Alors que nos politiques affirment que la croissance économique est compatible avec la protection de l’environnement, les débats autour de la « croissance verte » persistent. Sujet très controversé, les arguments visant à crédibiliser ou décrédibiliser la croissance verte sont plus souvent des opinions que des faits. Dans cet article nous n’allons pas débattre de ce qui est souhaitable ou dystopique, mais allons plutôt étudier les chiffres afin de déterminer ce qui est compatible avec la protection de l’environnement.
Quelques notions de base
Afin de comprendre ce qu’est la croissance verte, il est essentiel d’introduire la notion de découplage. Il existe deux types de découplage, le découplage relatif et le découplage absolu. On parle de découplage absolu quand on réussit à diminuer l’empreinte carbone d’un pays tout en augmentant le PIB de son économie. Le découplage absolu constitue l’un des principaux arguments en faveur de la croissance verte car il fait penser que l’on peut indéfiniment augmenter le PIB tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre. Pourtant les choses sont plus complexes ; pour nous éclairer il faut s’intéresser à l’intensité carbone.
L’intensité carbone d’une économie est le rapport entre émissions de CO2 et PIB. A titre d’exemple, l’intensité carbone de l’économie française (importations comprises) est de 250 g de CO2 / Euros de PIB (en réalité c’est 230 grammes [1] mais ici on arrondit à 250 afin de faciliter les calculs). Le découplage relatif est donc le fait de diminuer cette intensité carbone. S’il est assez important, on peut réussir à augmenter le PIB tout en diminuant les émissions de CO2, or PIB et CO2 restent liés, ce qui rend la manœuvre bien plus compliquée. Voici un exemple :
Depuis 10 ans, la France ainsi que 10 autres pays comme la Norvège, l’Allemagne, le Luxembourg ou l’Australie parviennent à augmenter leur PIB tout en diminuant leurs émissions de gaz à effet de serre (GES). Ceci est à priori une bonne nouvelle mais peut-on vraiment compter sur ce découplage pour protéger le climat ? Une nouvelle étude publiée en septembre 2023 dans la revue Lancet Planetary Health [i] nous aide à répondre à cette question.
Méthodologie et résultats de l’étude
Les chercheurs ont analysé l’évolution du PIB et des émissions de GES de 2013 à 2019 (afin que la période Covid ne soit pas tenue en compte dans les données, car elle viendrait perturber les conclusions) des 11 pays ayant atteint un découplage absolu. A l’aide de ces chiffres, nous pouvons estimer l’évolution du PIB et de l’intensité carbone des économies dans les prochaines années. En multipliant les prédictions du PIB par les prédictions de l’intensité carbone, on obtient les futures émissions de CO2, et on peut ainsi déterminer si la croissance économique est compatible avec la protection du climat, et notamment avec le respect des accords de Paris.
Les résultats de l’étude Vogel and Hickel (2023) sont sans appel. Le découplage actuel est clairement insuffisant pour respecter les accords de Paris. En effet, une croissance verte, respectueuse de l’environnement est une croissance qui respecte les accords de Paris visant un réchauffement nettement inférieur à 2°C. En effet, les prévisions de découplage actuels ne permettent d’atteindre la neutralité carbone qu’en 2200. Avant d’atteindre cette neutralité, nous aurions déjà eu le temps d’émettre 27 fois le budget carbone qui limiterait un réchauffement à 1,5°C.
Les 9 limites planétaires
Quand on parle de « croissance verte », on ne peut pas se contenter de respecter les accords de Paris. La croissance verte est une croissance respectueuse de l’environnement, mais pas uniquement du climat, qui n’est qu’une composante des 9 limites planétaires reconnues par la communauté scientifique. Une croissance verte se doit donc de respecter l’environnement sur l’ensemble des limites planétaires.
Notion de biocapacité et d’empreinte écologique
Afin de déterminer si nous respectons l’environnement dans son ensemble, il faut s’intéresser à l’empreinte écologique. L’empreinte écologique estime l’impact que l’humanité ou qu’un pays a sur la planète en prenant en compte les ressources prélevées, les déchets rejetés et les dégradations infligées sur la nature. L’empreinte écologique est estimée en unité Terre, qui détermine le nombre de planètes Terres que nous consommons chaque année.
L’empreinte écologique doit être comparée à la biocapacité de la Terre qui est sa capacité à regénérer les ressources que l’on prélève, à absorber les pollutions rejetées, et à réparer les dégradations infligées. Ainsi, si notre empreinte écologique est supérieure à la biocapacité de la Terre, nous nous « endettons », nous abîmons la Terre et nous réduisons en même temps sa capacité à se regénérer.
En s’intéressant à l’évolution du PIB et de l’empreinte écologique française de 2009 à 2019 on constate également un découplage absolu entre empreinte écologique et PIB.
En utilisant la même méthodologie que Vogel and Hickel (2023) on peut tenter de prédire l’évolution de l’empreinte écologique si la croissance économique continue.
Il est important de préciser que tous les pays n’ont pas la même biocapacité. Ayant de nombreuses ressources, la biocapacité par habitant du Brésil ou du Canada est nettement supérieure à celles des pays surpeuplés comme l’Inde. Dans un monde mondialisé où ressources naturelles et déchets sont partagés et échangés, on peut tout de même considérer que chaque pays doit réduire son empreinte écologique par habitant à la biocapacité par habitant de la planète Terre.
On obtient des résultats similaires à l’expérience faite pour le climat. Le découplage est certes présent mais clairement insuffisant, nous permettant d’atteindre une empreinte écologique par français respectueuse de l’environnement (c’est-à-dire égale à la biocapacité de la Terre par habitant) en 2130.
Bien qu’il puisse donner espoir, le découplage entre émissions de CO2 et PIB est ainsi trompeur car il permet une diminution des émissions de gaz à effet de serre nettement inférieur à ce qu’il serait nécessaire pour s’aligner avec les accords de Paris. De plus s’intéresser à une croissance soutenable et respectueuse de l’environnement nécessite de s’intéresser à l’ensemble des 9 limites planétaires. En ce sens, les résultats sont les mêmes, le découplage entre empreinte écologique et PIB est insuffisant et ne permet d’avoir une empreinte écologique par habitant égale à la biocapacité par habitant de la Terre en 2130.
Il est donc bien possible de réduire ses émissions de CO2 ou son empreinte écologique tout en continuant la croissance économique, mais appeler cela de la croissance « verte » semble exagéré voire mensonger.
[1] Calcul effectué par moi-même, on divise l’empreinte carbone d’un français (9,2 tonnes de CO2 eq en 2022 d’après le Ministère de Transition énergétique) par le PIB par habitant 39 874 euros en 2022 d’après la Banque Mondiale.
A titre de comparaison : L’Allemagne = 312 grammes de CO2 par euros de PIB. USA = 300 grammes de CO2 par euros de PIB