Les États européens multiplient les plans de soutien à l’économie tandis que le spectre de la crise de la dette souveraine de 2010 plane au-dessus des gouvernements. L’unité de la zone euro est plus que jamais mise à l’épreuve, certains États estiment que le risque d’aléa moral est trop fort pour mener des politiques coordonnées, contrôlées et solidaires à l’échelle européenne.
Après avoir longtemps hésité à agir massivement, la Banque Centrale Européenne a annoncé vouloir assurer pleinement la solvabilité des États de la zone Euro, par le biais du programme d’achat urgence pandémique (PEPP) au moment où ces derniers utilisent l’outil budgétaire sans compter, y compris les gouvernements les plus orthodoxes d’un point de vue budgétaire.
Cependant, ceci risque de creuser les écarts à l’échelle européenne entre les pays qui ont réalisés des efforts budgétaires et ceux dont les finances sont loin d’être saines.
La BCE doit-t-elle quoi qu’il en coûte assurer la solvabilité des États structurellement déficitaires compte tenu de l’aléa moral existant ?
La problématique de l’aléa moral est bien au coeur de l’action de la BCE, alors que l’Europe ne peut pas se permettre de se fracturer devant un si grand défi.
L’aléa moral, théorisé et vulgarisé par Adam Smith, désigne les situations dans lesquelles un individu n’assume plus ses prises de risque, sans se soucier des conséquences négatives pour le collectif. Les banques d’envergures internationales ne peuvent-elles pas prendre des risques démesurés, en estimant que les États et les banques centrales voleront à leur rescousse en cas de difficultés ? Too big to fail dirons-nous ! L’aléa moral est d’autant plus au coeur des débats en situation de crise économique, au sein d’une union monétaire.
La BCE n’a pas résisté longtemps et a donc accentué son action monétaire en achetant des obligations publiques sur le marché obligataire secondaire (en effet, les traités européens interdisent à la BCE de financer monétairement les États, c’est-à-dire d’acheter la dette des des pays de la zone euro dès l’émission, sur le marché primaire) pour faire baisser les taux d’intérêts à 10 ans notamment.
“Il n’y a aucune limite à notre engagement au service de la zone euro” déclare Christine Lagarde sur Twitter la 10 avril. C’est bien dans cet esprit que s’inscrit le PEPP qui prévoit d’injecter 750 milliards d’euros dans l’économie européenne. Le PEPP pourra même permettre à la BCE d’acheter de la dette grecque, ce qui était jusque là proscrit depuis la crise de la dette souveraine.
Le recours à la BCE est aujourd’hui primordial, malgré ce que peuvent penser les juges constitutionnels allemands qui ont récemment mis en demeure Francfort de s’expliquer sur la proportion du programme de Quantitative Easing lancé en 2015. Le Conseil des gouverneurs n’entend pas abandonner ou même relâcher ses directives en matière de politique monétaire. L’action de la BCE doit cependant s’inscrire dans un cadre précis, au regard de la situation budgétaire des États de l’Eurosystème. En effet, l’Europe ne peut pas se permettre de revivre l’épisode de 2011-2012 avec une nouvelle crise de la dette qui révèlerait à nouveau au grand jour l’incapacité des pays européens à parler et agir d’une seule voix.
Du seul fait d’annoncer l’achat de titres de dettes souveraines de long terme, la BCE a fait baisser les taux d’intérêts à 10 ans de pays comme la Grèce (de 1% à 0,4% environ), mais aussi l’Italie, l’Espagne et la France dans une moindre mesure.
Les gouvernements européens seraient donc protégés sur le long terme dans le sens où emprunter n’a jamais été aussi bon marché, bien que leurs dettes ne soient pas effacées pour autant. Notons que les États se différencient très nettement des autres agents d’une économie car ils peuvent faire “rouler” (c’est-à-dire repousser les échéances) leur dette et leurs intérêts chaque année. Il est très courant d’emprunter à nouveau chaque année pour rembourser ses créanciers, ce qui, pour un ménage, est tout à fait impensable.
