Pierre Rousseaux – Pourquoi avoir souhaité étudier l’économie politique et en particulier les processus démocratiques et la participation électorale ?
VINCENT PONS – Cela vient en partie d’expériences personnelles. Une expérience qui m’a particulièrement marqué a été la campagne d’Obama, qui était, pour moi et d’autres français à l’époque, l’un des premiers exemples de campagne se distinguant par son professionnalisme, son recours systématique aux données et son engagement à mobiliser les abstentionnistes grâce à des opérations de porte-à-porte. J’ai trouvé cela intéressant, car c’était non seulement un effort visant à gagner des voix pour les candidats démocrates, mais semblait également bénéficier à la démocratie en encourageant une participation élevée. Cela faisait écho à des expériences vécues en France, où nous avions observé un déclin de la participation électorale depuis plusieurs années. En 2002, juste six ans auparavant, il y avait eu un choc lors de la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, en partie due à une forte abstention à gauche. D’une certaine manière, ces deux expériences se répondaient mutuellement, car ce qu’Obama avait fait semblait être un remède potentiel à l’un des problèmes affectant la démocratie française.
Initialement, cette campagne me passionnait beaucoup, j’en discutais avec deux amis français qui, comme moi, venaient d’arriver à Boston, et, peu à peu, nous avons eu envie de transposer ce type de campagne en France. C’était initialement un projet que je menais en parallèle, mais je me suis dit que si nous le faisions, autant effectuer une évaluation en utilisant la méthode d’Esther Duflo et d’autres chercheurs pour mesurer les impacts de cette campagne. Nous avons donc commencé à réaliser des expérimentations aléatoires lors des élections régionales de 2010 et, comme cela arrive souvent en recherche, un premier projet a engendré d’autres questions auxquelles nous avons voulu répondre par d’autres projets. Finalement, ma thèse, qui devait initialement porter sur l’économie du développement, s’est essentiellement concentrée sur ces questions d’économie politique.
Quels ont été les effets du porte-à-porte trouvés suite à ces travaux, et via quelle méthodologie ?
Ces travaux étaient fondés sur des expériences randomisées. Autrement dit, dans chaque ville, des adresses spécifiques étaient choisies au hasard pour recevoir des visites à domicile, tandis que des adresses voisines étaient également sélectionnées de façon aléatoire pour constituer le groupe de contrôle. Pour évaluer les effets du porte-à-porte, il nous suffisait de comparer le taux de participation dans le premier groupe et dans le second groupe. Ce que nous avons constaté en 2010, c’est que ces campagnes avaient un impact significatif sur la participation des Français nés à l’étranger et de leurs descendants. Ainsi, lors des élections régionales, c’était cette population qui réagissait de manière significative aux opérations de porte-à-porte.
Par la suite, nous avons conduit d’autres expérimentations visant à utiliser le porte-à-porte pour diffuser des informations et faciliter l’inscription sur les listes électorales, où j’étais en collaboration avec deux chercheurs en sciences politiques, Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen. En 2012, l’objectif n’était pas seulement d’augmenter la participation, mais aussi de contribuer aux victoires des candidats du Parti Socialiste, et plus particulièrement de François Hollande.
À ce stade, je m’intéressais non seulement à l’effet sur la participation, mais aussi à l’effet sur les pourcentages de voix obtenus par les différents candidats. Pour ce faire, une sélection basée uniquement sur les adresses n’était pas suffisante, car elle nous permettait de mesurer le taux de participation, mais pas les voix des différents candidats. Nous avons donc choisi une approche expérimentale où nous attribuions des bureaux de vote entiers soit au groupe de traitement, soit au groupe de contrôle, afin de pouvoir mesurer les pourcentages de voix des différents candidats au niveau du bureau de vote et ainsi évaluer l’impact du porte-à-porte sur cette variable. Nous avons observé que le porte-à-porte avait contribué à un quart de la marge de victoire de François Hollande en 2012.
Vos travaux étudient également l’impact de l’alternance dans la compétition électorale. Pourquoi étudier cette question, et quels sont les effets d’une telle alternance sur les résultats, par exemple, économiques d’un pays ?
