Dans leur récent Policy Brief du CEPII, Jézabel Couppey-Soubeyran, Erica Perego et Fabien Tripier (1) affirment qu’aujourd’hui, face aux conséquences néfastes du Covid-19 sur les économies européennes, la zone euro est menacée par le risque de contagion, c’est-à-dire par le passage d’une crise économique à une crise bancaire. Ce risque systémique n’est pas sans rappeler le lien inextricable existant entre la dette souveraine et le secteur bancaire, révélé lors de la crise de la zone euro. Alors que l’Europe s’apprête à affronter la pire crise économique qu’elle a connu depuis la Seconde guerre mondiale et que le spectre d’un nouvel enclenchement du cercle vicieux entre le risque souverain et le risque bancaire effraie les décideurs politiques et les économistes, nous revenons sur les enseignements délivrés par la crise de la zone euro quant à la dangereuse spirale entre dette et secteur bancaire.
De la crise des subprimes à la crise des dettes souveraines
En 2010, au prix d’une relance keynésienne et d’un coûteux sauvetage des banques commerciales, la zone euro émerge, pour la première fois depuis la chute de Lehman Brothers en 2008, de la crise financière mondiale, corollaire de l’éclatement de la bulle des subprimes aux États-Unis. Les économies de l’union monétaire européenne sont alors endettées, leurs finances publiques exsangues.
Seulement, les conséquences de ce plan de relance ne sont pas identiques d’un pays à l’autre. En effet, malgré le partage d’une monnaie unique, les pays membres conservent leur autonomie sur le volet budgétaire de leur économie. Or, comme le rappellent Bénassy-Quéré et Ragot (2015 (2)), faute de fédéralisme budgétaire, la coordination des politiques nationales est primordiale en zone euro pour endiguer un choc exogène de manière effective en raison des interconnexions existantes entre les économies européennes qui résultent de l’unification monétaire.
Effectivement, la perte de l’autonomie monétaire au niveau national implique le partage de variables économiques telles que l’inflation moyenne ou encore la balance des paiements, et nécessite, en ce sens, une certaine synchronisation budgétaire des Etats membres pour éviter de renforcer les effets négatifs d’un choc par des mesures de relance procycliques.
Cependant, force est de constater qu’en réponse au choc financier mondial en 2008, il y a eu autant de politiques de sortie budgétaires que de nombre d’États membres dans la zone monétaire européenne. À titre illustratif, les objectifs de relance de la France et de l’Allemagne ont sensiblement divergé (3).
Le gouvernement français a cherché à stimuler la demande intérieure via l’investissement, tandis que les dirigeants allemands ont misé sur une équation alliant univoquement investissement, emploi et consommation. Cette vaste marge de manœuvre des pays membres va de pair avec la part discrétionnaire qu’emporte la mise en œuvre de leur politique budgétaire.
De cette coordination difficile des plans de relance en zone euro se sont renforcées les divergences entre les dix-neuf économies européennes en raison de l’hétérogénéité de l’état de leurs finances publiques au sortir de leur politique expansionniste.
Toutefois, le clivage Nord-Sud, autrement dit la division entre les pays du cœur (i.e. Allemagne, Pays-Bas, Finlande) et les pays périphériques (i.e. Espagne et Italie) (4), s’est profondément enraciné dès lors que la crise des dettes souveraines a éclaté.
Crise des dettes souveraines et crainte de l’effondrement de la zone euro
En 2010, la fragmentation de la zone euro s’est confirmée alors qu’une consolidation budgétaire commune et prématurée dévoile une économie grecque foncièrement fragilisée, dont le risque de défaut sur sa dette affole les investisseurs.
La crainte de l’insolvabilité de la Grèce se propage au Portugal, à l’Italie, l’Espagne et à l’Irlande, connus communément sous le nom des PIIGS, qui sont également des pays aux finances publiques balbutiantes. Si les doutes sur les finances grecques naissent de la découverte de son laxisme budgétaire, c’est bien l’éclatement de bulles immobilières qui provoque la perte de confiance des marchés à l’encontre des autres PIIGS.
