Quel droit du travail choisir pour la performance de l’économie dans son ensemble et le bien-être du plus grand nombre de travailleurs?
Résumé
- Un marché du travail trop rigide crée une situation duale, avec un secteur protégé, et un secteur exposé de travailleurs précaires et chômeurs.
- La méthode de la différence des différences a été utilisée afin de décrire de façon précise les effets d’un changement de législation.
- Dans l’exemple précis d’une réforme du marché du travail suédois, la flexibilité accrue augmente significativement la productivité des travailleurs.
Article
Le caractère protecteur ou non du droit du travail va être préféré ou non par différentes catégories d’agents au sein de l’économie. On peut supposer que les employeurs ont plutôt intérêt à une flexibilité plus importante du marché du travail qui leur permet d’ajuster plus facilement leurs coûts de production en embauchant et en licenciant rapidement afin de s’adapter à la conjoncture économique. Même si cette plus grande flexibilité se fait au prix de compétences plus spécialisées des travailleurs.
Une flexibilité aux effets hétérogènes
La flexibilité sur le marché du travail va en revanche affecter différemment certains segments de la population des employés. On peut d’abord distinguer les groupes des “insiders” et des “outsiders”. Dans le cas où la flexibilité du marché du travail est faible à cause d’un coût élevé des licenciements pour les dirigeants d’entreprise, les “insiders” c’est-à-dire ceux qui sont déja employés par une entreprise vont gagner en pouvoir de négociation: puisqu’il est difficile de les licencier ils ont la possibilité de réclamer et d’obtenir plus d’avantages de la part de leurs employeurs. Edward Lazear (1) donne l’exemple du salaire qui pourra être plus élevé pour les “insiders” quand la flexibilité du travail est faible.
L’économiste Gilles Saint-Paul (2) souligne de plus que ces “insiders” auront d’autant plus intérêt à ce que la flexibilité du marché du travail soit faible que le différentiel entre leur productivité et celle des “outsiders” est importante: l’employeur aura plus de mal à les licencier malgré l’intérêt qu’il aurait à le faire, pour embaucher des “outsiders” plus productifs.
Cependant, là où les “insiders” semblent bénéficier d’une flexibilité moindre en obtenant davantage de concessions de leurs employeurs et en pouvant se maintenir en poste même avec une productivité plus faible que leurs concurrents sur le marché du travail; les “outsiders” eux semblent plutôt perdants dans le cas d’une flexibilité trop faible.
Stefano Scarpetta (3) indique par exemple que les femmes et les jeunes, deux catégories plus souvent “outsiders” peuvent être désavantagées par un manque de flexibilité qui va rendre plus difficile leur embauche. Celui-ci souligne aussi que la flexibilité peut en revanche créer de nouvelles divisions en fonction de la manière dont elle est mise en place. S’il s’agit d’avoir d’un côté des emplois stables à durée indéterminée pour une fraction de la population et de l’autre des contrats plus précaires pour ce qui est des emplois à durée plus courte; alors cela amène une segmentation très forte du marché du travail et a de plus des effets néfastes en terme de croissance de la productivité.
En raisonnant de façon agrégée, c’est-à-dire à l’échelle du marché du travail dans son ensemble comme le font de nombreux économistes; il ne paraît pas y avoir de fonctionnement du marché du travail radicalement meilleur qu’un autre: un marché flexible ou non a des avantages et des inconvénients aussi bien pour les employeurs, les employés qu’en termes d’innovation.
Cependant, à l’échelle individuelle, il paraît logique de supposer que les travailleurs préfèrent pour la plupart un marché du travail qui leur garantit une sécurité plus forte de leur emploi; même si cette préférence est certainement plus marquée pour ceux qui sont déjà en poste que pour les nouveaux entrants sur le marché du travail qui bénéficieraient d’une embauche facilitée.
Des études empiriques pour tester ces mécanismes théoriques
Au travers d’études empiriques, les économistes tentent d’éliciter les effets concrets de la flexibilité du marché du travail. Un exemple d’un tel travail est un article de recherche de Carl Magnus Bjuggren (4) sur la Suède. Celui-ci exploite une réforme de 2001 pour savoir si une plus grande flexibilité permet d’augmenter la productivité des travailleurs.
La plupart du temps, les économistes ne peuvent pas réaliser d’expériences comme en sciences dures avec un groupe de contrôle et un groupe traité bien distinct. Quand on compare deux groupes en-dehors d’un cadre expérimental, on se heurte au problème de l’endogénéité : si une personne appartient à un groupe, ce n’est presque jamais le fruit du hasard, mais une conséquence de caractéristiques propres à la personne.
Par exemple, mesurons la productivité d’un groupe de fumeurs et d’un groupe de non-fumeurs. Si les seconds sont plus productifs que les premiers, il serait tentant d’y voir un effet direct de la cigarette. Cependant, dans la vie réelle, le choix de fumer dépend des caractéristiques de chaque personne : il est possible que les personnes les moins productives aient une vie plus stressante, et soient plus enclines à se mettre à fumer. La causalité est ici renversée.