Le projet auquel vous faites référence est celui sur lequel j’ai travaillé avec Vincent Rollet et Benjamin Marx. Nous nous sommes effectivement intéressés à l’impact des alternances et des transitions électorales, c’est-à-dire aux élections dans lesquelles le parti au pouvoir est battu et remplacé par un nouveau parti. La raison pour laquelle nous avons exploré cette question est que la démocratie comporte plusieurs aspects, mais l’un des plus essentiels est que le parti au pouvoir perd occasionnellement les élections. Dans une autocratie, il peut y avoir des élections, mais généralement, le parti au pouvoir les gagne. Nous avons donc jugé qu’il était crucial d’évaluer les effets de cette facette du traitement pour comprendre ce que signifie être en démocratie.
Nous avons créé une base de données comprenant les résultats de toutes les élections présidentielles et législatives depuis 1945 dans le monde entier. Ensuite, nous avons évalué les effets sur la performance économique du pays, l’indice de développement humain et la solidité de la démocratie dans les années qui ont suivi. Nous avons découvert que ces transitions électorales ont, en moyenne, des effets positifs. On aurait pu craindre qu’elles conduisent à une augmentation de l’instabilité, à une période d’incertitude ou à une perte d’expérience, car le parti sortant aurait accumulé de l’expérience, mais l’effet qui domine est qu’un parti qui vient de prendre le pouvoir a tout à prouver, alors que celui qui est réélu sait qu’il ne pourra pas changer grand-chose car les électeurs se sont déjà forgé une opinion.
L’un des mécanismes qui expliquent les effets significatifs, en particulier sur la performance économique et notamment sur l’inflation, le taux de chômage et l’intensité des échanges, est que lorsqu’un challenger arrive au pouvoir, il sera plus enclin à changer les politiques publiques que le sortant, car le nom du second est déjà associé à un ensemble de politiques, et changer ses politiques pourrait être perçu comme un avis d’erreur. Le nouveau venu sera donc plus apte à identifier les politiques qui sont les plus adaptées au contexte économique du pays au moment de l’élection, alors que le sortant aura tendance à simplement continuer les mêmes politiques, même si elles ne sont plus adaptées.
Les effets trouvés ne sont-ils pas réduits par des contraintes économiques telles que l’ouverture d’un pays au commerce international par exemple, ayant pour conséquence que l’alternant lui-même peut voir ses marges de manœuvre réduites (les évidences empiriques montrent en effet, que ce facteur influe beaucoup sur la marge de manoeuvre des politiques nationales) ?
Nous avons pu examiner la variation de l’impact en fonction de l’intensité de ces contraintes dans nos données. Nous avons étudié deux catégories de contraintes : d’une part, les contraintes externes, où le niveau de mondialisation est effectivement crucial ; et d’autre part, les contraintes internes, telles que les contre-pouvoirs qui peuvent restreindre les actions du président ou du Parlement. Nous avons observé que les effets des transitions sont légèrement plus prononcés lorsque ces contraintes sont moins présentes, ce qui est en accord avec votre intuition.
L’intensité de ces effets varie-t-elle selon l’hétérogénéité de la population ou du pays en question ?
Nous avons constaté que les impacts sont plus importants dans le cas des élections présidentielles que lors des élections législatives. Nous avons également vérifié que nos résultats n’étaient pas biaisés par une région du monde spécifique. Plus particulièrement, nous avons remarqué que les effets d’une alternance sont plus marqués hors de l’OCDE, dans des pays où la démocratie est plus récente.
Le fait que la démocratie de ces pays soit plus récente rejoint sûrement le fait que ce sont des démocraties instables, et une alternance dans le cadre de ces pays peut ainsi susciter davantage d’effets positifs ?
C’est effectivement une hypothèse, et il s’agit également de pays dans lesquels les contre-pouvoirs et les contraintes existantes sont plus faibles, ce qui laisse plus de marge de manœuvre au challenger pour apporter des changements positifs. À l’inverse, si le président sortant ou l’assemblée sortante est réélu, il y a plus de risques qu’ils nuisent au pays. Donc, cela pourrait être l’une ou l’autre de ces explications qui pourrait expliquer que les effets soient plus marqués lorsque les contraintes pesant sur le président ou le parlement sont plus faibles.
Vos recherches ont ainsi étudié l’impact de mécanismes d’incitation à la participation électorale (porte-à-porte) et les effets de certaines compositions de la compétition électorale. Avez-vous également étudié les raisons de l’abstentionnisme croissant ?