En outre, le manque de crédibilité sur les marchés financiers vis-à-vis des capacités de financement des PIIGS provoque une ouverture des spreads couplé à un phénomène de flight to quality, c’est-à-dire d’une réallocation des portefeuilles des investisseurs vers des obligations souveraines plus sûres. La déstabilisation des établissements bancaires européens est d’autant plus forte que cette situation est aggravée par une fuite des dépôts massives qui compromet la capacité des banques à financer les économies nationales.
La confiance des marchés est donc centrale dans le déclenchement du cercle vicieux entre risque souverain et secteur bancaire. Effectivement, l’incertitude des marchés vis-à-vis des pays du Sud est née du doute et de l’anticipation des investisseurs quant à l’effondrement potentiel de la zone euro en raison de la sortie d’un pays de l’union monétaire, en l’occurrence la Grèce.
Il est intéressant de constater que la dimension comportementale des marchés financiers joue un rôle substantiel dans une crise multidimensionnelle et de troisième génération, à l’instar de celle de la zone euro. L’aversion au risque guide les décisions de ces agents rationnels.
Plus encore, cette crise révèle que l’incomplétude architecturale d’une union monétaire renforce le lien entre banques et États. Construit sur un paradigme fédéral, l’euro ne repose toutefois pas sur un véritable État fédéral dans la mesure où la zone euro ne se compose pas d’une union budgétaire et d’un système bancaire unique.
À l’inverse, véritable union totale selon la typologie de l’intégration économique de Bela Balassa (5), les États-Unis constitue un exemple d’union monétaire viable (6) puisque c’est une institution fédérale qui a pour mission de recapitaliser les institutions bancaires en cas de faillite et non les États. Ainsi, les mauvaises finances publiques d’un État ne sont pas considérées sur les marchés comme un signe de potentiel défaut de paiement.
EU Next Generation, un renforcement préventif du fédéralisme européen contre un potentiel risque souverain
Si la pandémie de la Covid-19 se distingue par son caractère inédit, la gestion budgétaire de la crise économique qui en découle n’est pas sans rappeler celle de la crise financière de 2007. En effet, les États de la zone euro ont mené des plans de relance chacun de leur côté. Il en résulte que certains pays sont économiquement plus affectés que d’autres.
Par exemple, si nous nous intéressons une nouvelle fois au cas de l’Allemagne et de la France, selon les prévisions de l’OCDE (7), s’observe un écart abyssal entre les chiffres de la récession allemande et ceux de la récession française. Cette dernière sera comprise entre 11 et 14% alors qu’en Allemagne, elle oscillera entre 6 et 9%.
Une fois de plus, l’hétérogénéité des finances publiques gagne la zone euro alors que la crise de la zone euro a montré que l’on ne peut ignorer le risque zéro en termes risque souverain. D’autant plus que Jézabel Couppey-Soubeyran, Erica Perego et Fabien Tripier s’accordent sur le fait qu’à l’heure de la crise du Covid-19, si un emprunt sur cinq ne fait pas l’objet d’un remboursement, les institutions bancaires ne disposeraient plus de fonds propres tant en termes de capital que de réserve. Une crise d’insolvabilité n’est donc définitivement pas une option à prendre à la légère.
Contrairement à 2010, le risque souverain serait ici la résultante d’un choc réel, et non financier, en raison de la mise sous cloche forcée des économies européennes à cause de la pandémie de Covid-19. L’ampleur et la gravité d’un tel choc pourraient être similaire à la crise des dettes souveraines, et ce, malgré l’évolution du cadre réglementaire et institutionnel de la zone euro (8).
En effet, si le Mécanisme européen de stabilité (MES) ambitionne de résoudre le type d’impasse dans laquelle est actuellement la zone euro, les contreparties qu’il impose sont lourdes de conséquence pour les pays qui bénéficient de son aide. Le cas grec en est un exemple probant. En contraignant le pays à une mise en œuvre d’une sévère austérité, le MES a bousculé la Grèce dans une crise économique, sociale et politique sans précédent.
Ainsi, pour éviter la répétition d’une inconfortable crise de la zone euro, le programme EU Next-Generation, fruit d’âpres négociations, vise à rassurer les marchés et éviter une nouvelle fragmentation de la zone comme ce fut le cas lors de la crise de la zone euro.