Une des techniques qui permet d’établir des mécanismes de causalité en l’absence de données expérimentales est la méthode des différences parmi les différences (“difference in differences”) qui va permettre de comparer deux groupes initialement les plus similaires possibles au cours du temps. Un groupe subit un traitement, l’autre non. Ce traitement dépend d’une décision extérieure, dans la plupart des cas une réforme gouvernementale, et non de la volonté des individus, afin d’éviter le problème d’endogénéité évoqué plus haut.
On mesure l’évolution d’une variable d’intérêt (ici la productivité) chez un groupe soumis à un traitement (ici une réforme), et chez un groupe qui ne l’est pas. La différence entre les deux évolutions, ou différence des différences, donne l’effet du traitement.
Algébriquement, l’avantage de la soustraction est qu’elle permet d’éliminer les quelques différences fixes de productivité entre les deux groupes. Reprenons l’exemple des fumeurs et des non-fumeurs : il est possible que les personnes les moins productives soient plus enclines à fumer. Cependant, ici, je ne m’intéresse qu’à l’évolution de la productivité au cours du temps, ce qui met à égalité les deux groupes – même si on peut très bien soutenir dans ce cas que les personnes dont l’évolution de productivité est très négative sont plus enclins à se mettre à fumer, mais c’est une autre difficulté.
Dans le cas de cette étude suédoise, jusqu’à 2001, l’ensemble des entreprises ne pouvaient pas choisir quel salarié licencier en premier en cas de redondance. L’État les obligeait à suivre un système de priorité où le premier salarié licencié devait obligatoirement être celui avec le moins d’ancienneté dans l’entreprise. La réforme de 2001 permet aux entreprises de moins de 11 salariés d’avoir une plus grande flexibilité en ayant la possibilité d’exempter deux salariés de cet ordre de priorité. Ainsi, une entreprise de 12 salariés qui souhaite faire un licenciement doit obligatoirement se séparer de son employé avec le moins d’ancienneté alors qu’une entreprise de 10 salariés peut choisir parmi ces 3 employés avec le moins d’ancienneté.
A partir de ce mécanisme, le chercheur compare l’évolution de la productivité entre les entreprises de moins de 11 salariés et celles qui en ont entre 11 et 15, ce qui lui permet d’avoir deux groupes initialement similaires. L’économiste identifie alors un effet positif significatif, de 2 à 3% de la productivité pour les entreprises qui bénéficient de cette flexibilité accrue. Selon lui, le choix supplémentaire dont disposent les entreprises, va inciter les travailleurs à être plus productifs pour éviter le licenciement.
Même si cette étude est convaincante par la méthode qu’elle utilise, elle ne permet pas pour autant de tirer des conclusions générales sur le problème étudié. Les études empiriques n’ont pas forcément une validité externe au contexte dans lequel elles sont menées, une telle réforme a fonctionné en Suède mais ce ne serait peut être pas le cas dans un autre pays.
Malgré de nombreuses études empiriques sur les effets de la flexibilité du marché du travail, il n’est pas possible d’affirmer qu’un régime plus flexible soit nécessairement meilleur pour l’économie dans son ensemble. Un système plus rigide peut réduire le mouvement des travailleurs vers les entreprises les plus productives et faire émerger un groupe “d’outsiders” s’accaparant des avantages au détriment des “insiders”. Mais il permet aussi de faciliter l’acquisition de compétences plus spécialisées et assure une sécurité souvent appréciée par les employés. Le choix d’un mode de fonctionnement ou d’un autre relève alors bien plus de choix politiques que de considérations purement économiques.
Définition
Insiders/Outsiders : distinction au sein du marché du travail entre les personnes déjà employées (insiders) et celles qui ne le sont pas (outsiders).
Sources
(1) Lazear Edward P, Job Security Provisions and Employment, The Quarterly Journal of Economics, Volume 105, Issue 3, August 1990, Pages 699–726
(2) Saint‐Paul, Gilles. “The Political Economy of Employment Protection.” Journal of Political Economy, vol. 110, no. 3, 2002, pp. 672–704.
(3) Scarpetta, S. Employment protection. IZA World of Labor 2014: 12
(4) Bjuggren, Carl Magnus. “Employment protection and labor productivity.” Journal of Public Economics 157 (2018): 138-157.
Sources supplémentaires :
Addison, J.T., Teixeira, P. The economics of employment protection. J Labor Res 24, 85–128 (2003).
Autor David H, Kerr William R, Kugler Adriana D, Does Employment Protection Reduce Productivity? Evidence from US States, The Economic Journal, Volume 117, Issue 521, June 2007, Pages F189–F217
Belot, Michèle V. K. and Boone, Jan and van Ours, Jan C., Welfare Effects of Employment Protection (May 2002)
Blanchard, Olivier, and Pedro Portugal. 2001. “What Hides Behind an Unemployment Rate: Comparing Portuguese and U.S. Labor Markets.” American Economic Review, 91 (1): 187-207.