Pierre Rousseaux – Pourquoi l’Europe devrait-elle repartir ?
DOROTHEE ROUZET – À mes yeux, l’Europe n’est pas à l’arrêt au sens où elle a réagi de manière significative aux crises successives de ces dernières années, en s’adaptant avec des avancées notables, telles que la création d’un endettement commun pour financer le plan de relance européen, une initiative qui n’était pas envisageable auparavant. Il y a également eu des ajustements dans le droit de la concurrence et un regain d’intérêt pour la politique industrielle afin de répondre aux nouvelles dynamiques géopolitiques. Alors que des progrès ont été réalisés en période de crise, il est crucial de maintenir cet élan hors périodes de crises afin de relever les nouveaux défis, en particulier la transition écologique et énergétique, et pour adapter nos politiques globales (industrielles, commerciales, de concurrence) à un monde de plus en plus géopolitique, et notamment au retour de la géopolitique dans les relations économiques.
Quelles politiques devraient être mises en place non pas par réaction mais par anticipation des risques géopolitiques avec la Chine par exemple, la course aux subventions de l’IRA, ou bien pour renforcer la résilience économique européenne ?
Je dirais qu’il y a trois domaines, et encore une fois, de nombreuses initiatives sont en cours. En matière de politique commerciale, l’Europe ne cherche pas à s’affranchir des règles du commerce international, étant attachée au multilatéralisme, ce qui est positif. Cependant, il est essentiel d’utiliser pleinement les instruments disponibles pour répondre aux distorsions créées par d’autres pays, notamment ceux qui subventionnent ou accordent des avantages indus à leurs entreprises lorsqu’elles entrent sur nos marchés, en violation des principes d’une concurrence juste.
En ce qui concerne la politique industrielle et de la concurrence, deux aspects doivent être considérés. D’une part, la politique de la concurrence a évolué face à la nécessité de soutenir les entreprises confrontées aux crises telles que le Covid et la crise énergétique. D’autre part, pour répondre à l’IRA et ne pas nous laisser distancer dans la course aux industries vertes et aux innovations vertes, il est crucial de maintenir un équilibre délicat. Il faut nous donner les moyens de nos ambitions industrielles, mais sans sacrifier la cohérence des politiques européennes en lançant une course aux subventions entre les pays européens. En matière de politique industrielle, la promotion de projets communs est ainsi nécessaire. Il existe déjà des projets industriels communs en Europe, tels que ceux dans les domaines des semi-conducteurs et des batteries. Ces projets permettent de tirer parti de la force collective, d’accélérer les procédures, d’obtenir des financements importants. Davantage de tels projets communs et alliances industrielles peuvent être développés dans des secteurs d’avenir.
Une certaine flexibilité de la politique de concurrence pourrait-elle permettre d’augmenter la probabilité d’obtenir des leaders industriels européens dans certains secteurs ? Les travaux de Thomas Philippon montraient justement ces dernières années un durcissement de la politique de la politique de concurrence en UE avec à l’inverse davantage de flexibilité aux Etats-Unis.
Il ne faut pas oublier que, y compris dans les travaux de Thomas Philippon, on constate que l’intensité de la concurrence européenne est également un résultat du marché unique. L’intégration et la cadre de régulation ont augmenté la pression concurrentielle, générant des gains importants pour le consommateur, notamment dans des secteurs tels que les télécommunications et les transports. En réalité, lorsque l’on compare les performances internationales de nos entreprises, il ressort empiriquement que celles qui sont soumises au plus fort degré de pression concurrentielle sur leur marché intérieur affichent de meilleurs résultats à l’exportation. Par conséquent, protéger ces entreprises sur le marché intérieur ne les rendrait pas nécessairement plus performantes à l’échelle internationale. Au contraire, sous la pression concurrentielle, elles ont tendance à innover davantage, à investir davantage, à s’adapter aux besoins des consommateurs, et cela se traduit également par des avantages à l’échelle internationale.
Vous évoquiez l’émergence de coopérations industrielles au sein de l’UE. Ces coopérations n’ont-elles pas un risque de renforcer les déséquilibres existants dans le sens où les pays forts et homogènes économiquement (pays du Nord de l’UE) tendraient à davantage coopérer ensemble, renforçant les déséquilibres économiques inhérents entre les membres de l’UE (Nord vs. Sud) ?
Il existe déjà des coopérations technologiques industrielles qui impliquent bien plus de pays que la France et l’Allemagne seuls, à la fois du Nord et du Sud, de l’Ouest et de l’Est. Lorsqu’il s’agit de grands projets industriels, il est naturel que ces projets se concentrent un peu plus souvent dans les grands pays, mais cela ne signifie pas nécessairement qu’il en résulte des déséquilibres. En réalité, même une grande usine en Allemagne par exemple, a un tissu de sous-traitants qui s’étend à travers toute l’Europe, bénéficiant ainsi à l’ensemble de l’Union européenne. En général, lorsque l’Europe se réindustrialise, même si cela ne se produit pas de manière uniforme dans les 27 pays, les retombées profitent à l’ensemble de l’Union.
Ce tissu d’entreprises européen peut être exposé à des risques externes, soulevant un enjeu de résilience. Quelles sont les politiques mises en place pour augmenter la résilience des chaînes de valeurs européennes ?
