrument miracle soit de subventionner, car les subventions sont difficiles à cibler correctement. S’il y a quelque chose à faire, ce serait de mettre massivement de l’argent dans la Recherche et le Développement, et ce n’est pas ce qui a été choisi.
Brexit, Covid, guerre des prix, tensions entre la Chine et les États-Unis et l’Europe : comment imaginez-vous la recomposition des chaînes de valeur à l’avenir ?
Je pense que les chaînes de valeur ne vont pas tellement changer. Comme ce sont des investissements massifs, ça ne change pas du jour au lendemain. Le risque du protectionnisme reste très important, c’est un risque majeur et il ne faut pas trop se laisser embarquer là-dedans. Avec l’arrivée au pouvoir de Joe Biden, ça va sans doute aller un peu mieux : on va rentrer dans une politique plus multilatérale. Après je trouve que l’Union Européenne ne joue pas tellement son rôle de puissance économique et commerciale. Au niveau du commerce international, c’est l’une des très grandes puissances, et je pense qu’il faut jouer beaucoup plus la carte du multilatéralisme, et qu’il faut porter un discours beaucoup plus fort. Je suis tout à fait convaincu que l’Union Européenne devrait porter un discours où les questions de politique commerciale devraient être systématiquement mises en relation avec les questions environnementales. Tout le monde pense qu’il y a un problème majeur, celui de la transition écologique, et finalement on ne sait pas comment on va s’en sortir. L’Union Européenne est un peu en avance, et devrait être beaucoup plus proactive là-dessus. Parler vraiment d’une voix unique et notamment associer les questions de négociations commerciales avec les négociations environnementales.
On dit souvent que « c’est impossible », que « c’est compliqué » mais au final on ne fait pas grand-chose. Le marché du carbone européen, il existe et il faut l’étendre. Mettre des taxes CO2 aux frontières de l’Union Européenne, c’est compliqué techniquement mais c’est possible et ça vaut le coût.
Isabelle Méjean
On dit souvent que « c’est impossible », que « c’est compliqué » mais au final on ne fait pas grand-chose. Le marché du carbone européen, il existe et il faut l’étendre. Mettre des taxes CO2 aux frontières de l’Union Européenne, c’est compliqué techniquement mais c’est possible et ça vaut le coût. Il y a un consensus mais il ne se passe rien parce qu’on s’arrête sur des détails. Par exemple pour une entreprise, c’est compliqué de savoir quel est son bilan carbone. C’est vrai, mais dans ce cas-là, ce qu’on peut faire, c’est de calculer une empreinte carbone moyenne, et on sait le faire, on a des tables entrées-sorties du contenu en CO2. En moyenne, on calcule qu’une entreprise qui importe de la métallurgie importe tant de CO2. Et si l’entreprise dit qu’elle émet moins de CO2 que ça, la charge de la preuve est à l’entreprise. On applique par défaut un niveau qu’on arrive à estimer. C’est une très mauvaise estimation, on le sait ; mais dans ce cas les entreprises montrent qu’elles importent moins de CO2. C’est coûteux pour les entreprises mais ça ne pose pas tellement de problèmes de compétitivité parce que les entreprises européennes, leur marché est européen et donc leurs concurrents sont européens. À partir du moment où on traite tout le monde pareil, la compétitivité est préservée.
C’est là ou votre approche de l’économie, non pas en analysant un agent représentatif, mais en approchant la macroéconomie par l’analyse microéconomique peut être très avantageuse par les données micro.
C’est vrai que moi j’ai l’habitude de prendre le prisme de la microéconomie et donc la microéconomie ce sont des entreprises qui ne vont jamais s’engager dans la transition écologique parce que c’est coûteux. D’un autre côté, on sent bien que les consommateurs ont une volonté de consommer plus écologique. Est-ce que ça va s’associer avec des comportements effectifs quand on verra que ça signifie payer plus cher pour des choses qu’on a eu l’habitude de consommer couramment comme le transport international ou même l’essence ? Pour l’instant, il y a une demande et on ne répond pas à cette demande. On dit que l’on va produire local mais ça ne veut absolument rien dire. On ne sait absolument pas si produire local ça veut dire écologique. Si les gens veulent consommer plus écologique, à la place du nutri-score, on met un tampon qui dit ce qu’ils consomment en CO2. Le but de la taxation et du marché du carbone, c’est de donner au consommateur le moyen de savoir ce qu’il achète.
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