Comment allier neutralité carbone et énergies ? Une analyse des différents scénarios possibles basé sur le rapport du Réseau de Transport d’Electricité (RTE)
“Le changement climatique est réel, et c’est vraiment pas cool.” Cette affirmation n’a plus grand-chose de révolutionnaire, et encore moins de subversif. En revanche, la manière d’y répondre peut l’être. Dire que le changement climatique c’est pas cool est-ce que ça implique qu’on veuille, ou qu’on doive, l’empêcher ? Et si oui, comment faire ? Et combien ça va coûter ? In fine, ce serait peut-être plus simple de juste laisser faire non ?
Partons du principe que oui, collectivement, nous soyons prêts à remplir notre part pour lutter contre les changements climatiques. Notre objectif : atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 (de préférence avant, mais essayons déjà d’atteindre cet objectif-là). Il reste tout un tas de questions auxquelles il faut répondre : avec quelles énergies on y arrive ? Dans combien de temps ? Qu’est-ce que ça représente en termes de consommation ?
Heureusement pour nous, beaucoup d’éléments de réponse ont été apportés fin Octobre par le Réseau de Transport d’Electricité (RTE) lors de la publication de leur dernier rapport « Futurs énergétiques 2050 ». Regardons ensemble ce qu’il peut nous apprendre ; les fêtes de Noël approchant, ça peut toujours servir à table.
D’abord quelques éléments de contexte. Ce rapport est en préparation depuis 2 ans, et est basé sur 4000 contributions et de nombreux entretiens des auteurs avec des acteurs spécialisés du domaine (industriels, économistes, ingénieurs…) avec un objectif en tête : à quoi ressemblera le réseau électrique français en 2050 si la France abandonne les énergies fossiles ? Aujourd’hui le débat fait rage entre les défenseurs des énergies renouvelables (EnR) et ceux de l’énergie nucléaire. RTE a fait le choix (sage pour l’auteur de ces lignes) d’étudier la faisabilité du 100% EnR – les scénarios M – ou de les mixer avec du nucléaire – scénarios N.
Ces scénarios portant sur le mix énergétique, ils doivent être appliqués à une trajectoire de consommation. Le rapport RTE est basé sur les prévisions de consommation établies dans la Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC) : une baisse de la consommation finale d’énergie d’environ 40%, passant de 1600 TWh aujourd’hui à 930 TWh à l’horizon 2050, ainsi qu’une hausse importante de la part de l’électricité et de la biomasse dans la demande énergétique totale.
La présentation étant faite, let’s dive in.
Les scénarios EnR/M
Puisqu’on vise à chaque fois 100% d’EnR en 2050, qu’est-ce qui change entre ces trois scénarios ? Concrètement, il y a deux points de clivage qui amènent à ces trois scénarios :
- La place du nucléaire historique
- Le mode de production des EnR
En effet, dans le scénario M0, la France est complètement sortie du nucléaire en 2050, tandis que les scénarios M1 et M23 conservent les centrales encore censées être en activité à cette date. Entre eux, la différence se fait sur le mode de production des ENR. Dans un cas, la production est décentralisée, diffuse, et repose majoritairement sur la technologie photovoltaïque (M1). Dans l’autre toutes les filières renouvelables sont développées, en particulier les grands parcs éoliens terrestres et en mer (M23).
La différence entre modes de production des EnR implique des besoins différents en termes de flexibilité. En effet, les énergies solaires et éoliennes sont par nature intermittentes et non-pilotables. En d’autres termes, le soleil ne brille pas en permanence, le vent ne souffle pas toujours et, surtout, pas forcément lorsque les gens ont besoin d’énergie. Il faut pourtant, dans ces cas-là, être capables de répondre à la demande !
Selon le scénario choisi, les besoins de flexibilité vont donc diverger. Dans le scénario M0, l’absence de production nucléaire en 2050 implique une quantité de batteries et de centrales thermiques décarbonées (biomasse, hydrogène…) beaucoup plus importante que dans les scénarios M1 et M23. La différence est importante également entre M1 et M23 : l’intermittence de l’énergie solaire est plus importante que celle, par exemple, de l’éolien maritime. Le besoin en batterie est donc plus important, mais la capacité à flexibiliser la demande (privilégier un usage sur un autre, les ménages sur l’industrie par exemple) également !