Je pense effectivement qu’il existe deux catégories majeures de facteurs sur lesquels les économistes se sont concentrés, étant donné qu’ils ont fréquemment tendance à analyser le vote à travers une perspective coût-bénéfice. L’abstention survient soit parce que les coûts du vote sont trop élevés, soit parce que les bénéfices perçus sont trop faibles. En ce qui concerne les coûts, en France en particulier, cela va au-delà de l’action de voter en elle-même, englobant également les coûts liés à l’inscription sur la liste électorale. Il s’agit d’un coût informationnel et administratif, car cela implique d’effectuer une démarche et de se déplacer à la mairie pour soumettre un dossier d’inscription, par exemple, en cas de déménagement.
Du côté des bénéfices, la diminution du sens perçu de l’intérêt de voter peut être attribuée à l’affaiblissement de la norme du devoir civique, mais aussi à la perception que les différences entre les programmes de certains partis gouvernementaux sont faibles. J’ai pu démontrer dans une étude sur les élections législatives françaises que le taux de participation est généralement plus élevé lorsqu’il y a trois candidats au second tour, dans un contexte de triangulaire, plutôt que seulement deux candidats. Cela indique que de nombreux électeurs ne se rendront aux urnes que si leur candidat favori est en lice, et resteront chez eux autrement. Cela suggère également qu’une des raisons pour lesquelles les gens votent est qu’il y a un candidat pour lequel ils peuvent voter et avec lequel ils s’identifient.
Si on extrapole cela à un contexte où certains électeurs estiment que les différences entre les programmes des différents candidats sont trop faibles, ils peuvent rester chez eux parce qu’aucun candidat ne leur plaît. Cela réduit donc le bénéfice personnel de voter. Je pense donc qu’il y a réellement ces deux groupes de facteurs qui jouent chacun leur rôle, mais en fin de compte, la tendance à la baisse de la participation électorale, je pense, s’explique plutôt par une diminution des bénéfices perçus, car le coût du vote, bien qu’il reste significatif, a en réalité diminué au cours des dernières décennies.
Les convictions sont également très fortes dans les décisions de votes, qu’elles soient vis-à-vis d’un candidat ou à l’encontre d’autres et de ses supporters. C’est également une dimension que vous étudiez dans vos recherches : la méfiance entre les électeurs. Une telle méfiance pourrait traduire un vote de conviction important et donc un abstentionnisme dès lors que le candidat favori n’est pas qualifié ?
Je me suis principalement appuyé sur les recherches d’autres chercheurs, tout en réalisant également quelques travaux qui abordent ce sujet. En effet, on constate une augmentation de la polarisation sur les politiques publiques ou de la polarisation affective entre les électeurs dans certains pays comme la France et les États-Unis. Désormais, les électeurs ne se contentent pas d’avoir un avis différent des électeurs du camp opposé, ils ressentent une véritable haine envers eux.
L’enjeu réside donc dans la compréhension des causes de cette augmentation de la polarisation. Une hypothèse est que les électeurs de camps différents ont désormais moins de chances de se rencontrer et d’échanger, favorisant ainsi l’apparition d’opinions très divergentes et de stéréotypes sur les électeurs de l’autre camp. Par exemple, si l’on observe les lieux de résidence, j’ai réalisé une étude aux États-Unis qui montre que la ségrégation géographique partisane s’est renforcée.
Cette haine qui se traduit en concentration spatiale des électeurs d’un même bord pourrait ainsi favoriser l’émergence des partis extrêmes ?
En effet, la polarisation partisane prend des formes différentes selon le système partisan. Aux États-Unis, avec seulement deux partis dominants et peu d’opportunités pour un troisième parti d’émerger, étant donné que le vote pour un troisième candidat est souvent considéré comme un vote perdu, la polarisation se produit principalement à l’intérieur des partis. C’est actuellement très visible au sein du Parti républicain, où un groupe extrême de plus en plus influent a réussi à évincer le leader à la Chambre des représentants, Kevin McCarthy, accentuant la tension interne au parti.
En France, le système électoral à deux tours permet l’apparition de nouveaux partis et candidats, les électeurs pouvant se permettre de soutenir un petit candidat au premier tour. De nouveaux partis voient effectivement le jour, tendant souvent vers les extrêmes gauche ou droite. Ainsi, la polarisation se manifeste principalement à travers ces nouvelles formations plutôt qu’au sein des partis existants.