Je dirais qu’il y a deux étapes. La première consiste à identifier nos vulnérabilités. Cela n’est pas simple, car, au niveau gouvernemental, nous ne connaissons pas nécessairement les fournisseurs de toutes les entreprises d’un secteur donné. Même chaque entreprise, bien qu’elle connaisse ses fournisseurs directs, ne sait pas forcément qui fournit ces derniers. Ainsi, une entreprise peut penser avoir diversifié ses sources, mais en réalité rester dépendante du même fournisseur plus en amont. La DG Trésor pour la France et Commission européenne pour l’UE mènent un travail d’identification approfondi en examinant les détails de notre commerce pour déterminer les produits pour lesquels nous sommes fortement dépendants, par exemple, lorsque 90% de nos importations proviennent d’un seul pays. Parmi ces produits, on cherche ceux pour lesquels il n’y a pas de sources d’approvisionnement alternatives ou d’autres pays producteurs vers lesquels nous pourrions nous tourner en cas de besoin de diversification. Et parmi ceux-ci, il s’agit enfin d’identifier les produits stratégiques ou critiques, c’est-à-dire ceux dont le manque pourrait entraîner des problèmes dans des secteurs clés de l’économie, de l’alimentation, de la défense, de l’énergie, et d’autres domaines vitaux.
Une fois ce travail d’identification accompli, se pose ensuite la question de la marche à suivre. Tout d’abord, je dirais que la première solution consiste à encourager les entreprises des filières à mieux s’informer sur leurs chaînes de valeur et s’organiser pour diversifier leurs sources d’approvisionnement. Lorsque ce n’est pas possible, la relocalisation permet d’avoir une production sur notre sol, mais elle est souvent coûteuse en termes de subventions et de coûts de production. Il y a des raisons pour lesquelles certaines choses ne sont pas produites localement. Cependant, en dernier recours, notamment pour des produits critiques tels que les semi-conducteurs et les batteries, où il n’est pas viable de dépendre entièrement de l’étranger, la relocalisation peut être envisagée.
Vous évoquiez dans la conférence des JECO “Comment faire repartir l’Europe ?“ une augmentation des jeux non-coopératifs au sein du commerce international, tout comme le fait que l’UE est forte d’un marché unique important et leader dans le monde. En économie, l’une des solutions pour trouver un équilibre dans ce type de jeu peut être la menace crédible. L’UE doit-elle utiliser son marché unique (premier marché mondial) comme menace crédible selon les tensions géopolitiques ?
Une chose est sûre : l’accès au marché européen constitue un facteur d’influence indéniable. Avec ses 450 millions de consommateurs, le marché européen est le plus important au monde.Cela nous permet, entre autres, d’exercer une influence sur l’établissement des normes mondiales. Nous pouvons influencer les normes environnementales et sociales, car les entreprises étrangères s’y conforment pour accéder à notre marché. De plus, cela nous confère une influence en matière climatique, en particulier avec la mise en place, pour une phase transitoire actuellement, du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. L’objectif est de remédier aux distorsions causées par l’application d’un prix du carbone à nos industries sans que les importations ne soient soumises à cette contrainte, rétablissant ainsi l’équilibre. Ce mécanisme incite également les autres pays à adopter des instruments de tarification du carbone, favorisant ainsi la progression des objectifs climatiques, conformément à notre intention. Ainsi, cette influence est tangible.
Cependant, il est crucial pour l’Europe de ne pas céder à la tentation de s’engager dans une surenchère protectionniste. Dans ce jeu non coopératif, caractérisé par des subventions non conformes aux règles multilatérales, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a perdu en efficacité. Si l’on choisit de ne pas coopérer, il n’y a pas de sanctions immédiates, mais le système s’érode progressivement au détriment de tous les pays. Il est dans notre intérêt de ne pas abandonner l’idée de nous appuyer sur des règles du commerce, car cela a permis l’essor du commerce qui nous a largement bénéficié. L’enjeu est d’inciter les autres pays à respecter ces règles, et à défaut et de répondre à leurs pratiques non conformes de manière proportionnée pour éviter que nos économies soient pénalisées.
En quoi la recherche en économie, et en particulier l’approche de la direction générale du Trésor, peut-elle permettre d’établir les constats, de les détailler, et de dresser des solutions qui permettraient d’augmenter la résilience européenne ?
De manière générale, le Trésor, en particulier, ainsi que l’ensemble des décideurs en politique publique, s’appuient largement sur les travaux des chercheurs. Cette interaction avec la recherche est essentielle pour comprendre les sujets émergents, bénéficier d’analyses approfondies, et obtenir des évaluations pertinentes. Elle nous aide au quotidien dans l’élaboration des politiques publiques. Sur des thèmes tels que le renouveau des motifs et des instruments de politique industrielle, la définition d’une politique industrielle efficace, la prise en compte des écueils potentiels, l’évolution du commerce mondial, les coûts du protectionnisme, ainsi que les coûts de la fragmentation en blocs, les travaux académiques jouent un rôle crucial. Ces recherches fournissent des connaissances précieuses qui informent les décideurs politiques et orientent la prise de décision. Cette interaction avec les chercheurs est un élément vital dans la manière dont nous recevons, comprenons et adaptons les politiques publiques.