Les scénarios EnR + Nucléaire
Dans chacun des scénarios étudiés, la part du nucléaire est plus importante, du fait du rythme de construction des réacteurs, de leur type ou de la politique employée mise en œuvre vis-à-vis des réacteurs plus anciens.
Dans le scénario N1, l’ambition est de construire une paire de nouveaux réacteurs tous les 5 ans à partir de 2035 en développant massivement les EnR en parallèle. Le scénario N2 est similaire, si ce n’est que le rythme de construction des nouveaux EPR est de 2 tous les 3 ans. Là aussi, la filière renouvelable doit se développer massivement, mais moins que dans le scénario N1. Enfin le scénario N23 est le plus intensif en nucléaire : prolongation de la vie de tous les réacteurs existants – dont quelques-uns au-delà de 60 ans -, même rythme de construction que dans N2 mais avec le développement en plus de réacteurs SMR. Ce scénario conduirait à une répartition à 50/50 du nucléaire et des EnR dans le mix électrique (contre respectivement 26 et 36% dans N1 et N2).
L’importance de la part d’électricité issue de la production nucléaire, une énergie non-intermittente et pilotable, réduit de beaucoup les besoins en flexibilité par rapport aux scénarios 100% EnR.
Un léger avantage économique au nucléaire…
Puisque tous ces différents mix ont pour objectif de répondre à une demande de référence de 930 TWh, le choix entre les différents scénarios doit se porter ailleurs. Par exemple, sur le prix et la performance environnementale.
Heureusement pour nous, RTE a procédé à une estimation des coûts annualisés de chacun des scénarios. Elle prend systématiquement en compte tous les éléments permettant de réaliser une analyse en cycle de vie : coûts d’investissement, de production, d’acheminement, de flexibilité ainsi que de démantèlement. Cette analyse nous informe que les scénarios avec nucléaire sont moins coûteux que les scénarios 100% EnR – jusqu’à 30% moins chers pour l’écart le plus important (M1 et N03).
Cet avantage économique au nucléaire se retrouve dans les tests de sensibilité réalisés par RTE. En effet, en comparant les scénarios M23 et N2, le seul cas de figure où M23 coûtait in fine moins cher que N2 était lorsque le coût du nouveau nucléaire était extrêmement cher (ex : si toutes les constructions explosent leur budget comme Flamanville) et que celui de toutes les technologies renouvelables est faible. Dans tous les autres cas de figure, le nucléaire revient moins cher. Cette différence tient à la fois des caractéristiques intrinsèques de chacune de ces technologies et de la capacité de production industrielle française, déjà rôdée au nucléaire malgré une perte d’expertise depuis les années 80.
… mais la question énergétique dépasse le seul problème des coûts
Toutefois, il ne faut pas résumer la question énergétique à la seule problématique du coût économique. D’autres facteurs peuvent et doivent rentrer en jeu. Le premier d’entre eux est l’impact de chacun de ces scénarios en matière d’émissions de gaz à effet de serre. Le nucléaire comme les EnR ont une empreinte carbone très faible, bien plus faible que les autres énergies disponibles. D’après RTE, les émissions en cycle de vie (de l’extraction des ressources au démantèlement des installations) du système électrique français produirait entre 10,9 et 6,8 Mt CO2 eq (M0 et N03). C’est bien moins que les 25,7 Mt que notre système électrique génère aujourd’hui. De plus, l’un des arguments en faveur du maintien du nucléaire est qu’il permet d’éviter une quantité importante d’émissions d’ici à 2050. En effet, sans réduction effective de la demande d’énergie, le déficit de production des EnR et l’absence de nucléaire après 2030 implique la consommation d’énergie thermique (gaz…) en remplacement. Le différentiel entre le scénario N03 (aucune fermeture en 2030) et le scénario M0 (6 réacteurs fermés en 2030) est de 9 Mt CO2 eq pour l’Europe occidentale.
