Les énergies renouvelables (ER) comme l’hydroélectricité, l’éolien et le solaire sont vues comme essentielles dans la lutte contre le changement climatique. Cependant, la richesse en ressources non-renouvelables ou renouvelables d’un territoire n’est pas toujours synonyme de richesse économique et de développement : c’est la “malédiction des ressources”. Si les ER sont parfois sources de nouvelles inégalités, elles offrent aussi de nouvelles opportunités.
La transition énergétique est un fondement majeur des nouvelles politiques pour la lutte contre le changement climatique. Avec une demande d’électricité mondiale approchant les 2 000 000 kilotonnes équivalent pétrole (ktep) selon l’Agence International de l’Energie (AIE) et des objectifs de décarbonisation des économies, les pays semblent vouloir se tourner vers les énergies renouvelables (ER). Ces énergies sont produites par les forces naturelles et contrairement aux énergies fossiles, elles sont inépuisables. Cette transition est perçue comme une opportunité économique pour les pays les mieux dotés en soleil, vent et eau.
L’Agence Internationale de l’Energie souligne les opportunités en termes de développement économique et social de la production d’hydroélectricité dans les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine. Les analyses de la Banque Mondiale indiquent en effet que le coefficient multiplicateur des dépenses sur un barrage est positif : entre 1,4 et 2 (1), c’est à dire que pour chaque dollar dépensé sur ce type de projet, découle entre 0,4$ et 1$ de bénéfices. Si aujourd’hui, l’hydroélectricité représente 73% de la production énergétique renouvelable selon l’AIE (2), l’avenir semble alors radieux pour les pays dans lesquels les cours d’eau sont abondants et à fort débit, comme le Laos ou l’Inde.
Cependant, les pays les mieux dotés en ressources naturelles peuvent connaître des difficultés à transférer cette richesse vers l’économie réelle. Les conflits, la corruption, les risques environnementaux et sanitaires foisonnent autour de l’exploitation pétrolière au Nigéria par exemple. En 1993, Richard Auty utilise le terme “malédiction des ressources” pour désigner ces trajectoires paradoxales des pays, qui malgré leur richesse minérale, témoignent de dysfonctionnements nombreux, particulièrement à cause d’une pauvreté institutionnelle.
Ce terme peut-il s’appliquer aux pays riches en eau, vent et soleil ? Existe-t-il une malédiction des ressources renouvelables ?
Si l’expression est principalement utilisée pour les hydrocarbures et les métaux précieux, les mécanismes à l’origine de cette malédiction ne dépendent pas de la nature de la ressource présente sur le territoire. Se distinguent quatre éléments principaux de la malédiction des ressources : la maladie hollandaise, les fluctuations des prix, un enclavement des économies, et la recherche de rentes. Ces fonctionnements sont aussi présents dans des économies qui se spécialisent dans la production d’énergies renouvelables, mais comme avec tout modèle, gare au déterminisme !
La maladie hollandaise
La maladie hollandaise ou dutch disease désigne une situation économique observée aux Pays Bas dans les années 1960, suite à la découvertes de gisements importants de gaz. Elle correspond à une augmentation de la compétitivité prix dans le secteur des matières premières, au détriment de la compétitivité des secteurs industriels.
Suite à la découverte de nouveaux gisements, les exportations de gaz augmentèrent, entraînant alors une appréciation de la devise nationale. Cette dernière étant forte, elle contribua à la diminution des exportations des autres secteurs comme la manufacture. Le pays devient donc de plus en plus dépendant du secteur des ressources naturelles, en particulier du gaz car plus compétitif, et provoque ainsi une mobilisation quasi-totale des facteurs de production dans ce même secteur.
Pour les ER, ce processus est visible au Laos, qui exporte la production d’électricité des barrages du fleuve Mékong vers la Chine, la Thaïlande et le Vietnam. Ces exportations ont provoqué une appréciation du taux de change réel, nécessitant l’intervention de la Banque Asiatique de Développement, assurant alors son rôle de stabilisateur de la monnaie nationale.
L’économie du Laos constitue la plus petite de la région d’Asie du Sud-Est avec une présence encore importante de l’agriculture de subsistance. Ainsi, avec une exportation de plus de deux tiers de sa production d’électricité renouvelable (3), l’hydroélectricité peut devenir un secteur de dépendance et empêcher l’éventuelle croissance d’autres secteurs comme le textile par exemple.
Effet d’enclavement des économies
La malédiction des ressources est vecteur d’inégalité dans la redistribution des revenus et d’asymétries dans le développement. Ces problèmes sont provoqués par l’enclavement des économies d’extraction. Les retombées sont en effet trop faible pour l’économie locale à long terme, car une fois les infrastructures installées, la production d’ER est peu intense en facteur travail.
