Auteur : Valentin Roussarie
Pour beaucoup d’étudiants en économie, la notion de multiplicateur keynésien est tout sauf inconnue. Le multiplicateur keynésien n’est cependant pas le seul multiplicateur de la théorie économique. Cet article cherche à montrer d’où vient l’effet de multiplication : comment l’argent peut-il créer de l’argent ? Il abordera également les principales questions qui se posent dans l’analyse de ces multiplicateurs.
Résumé
Comment fonctionnent les multiplicateurs du revenu et de l’emploi ?
- Dans une économie fermée à deux classes sociales, on trouve des entrepreneurs, qui perçoivent des profits, et des travailleurs, qui perçoivent des salaires. Les salaires et les profits composent le revenu national qui est égal à la valeur ajoutée de l’économie, ou PIB.
- Les agents économiques utilisent leur argent pour consommer ou épargner. L’épargne est égale à l’investissement. Donc le revenu national est soit consommé, soit investi.
- Lorsque le revenu d’un agent économique augmente de £100, ses dépenses de consommation augmentent de moins de £100.
- À partir de cette augmentation de la consommation, on peut calculer un multiplicateur keynésien. Il montre comment une augmentation initiale de l’investissement entraîne une hausse du revenu (salaires et profits), ce qui entraîne une hausse des dépenses de consommation. Pour y répondre la production augmente encore, et donc le revenu augmente, et ainsi de suite.
- La valeur finale de l’augmentation du revenu est égale à l’augmentation initiale de l’investissement multipliée par le multiplicateur keynésien.
- Pour que cet effet multiplicateur fonctionne, il faut que la capacité de production puisse augmenter rapidement à court-terme : autrement dit, il faut du chômage involontaire. Cette nécessité a été mise en avant par Kahn, dans sa théorie du multiplicateur de l’emploi.
Quelles questions se posent dans l’analyse de ces multiplicateurs ?
Divers éléments peuvent lisser l’effet du multiplicateur dans le temps, le rendant moins puissant à court-terme :
- Le délai avec lequel les salaires et profits sont versés : plus il faut attendre avant d’empocher son salaire ou ses profits, plus l’effet du multiplicateur est retardé.
- La présence de rentiers : les rentiers perçoivent des profits sur le capital. Dans les faits, ces profits leurs versés avec des délais plus longs que les salaires. Une partie des revenus est donc versée tard. Par conséquent, la présence de rentiers retarde l’effet du multiplicateur.
- La vitesse de circulation de la monnaie : plus la monnaie circule vite, plus le multiplicateur produira ses effets tôt.
Les retards dans le déploiement de l’effet multiplicateur à court terme rendent plus difficile d’évaluer l’effet du multiplicateur: il est difficile de séparer l’effet du multiplicateur d’éléments conjoncturels. Cela ouvre donc la voie à des débats intenses sur la valeur du multiplicateur.
Le commerce extérieur perturbe également le jeu du multiplicateur :
- Les effets d’une politique d’investissement peuvent être exportés : si la hausse du revenu sert à acheter des biens importés, la production nationale n’augmente pas, c’est la production des pays étrangers qui augmente pour fournir les importations, et les effets du multiplicateurs s’exportent.
- Les effets d’une politique d’investissement peuvent être importés : la production d’un pays est stimulée par ses exportations (plus sa propension à exporter est forte, plus une hausse de la demande d’exportations stimule l’économie nationale). Dans ce cas, quand des pays étrangers voudront importer des biens nationaux, cela stimulera l’économie et permettra de faire jouer le multiplicateur.
Pendant leur premier cours de macroéconomie, il est fréquent que l’on enseigne aux étudiants de première année en économie les éléments de base de la macroéconomie keynésienne, et notamment le principe du multiplicateur. Dans cet article, nous allons regarder de plus près comment fonctionne ce mécanisme.
Article
Un cours de rattrapage en macroéconomie
Production et Distribution
En premier lieu, il convient de définir ce que l’on entend par revenu national. Pour faire simple, dans cet article, on ne considérera qu’une économie fermée, qui ne commerce donc avec aucun autre pays.