Protégés par une autorité suprême, certains États pourraient profiter de l’occasion pour s’endetter massivement, ce qui pourrait avoir des conséquences sur l’ensemble de la zone euro à terme, sur les taux d’intérêts ainsi que sur le niveau de confiance des investisseurs. La BCE doit veiller à fixer des limites quantitatives, en pourcentage du PIB par exemple, mais aussi à contrôler minutieusement les politiques budgétaires des États européens, notamment les plus fragiles, afin d’éviter tout réveil d’un potentiel aléa moral.
Les mesures expansionnistes de Francfort doivent être accompagnées de contrôles budgétaires forts afin d’éviter que certains États, notamment ceux du Sud de l’Europe, se servent de l’occasion pour laisser croître de façon disproportionnée et improductive leurs déficits. L’Allemagne et les Pays-Bas ont rétabli des finances publiques saines durant la dernière décennie. Ces Etats veulent une Europe qui stabilise et rassure, pas une qui augmente le profil risquophile des pays du Sud. C’est bien là que le bât blesse pour les “Frugal Four” qui considèrent un aléa moral trop important, notamment en ce qui concerne la mutualisation de la dette et l’émission à l’échelle européenne d’obligations sur les marchés, pour soutenir les pays du Sud, en proie à des difficultés structurelles.
D’une façon plus large, un consensus doit émerger à l’échelle européenne sur la politique budgétaire à mener en sortie de crise. Cette réponse devra être nouvelle, adaptée à l’émergence d’une économie européenne résiliante. En menant une politique budgétaire coordonnée et ciblée, qui servira à relocaliser des industries vitales pour les Européens et à décarboner nos économies, l’Europe pourra ressortir grandie de cette crise sans précédent. Tout est dans l’ambition, la coordination et la confiance, qui n’empêche pas le contrôle.
EU Next Generation, un consensus politico-économique inédit comme réponse à la crise du Covid-19 ?
Quelques semaines après la mise en vigueur du PEPP par la BCE, la Commission Européenne a à son tour annoncé ce mercredi la création d’un plan de relance. Inédit en tout point et baptisé EU Next Generation, la Commission souhaite ici mobiliser 750 milliards d’euros pour relancer les économies européennes les plus dévastées par le Covid-19.
Si quelques semaines auparavant, deux camps s’écharpaient sur la nature de la relance nécessaire, la Commission a pu aboutir à un compromis historique puisque la solution utilisée convient tant aux pays “frugaux” qu’aux pays à finances publiques fragiles.
Pour la première fois de son histoire, la Commission Européenne va emprunter ces 750 milliards d’euros en son nom sur les marchés financiers, évitant alors de creuser l’état des dettes souveraines des pays européens.
Si la nature inédite de cet emprunt semble épargner la détérioration des finances publiques des pays européens tout en leurs permettant de stimuler leurs politiques économiques de relance, cette mesure ne pourrait-elle pas au contraire démultiplier le risque d’aléa moral ?
À première vue, la Commission Européenne endosse le rôle d’emprunteur, permettant ainsi aux pays fragiles financièrement de s’épargner toute détérioration supplémentaire. En transférant ce rôle des pays “en rouge” vers une instance supranationale, les pays européens seraient donc plus à même de développer un aléa moral important, puisqu’il n’y a quasiment aucune contrepartie à leurs dépenses.
Cet aléa moral devrait toutefois pouvoir être atténué puisque dans le processus déroulement d’EU Next Generation, les Etats devront proposer un plan d’investissement de relance (compatible avec le Green Deal élaboré par cette même Commission), avec les fonds qui leurs seront respectivement alloués, ensuite validé ou non par la Commission Européenne et le Conseil de l’Union Européenne. Si un contrôle reste tout de même de mise, il demeure sans trop grande contrepartie et expose donc les pays de la zone à un risque d’aléa moral.