Les grands projets hydroélectriques comme pétroliers sont souvent issus de consortiums entre multinationales et entreprises étatiques (entre Electricité de France et l’Etat laotien pour le barrage de Nam Theun 2 par exemple). Les revenus sont acheminés en dehors du territoire local vers les caisses de l’Etat ou les recettes de l’entreprise étrangère. On voit ainsi peu, voire pas, l’améliorations en termes d’éducation, de santé et de niveau de vie, auxquelles on pourrait s’attendre lors d’une augmentation du revenu par tête.
Dans le cas des barrages, alors qu’ils ne sont pas toujours bénéficiaires de la production, les populations locales subissent inévitablement l’inondation de leurs terres et doivent ainsi se déplacer. Les aménagements hydrauliques causent de grandes perturbations pour la vie des populations locales : perte de la biodiversité, déséquilibre sédimentaire, risque de rupture. Ce sont des externalités négatives, c’est à dire des nuisances sociales et écologiques sans qu’il y ait de contreparties financières comme une compensation pour les populations.
Le changement d’occupation du sol est forcé. Par exemple, avec la construction du barrage des Trois Gorges en Chine, ce sont 300 km2 de rizières ayant été inondées, entraînant alors des problèmes de sécurité alimentaire (4). Du point de vue de la population locale, qui ne peut pas agir contre ces projets de grande envergure, l’exploitation de ressources est réellement perçue comme une malédiction.
La recherche de rentes
Un pays qui valorise des dotations naturelles comme l’eau, l’ensoleillement et le vent reçoit des rentes. Ce n’est pas une production en soi, mais comme le dit Adam Smith dans Recherche sur la Nature et les Causes de la Richesse des Nations, c’est le revenu de ceux qui “aiment à récolter là où ils n’ont jamais semé”. Si cela va pour la fertilité d’une terre ou ses qualités minérales, c’est également applicable pour l’exposition au soleil, au vent ou à l’emplacement d’un fleuve.
Selon la théorie des choix publics, les élites politiques les plus intégrées dans le processus de production cherchent alors à gagner une part de cette rente plutôt que de développer de nouvelles formes de production. Il y a alors une mauvaise allocation des ressources, et in fine, une dépendance économique au secteur rentier. Pire, on assiste à des niveaux élevés de corruption et à un manque de transparence dans les activités. Le Venezuela et sa rente pétrolière nous offre un exemple récent comme significatif.
La recherche de rentes s’observe dans des États producteurs d’énergies non-renouvelables comme renouvelables. Les conséquences en termes de corruption peuvent être présentes peu importe la nature de la rente, c’est avant tout la structure politique et les dynamiques d’investissements publics qui sont influents. Selon l’Atlas de la Justice Environnementale, le barrage de Yacyreta, entre l’Argentine et le Paraguay, est “un monument à la corruption” (5). Les 20 000 personnes déplacées n’ont jamais été dédommagées et le coût total du projet a atteint 15 milliards de dollars, soit largement plus que les 2,5 milliards initialement prévus. Malheureusement, ces sommes ont été utilisées pour de nombreux pots-de-vin.
Fluctuations de prix
Les fluctuations de prix dans les pays spécialisés dans l’exploitation de matières premières s’expliquent par la variation des cours internationaux de leurs produits. Si la dépendance de ces productions rend les changements particulièrement risqués pour les pays, ces effets s’appliquent toutefois moins aux ER.
La perspective d’épuisement des ressources peut également s’ajouter comme source d’incertitudes des pays. Sur l’île de Nauru, l’exploitation des phosphates a soutenu l’économie pendant trente années avant de s’arrêter complètement en 2003, et de laisser l’économie à une crise économique, environnementale et sanitaire. Les énergies renouvelables permettent ainsi de se libérer de tout risque en la matière.
Il existe bien sûr les critiques envers le risque de fluctuation de prix, notamment concernant les conditions météorologiques ou les débits fluviaux, mais celles-ci sont peu solides : une extension géographique des aménagements permet de pallier à ces problèmes. Par exemple, la multiplication des champs éoliens dans l’étendue des plaines de Mongolie a permis de stabiliser la production, et ce, malgré les variations des vents.
Les principaux mécanismes de la malédiction des ressources sont donc également présents dans le secteur des renouvelables. Des effets secondaires comme les tensions et violences entre populations complètent ce tableau pessimiste. De la même façon que des vols et sabotages sont observés autour de l’exploitation pétrolière au Nigéria, les barrages peuvent également devenir sources de conflits lorsqu’ils sont utilisés à des fins stratégiques.