Le processus de production utilise des matières premières pour les transformer ensuite en des produits et services. L’écart entre la valeur des produits finis et celle des matières premières est appelé la valeur ajoutée (elle est ajoutée aux matières premières par l’économie). Le produit intérieur brut est égal à toute la valeur ajoutée produite au sein de cette économie.
Ensuite, à niveau micro- et macroéconomique, la production de valeur ajoutée nécessite du travail et du capital (les machines). Ainsi, la valeur ajoutée est partagée entre les travailleurs qui apportent le travail et les entrepreneurs qui possèdent du capital. Encore une fois, par simplicité, on ignore la possibilité de rentiers qui détiennent du capital mais n’organisent pas la production, contrairement aux entrepreneurs. Les travailleurs gagnent un salaire, et les entrepreneurs gagnent des profits.
Le revenu de la société est la somme des revenus de ces membres. Par conséquent, le revenu national est égal à la somme des profits et des salaires, c’est-à-dire à la valeur ajoutée et donc au produit intérieur brut.
L’égalité entre le revenu et la production de valeur ajoutée est toujours valable dans notre économie fermée.
Revenu et Dépenses
Dans la mesure où l’on s’intéresse à la production et la distribution, rien de bien extraordinaire n’apparaît. Intéressons-nous maintenant aux dépenses.
Supposons que les travailleurs utilisent leurs salaires pour consommer ou épargner. On fait abstraction de toutes les questions liées aux impôts et aux taxes.
Supposons que les entrepreneurs peuvent utiliser leurs profits pour consommer ou épargner. Ils peuvent également vouloir investir dans de nouvelles machines. Pour cela, ils doivent emprunter de l’argent à la banque. Cet argent emprunté vient des banques, donc des épargnes des entrepreneurs et travailleurs. On admettra donc que les dépenses d’investissement sont égales aux épargnes.
Épargner signifie que l’on met de côté une partie de notre revenu, par exemple sur un compte bancaire, pour l’utiliser plus tard. Plus simplement, épargner signifie « ne pas consommer pour l’instant ».
Consommer signifie que l’on dépense notre revenu dans des achats qui nous apportent de la satisfaction. Par exemple, acheter de la nourriture est inclus dans la consommation, puisque cela n’a pas d’autre objectif que de manger et satisfaire notre faim.
Investir signifie que l’on dépense notre revenu pour pouvoir produire. Par exemple, en achetant un robot laser pour produire des voitures, on fait un investissement. Clairement, ce robot ne répond pas directement à nos envies (sauf pour les fans de robots-laser).
L’Insee définit l’investissement comme les biens “utilisés de façon répétée ou continue dans d’autres processus de production pendant au moins un an” [1], soulignant ainsi qu’il s’agit de biens ayant vocation à durer et non pas à usage unique.
La différence entre l’investissement et la consommation est cependant parfois floue, en particulier pour les biens de longue durée. Une maison peut être un investissement (si l’on s’en sert comme quartier général pour l’entreprise, ou plus simplement si on la loue, ou si on l’achète avec la perspective de la revendre plus cher dans quelques années) et un bien de consommation (si on vit dedans).
Enfin, on peut distinguer 2 secteurs dans notre économie, l’un produisant des biens de consommation et l’autre produisant des biens d’investissement. On appelle C la production du premier et Z la production du second.
Un peu de formalisation
Tout ce que nous venons de dire peut être exprimé d’une façon un peu plus formelle.
On utilisera les notations suivantes : le produit intérieur brut est Q; l’ensemble des salaires est W; l’ensemble des profits est R; l’ensemble de la consommation est C; l’ensemble de l’investissement est Z, l’ensemble des épargnes est S et le revenu national est Y.
L’égalité entre les épargnes et l’investissement est: S = Z.
La distribution du revenu est telle que: Y = W + R. Si l’on suppose que la répartition entre salaires et profits est constante au cours du temps, on peut dire que les salaires sont une part du revenu et les profits la part complémentaire. Notons x le pourcentage des salaires par rapport au revenu national, ce qui donne: Y = x Y + (1-x) Y
L’utilisation du revenu donne: Y = C + S.
L’égalité entre le revenu national et la production donne: Y = Q.
La composition de la production est: Q = C + Z.
Par conséquent, on obtient une équation fondamentale: Y = C + Z.