La volonté européenne quant à la survie de la zone euro face à cette nouvelle épreuve est particulièrement mise en exergue par l’accord des États membres sur une mutualisation de l’émission de la dette européenne sur les marchés financiers par l’intermédiaire de la Commission européenne. Pour la première fois depuis la création de l’union monétaire européenne, les pays membres de la zone euro vont centraliser leurs dépenses dans l’espoir d’éviter une nouvelle ouverture des spreads des taux d’intérêt et donc l’enclenchement du cercle vicieux entre le risque souverain et le secteur bancaire.
Bien que temporaire, cette inédite et considérable avancée vers un fédéralisme européen, confirme une nouvelle fois les mots de Jean Monnet, « l’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises ».
Sources :
- Jézabel Couppey-Soubeyran, Erica Perego & Fabien Tripier , 2020. “Les banques européennes à l’épreuve de la crise du Covid-19,” CEPII Policy Brief 2020- 32, 2020, CEPII.
- Bénassy-Quéré, A. et Ragot, X. (2015). « Pour une politique macroéconomique d’ensemble en zone euro ». Notes du conseil d’analyse économique, vol. 21(2), 1-12.
- Wyplosz, C. (2014). « La crise de la zone euro et les deux BCE », Revue d’économie financière, vol. 113(1), 61-76.
- Antonin, C., Blot, C., Creel, J., Hubert, P., Labondance, F. & Touzé, V. (2014). Comment lutter contre la fragmentation du système bancaire de la zone euro ?. Revue de l’OFCE, 136(5), 171-219.
- Balassa, B. (1961). The Theory of Economic Integration, London, Allew and Unwin.
- Varoudakis, A. (2019). « L’Union bancaire et la réforme de l’architecture financière de la zone euro », Bulletin de l’Observatoire des politiques économiques en Europe, Observatoire des Politiques Économiques en Europe (OPEE), juillet, vol. 40(1), 29-36.
- Perspectives économiques de l’OCDE, juin 2020, http://www.oecd.org/perspectives-economiques/juin-2020/.
- Face aux manques d’instruments pour briser le cercle vicieux entre le risque souverain et le secteur bancaire, de nouveaux outils sont introduits en zone euro à l’instar des « coussins contracycliques » obligatoires pour renforcer la résilience des établissements bancaires. Parallèlement, conformément aux accords de Bâle III, les ratios de fonds propres ont été renforcés afin de que les banques disposent de plus de liquidités pour juguler un potentiel futur choc exogène. En 2014, a été créée l’union bancaire le but de prévenir et de surveiller le risque systémique au sein de l’union monétaire européenne grâce à une surveillance accrue des établissements systémiques, c’est-à-dire des Too-Big-To-Fail.
Bibliographie :
- Balassa, B. (1961). The Theory of Economic Integration, London, Allew and Unwin.
- Bénassy-Quéré, A. et Ragot, X. (2015). « Pour une politique macroéconomique d’ensemble en zone euro ». Notes du conseil d’analyse économique, vol. 21(2), 1-12.
- Couppey-Soubeyran, J., Perego, E. et Tripier, F. (2020). “Les banques européennes à l’épreuve de la crise du Covid-19,” CEPII Policy Brief 2020- 32, 2020, CEPII.
- Rolland, S. (2013). Casser le cercle vicieux est devenu une priorité. Les Echos, 26.
- Varoudakis, A. (2019). « L’Union bancaire et la réforme de l’architecture financière de la zone euro », Bulletin de l’Observatoire des politiques économiques en Europe, Observatoire des Politiques Économiques en Europe (OPEE), juillet, vol. 40(1), 29-36.
- Wyplosz, C. (2014). « La crise de la zone euro et les deux BCE », Revue d’économie financière, vol. 113(1), 61-76.
- Antonin, C., Blot, C., Creel, J., Hubert, P., Labondance, F. et Touzé, V. (2014). Comment lutter contre la fragmentation du système bancaire de la zone euro ?. Revue de l’OFCE, 136(5), 171-219.
- Perspectives économiques de l’OCDE, juin 2020, http://www.oecd.org/perspectives-economiques/juin-2020/.