En 2014, l’Etat Islamique saisissait le barrage de Mossoul sur le Tigre en Irak, source d’électricité pour plus de 675 000 foyers du pays. En cas de rupture, soit par le manque d’entretien de la structure, soit par volonté de destruction, l’Etat Islamique avait le pouvoir d’envoyer une vague de 20 mètres sur Mossoul et de 5 mètres sur Bagdad. Le déluge potentiel aurait fait 500 000 victimes directes (6). Les enjeux de la bataille pour le contrôle du barrage étaient donc considérables !
Un rayon de soleil
En revanche, cette corrélation à plusieurs niveaux entre abondance de ressources et dysfonctionnements n’est pas absolue, mais plutôt conditionnelle. S’il existe des institutions adaptées et capables d’appliquer des régulations économiques, sociales et environnementales, la malédiction ne se réalise pas fatalement. La Norvège, riche en pétrole, est exemplaire sur ce plan.
Avec un cadre institutionnel adapté et des objectifs de développement durable local, il est possible pour les pays producteurs d’ER d’échapper à cette “malédiction”. Le projet d’installations photovoltaïques dans les déserts d’Afrique du Nord et du Moyen Orient (projet Desertec) a des objectifs prometteurs pour l’éviter. L’énergie produite servira d’abord aux pays producteurs, puis le surplus en serait exporté vers l’Europe (7). Le but est essentiellement d’acquérir une nouvelle source énergétique verte pour la région, plutôt qu’un développement par les exportations. Cela réduirait les risques de maladie hollandaise et impliquerait une moins grande volatilité dans les économies des pays concernés.
La nature même des installations photovoltaïques et électriques limite également les piratages, car l’énergie n’est pas stockée comme les hydrocarbures. Comme en Mongolie, le projet Desertec prend vie dans un espace à faible densité de population, réduisant les risques de compétition foncières entre énergie et agriculture.
Il faut aussi rappeler que si les énergies sujettes à cette malédiction sont souvent produites de façon centralisée et dans des pays autoritaires, les ER présentent à l’inverse une opportunité inédite de production électrique décentralisée.
Ainsi, le programme “National 100,000 Solar Ger Electrification Program” en Mongolie a pour objectif de fournir à 500 000 des 750 000 nomades du pays des panneaux solaires portables (8). C’est une contribution majeure en termes de développement, les nomades ayant désormais accès à la télévision et aux téléphones portables. Même éloignés des centres urbains, ils peuvent rester en contact avec leurs enfants étudiants en ville, ou faire appel à des professionnels de santé. L’accès aux panneaux y est facilité par une subvention à 50% du prix de la part de l’Etat Mongolien, en coopération avec la Banque Mondiale. Les informations nécessaires à leurs utilisation sont fournies lors de séances de formation.
La malédiction des ressources est ainsi applicable aux pays qui n’ont pas les conditions adéquates de gestion de l’environnement et des ressources, qu’elles soient non renouvelables ou renouvelables. La production et l’exportation d’ER peut provoquer des difficultés en termes de développement durable. Mais le terme malédiction évoque une situation inévitable, un destin malheureux qui n’est pas réel pour tous les pays riches en ressources. Ce n’est bien sûr pas un argument suffisant pour les réticents à l’utilisation généralisée des ER car les possibilités de développement permises par les ER dans le contexte de crise climatique actuel apparaissent finalement plutôt comme une bénédiction.
Sources :
- Kathleen J Hancock, Benjamin K Sovacool, International Political Economy and Renewable Energy: Hydroelectric Power and the Resource Curse, International Studies Review, Volume 20, Issue 4, December 2018, Pages 615–632,
- https://www.iea.org/fuels-and-technologies/hydropower
- https://www.hydropower.org/country-profiles/laos
- Jackson, Sukhan, Sleigh . 2000. “Resettlement for China’s Three Gorges Dam: Socio-economic Impact and Institutional Tensions.” Communist and Post-Communist Studies 32 : 223–41.
- Environmental Justice Atlas : https://ejatlas.org/conflict/yacyreta-dam-on-the-parana-river-argentina
- LOSSOW Tobias von, (2016) “Water as weapon: IS on the Euphrates and Tigris : the systematic instrumentalisation of water entails conflicting IS objectives” Stiftung Wissenschaft und Politik -SWP- Deutsches Institut für Internationale Politik und Sicherheit
- Le projet Desertec https://www.desertec.org/
- Le projet solaire pour les nomades de la Mongolie : https://www.worldbank.org/en/news/feature/2012/09/20/solar-power-lights-up-future-for-mongolian-herders