Obtenir le multiplicateur
Supposons que les travailleurs ont une fonction de consommation keynésienne, c’est-à-dire, ils consomment selon le modèle : CW = A + uW. On dit alors que u est leur propension marginale à consommer.
De même, les entrepreneurs consomme selon : CR = B + vR. On dit que v est leur propension marginale à consommer.
Le total des dépenses de consommation est la somme des dépenses de consommation des entrepreneurs et des travailleurs. L’équation fondamentale devient alors : Y = A + B + uW + vR + Z.
En se rappelant que les salaires sont une portion du revenu on peut remplacer W et R par x Y et (1-x) Y, ce qui donne : Y = A + B + Z + u(x Y) + v (1-x) Y.
Que l’on peut exprimer : Y = A + B + Z + [ux + v (1-x)] Y.
L’expression [ux + v (1-x)] n’est autre que la moyenne pondérée des propensions marginales à consommer des travailleurs et des entrepreneurs. Autrement dit, c’est la propension marginale à consommer moyenne de l’économie.
Puisque u et v sont tous deux des propensions marginales à consommer, elles sont comprises entre 0 et 1. Ainsi ux < x et v(1-x) < (1-x). En additionnant les deux, on obtient [ux + v (1-x)] < 1. Ce résultat est crucial pour le reste de la démonstration.
En transformant mathématiquement, on obtient :
Y = (A+B+Z)/(1 – [ux + v (1-x)])
Puisque A et B sont des constantes, elles ne varient pas. En revanche Z peut varier. Toute variation ΔZ dans l’investissement Z génère une variation du revenu national égale à ΔY=ΔZ/(1 – [ux + v (1-x)]), qui est supérieur à ΔZ, puisque le dénominateur est inférieur à 1.
La valeur 1/(1 – [ux + v (1-x)]) est appelée le multiplicateur du revenu (ou multiplicateur keynésien), puisqu’il transforme une hausse de l’investissement en une hausse encore plus grande du revenu national.
La mécanique du multiplicateur
Dans la section précédente, on s’est focalisé sur le multiplicateur d’un point du vue très agrégé.
Comme il a été mentionné plus haut, le revenu national est la somme des revenus des agents de notre économie. Le revenu national est un flux, et non un stock. Ce qui nous intéresse est le fait que l’argent passe dans les mains d’un agent. Ce que cet agent fait de son argent est inintéressant. Autrement dit, si quelqu’un gagne £100, leur revenu est de £100, peu n’importe s’ils le dépensent ou l’épargnent.
Le circuit d’une centaine de livres
Puisque nous raisonnons avec des livres sterling, supposons que le gouvernement dépense 100 livres en investissement.
Ces £100 vont être dépensés pour construire des routes inutiles (par exemple, des routes qui ne vont nulle part). On ne s’intéresse pas à l’utilité de l’investissement, donc construire des routes inutiles permet d’évacuer cette difficulté. Pour construire ces routes, on a besoin d’acheter des matières premières, d’embaucher des travailleurs et d’utiliser du capital appartenant aux entrepreneurs.
Ces £100 vont se partager entre les matières premières, les profits et les salaires. Ceci dit, les producteurs de matières premières utilisent des matières primitives qu’ils vont transformer avec du travail et du capital. Là encore, l’argent dépensé en matières premières sera partagé entre l’achat des matières primitives, des salaires et des profits des producteurs de matières premières. En poursuivant ce raisonnement jusqu’au tout début de la chaîne de production, on arrive à des ressources naturelles comme la terre ou les mines, qui appartiennent à des capitalistes. Ainsi, toute dépense en matière première termine dans les mains de travailleurs ou d’entrepreneurs. Donc toute dépense en investissement finit entre les mains des entrepreneurs ou des travailleurs.
Nommons F la quantité de l’investissement qui termine dans les mains des travailleurs et G la quantité de l’investissement qui termine dans les mains des capitalistes. On a donc : F+G = £100. La partie qui finit dans les mains des travailleurs est donc une portion des £100, notons la h. Ce qui donne : F = 100h et G = 100(1-h).
Passons maintenant à une analyse théorique du circuit emprunté par cet argent investi. Le raisonnement dans les lignes suivantes sera quelque peu abstrait. Si vous préférez des valeurs concrètes, un exemple chiffré sera dispensé dans la section Un Exemple du Multiplicateur.