D’autres éléments doivent être pris en compte, comme la facilité d’approvisionnement en ressources minérales. De nombreuses ressources nécessaires à la transition énergétiques (cuivre, cobalt, lithium…) présentent un risque de criticité, soit de par leur localisation géographique, soit du fait des hausses de demande qu’ils vont connaître. Cela pose un certain nombre de limites sur les batteries à utiliser dans les scénarios 100% EnR, ou sur les usages (des scénarios 100% EnR tendent à imposer structurellement une sobriété de consommation électrique).
La production d’énergie nucléaire a, de son côté, des soucis spécifiques : ceux du recyclage des déchets et de la sécurité. Si la filière française exploite au maximum le minerai d’uranium en le recyclant, une partie des déchets en fin de cycle doivent être traités. Le projet d’enfouissement CIGEO est là pour absorber ces déchets, et sera en mesure de le faire même en cas de relance forte du nucléaire. Même si la sûreté du site a été pensée pour le temps (très) long, le risque d’accident et de contamination radioactive sont des arguments importants des opposants au développement du nucléaire. Le risque d’accident est également souvent évoqué : et si on perd le contrôle ? Si Tchernobyl se passait en France ? Bien qu’il soit faible, il existe. Et le changement climatique peut avoir un impact déterminant : les centrales nucléaires ayant besoin d’eau pour refroidir les réacteurs, la baisse du niveau des rivières ou, à l’inverse, des crues ou inondations pourraient être à l’origine d’accidents destructeurs.
Enfin, le dernier critère de choix est celui du pari technologique. Les technologies requises pour cette transition ne sont pas toutes disponibles à grande échelle aujourd’hui. Choisir l’un ou l’autre des scénarios implique donc de faire des paris technologiques. Ceux-ci sont nombreux pour les scénarios 100% EnR : déploiement massif, mise à l’échelle de la production de batteries, transformation du réseau… mais importants aussi dans les scénarios intégrant du nucléaire (notamment sur la prolongation de la vie des réacteur existants au-delà des 60 ans.
Faire le bon choix
Au final, les enseignements du rapport RTE peuvent être synthétisés comme suit :
- Le déploiement massif des énergies renouvelables est indispensable à l’atteinte de la neutralité carbone en 2050 ;
- Cette neutralité carbone est plus simple (moins chère et moins de paris technologiques) à atteindre en construisant de nouveaux réacteurs nucléaires ;
- Quelque soit le scénario retenu, il implique une transformation des usages, des investissements dans l’efficacité énergétique et l’électrification, ainsi que la mise en place de mesures de sobriété.
Cependant, au-delà d’une simple analyse coût-efficacité, ces différents scénarios représentent des choix de société différents pour l’avenir. On l’a peu mentionné, mais le rapport présentait brièvement deux scénarios de consommation alternatifs : un de sobriété et un de réindustrialisation de la France. Dans le premier cas, la baisse de la consommation cible rend la perspective d’un mix 100% EnR moins compliquée à atteindre. A l’inverse, le choix de la réindustrialisation ne peut pas, réalistiquement, se faire sans nucléaire.
Les défenseurs des EnR revendiquent souvent l’avantage du caractère diffus et décentralisé de la production, synonyme d’un meilleur contrôle démocratique sur les moyens de production. Cette vision décentralisée, bien que plus chère, est vue comme une garantie d’autonomie qui peut justifier un coût supplémentaire.
A l’inverse, investir dans le nucléaire est le meilleur moyen de réduire au minimum les efforts de transformation de la société. En apportant une énergie abondante, peu chère et décarbonée, le choix du nucléaire peut être vu comme celui du statu quo et du moindre changement. Si ce choix peut se justifier du point de vue climatique, l’absence de remise en question profonde du système économique pourrait ne pas empêcher les autres crises écologiques : pollution, surconsommation, effondrement de la biodiversité et des terres agricoles…
Le rapport de RTE a l’avantage de nous informer sur différents futurs possibles pour le système électrique français. Le choix de la voie à emprunter, lui, nous revient.