Jetons un coup d’œil au comportement des travailleurs. Pour construire nos routes un certain nombre de travailleurs a été embauché à salaire donné. Notons ce salaire m.
On suppose qu’il n’existe qu’une seule technique de production connue, si bien que les entrepreneurs ne peuvent pas décider de remplacer du travail par du capital quand le salaire est trop élevé. Si l’on voulait modéliser cela par une fonction de production, on utiliserait une fonction de Leontief, avec des coefficients fixes: en notant Y la production, K le nombre de machines et L le nombre de travailleurs, et en notant min{x, y} la fonction qui renvoie la valeur la plus petite parmi x et y, on aurait:
Y = min{αK, βL}
Pour maximiser leur revenu, les entrepreneurs doivent embaucher un nombre de travailleurs qui est exactement nécessaire pour manipuler les machines. Raisonnons à partir de la formule ci-dessus: si L est tel que βL est plus grand que αK, augmenter encore L n’augmentera pas la production Y, à cause de la fonction minimum. Par exemple, si l’on a 3 ordinateurs, et qu’il faut avoir 3 hommes pour les utiliser, alors on ne sera pas plus productifs en ayant 4 hommes avec 3 ordinateurs (un homme restera sans rien faire) ou en ayant 2 hommes et 3 ordinateurs (1 ordinateur restera sans rien faire). Ceci implique que la part des revenus vouée aux salaires est connue à l’avance. Si l’entrepreneur dépensait plus en salaires et embauchait plus de travailleurs, alors certains travailleurs n’auraient pas de matériel pour travailler. Ainsi, ils gagneraient des salaires et ne produiraient rien, ce qui n’a aucun intérêt pour l’entrepreneur (et diminuerait même son taux de profit). S’il dépensait moins en salaires et embauchait moins de travailleurs, alors certaines machines n’auraient aucun travailleur pour les faire fonctionner. Ainsi, pour la même quantité de capital, on produirait moins de finaux, ce qui implique un taux de profit inférieur. Ainsi, lorsqu’il y a une seule technique, maximiser le taux de profit signifie que la part des salaires dans la production est connue à l’avance.
A partir de cette part des salaires, on peut calculer le nombre d’emplois créés. Dès lors que l’on permet plusieurs techniques de production, la part allouée aux salaires dépend du niveau des salaires, ce qui rend l’analyse plus complexe.
Ainsi, à partir des £100 d’investissement, donc une quantité F est destinée à payer des salaires, on peut créer : F/m emplois.
Puisque le revenu des travailleurs de notre économie a augmenté de F, leur consommation va augmenter de uF, d’après la fonction de consommation keynésienne.
Le revenu des entrepreneurs de notre économie augmentant de G, leur consommation augmente de vG.
Ainsi, l’investissement de l’Etat a généré un revenu de £100 partagé entre les entrepreneurs et les travailleurs. De ces £100, une partie est consommée, en l’occurrence : uF+vG = 100 [uh + v(1-h)]. A présent, l’augmentation du revenu national est de £100, quelle que soit la dépense en consommation. En effet, on rappelle que si quelqu’un a un revenu de £100, son revenu est de £100, quoi qu’il fasse de cet argent (qu’il le consomme ou l’épargne).
Ces uF+vG sont dépensés en consommation, c’est-à-dire dans la production du secteur de la consommation. Ils sont donc partagés entre les matières premières, les salaires et les profits. La conclusion obtenue précédemment s’applique ici également. On peut donc considérer que ces uF+vG se partagent entre les salaires et les profits. Supposons que les la distribution entre salaires et profits est identique dans le secteur de la consommation à celle dans le secteur de l’investissement (qui a construit les routes). Ainsi, la dépense en consommation, égale à uF+vG = 100 [uh + v(1-h)], sera partagée entre les salaires et les profits : 100 h [uh + v(1-h)] pour les salaires et 100 (1-h) [uh + v(1-h)] pour les profits. Ainsi, une quantité 100 h [uh + v(1-h)] + 100 (1-h) [uh + v(1-h)] = 100 [uh + v(1-h)] atterrit dans les mains des travailleurs et entrepreneurs du secteur de la consommation.
Dès lors, notre investissement de £100 a généré un revenu de 100 + 100 [uh + v(1-h)] > £100, c’est-à-dire plus que les £100 dépensés initialement. Quant aux emplois, si le niveau de salaire est toujours égal à m, on a créé : 100 h [uh + v(1-h)]/m emplois dans le secteur de la consommation. Jusqu’à présent, nos £100 investis par l’Etat ont créé : F/m + 100 h [uh + v(1-h)]/m = 100h/m + 100 h [uh + v(1-h)]/m = 100h [1 + uh + v(1-h)]/m emplois.
La hausse du revenu
Les travailleurs et entrepreneurs du secteur de la consommation vont consommer également. Une partie de leur revenu sera dépensé, créant ainsi d’autres jobs et d’autres revenus. En suivant ce raisonnement à l’infini, on observe les éléments suivants. La hausse du revenu se comporte ainsi :
100 – si l’on ne s’intéresse qu’à l’investissement initial en routes.
100 + 100 [uh + v(1-h)] – si on considère l’investissement initial et ses conséquences directes sur le secteur de la consommation.
100 + 100 [uh + v(1-h)] + 100 [uh + v(1-h)]² – si on considère l’investissement initial, ses conséquences directes sur le secteur de la consommation et le revenu engendré par les dépenses des travailleurs et des entrepreneurs du secteur de la consommation.
Et ainsi de suite. Finalement, en additionnant les revenus générés, on obtient la série:
100; 100 + 100 [uh + v(1-h)]; 100 + 100 [uh + v(1-h)] + 100 [uh + v(1-h)]²; etc.
Nous cherchons la valeur finale de la série, c’est-à-dire sa limite. Pour la calculer, il suffit de réécrire les termes de la série sous forme générique :
100 [1+(uh+v(1-h))1+(uh+v(1-h))2+(uh+v(1-h))3+…
La partie comprise entre crochets est égale à 1/(1 – [ux + v (1-x)]), lorsque l’on tend à l’infini. Ce quotient est supérieur à 1, si bien que l’investissement initial de £100 génère une hausse de revenu de 100/(1 – [ux + v (1-x)]).
Cet effet de multiplicateur du revenu national a été proposé par John Maynard Keynes dans son opus magnus de 1936, la Théorie Générale de l’Emploi, de la Monnaie et de l’Intérêt [2].
La création d’emplois
Chaque dépense crée des emplois. Regardons en détail ce qui se passe concernant la quantité d’emplois créés.
100h/m – si on ne compte que les emplois pour créer des routes.
100h (1+ [uh +v(1-h)])/m – si on tient compte des emplois pour créer les routes, et les emplois permettant aux entrepreneurs et travailleurs des routes de consommer.
100h (1+ [uh +v(1-h)] + [uh +v(1-h)]²)/m – si on prend en compte les emplois pour construire des routes, ceux créés en conséquence de la consommation des travailleurs et entrepreneurs des routes, et ceux créés en conséquence de la consommation des travailleurs et entrepreneurs du secteur de la consommation.
Et ainsi de suite.
On observe que la série obtenue est égale à h/m fois la série obtenue dans la section précédente. Ce n’est pas surprenant : h est la partie du revenu vouée à payer des salaires et m le niveau des salaires.
Ainsi , un investissement de £100 va créer 100h/(1 – [ux + v (1-x)])m emplois. Puisque 1/(1 – [ux + v (1-x)])>1, le nombre d’emplois créés est supérieur à celui créé par l’investissement initial pour les routes.
Ce multiplicateur de l’emploi a été développé avant le multiplicateur de Keynes, à savoir en 1931 par le futur Keynésien Richard Kahn dans un article resté célèbre : “The Relation of Home Investment to Unemployment” [3].
Cependant, une condition importante pour que ce mécanisme fonctionne est que l’on puisse créer des emplois. En effet, si l’économie connaît une situation de plein emploi, le chômage n’est que frictionnel ou volontaire et aucun emploi supplémentaire ne peut être créé. L’effet multiplicateur ne fonctionne alors pas.
Pour que le mécanisme fonctionne, il est nécessaire qu’au moins 100h/(1 – [ux + v (1-x)])m soient au chômage et veuillent travailler. Il doit donc y avoir du chômage involontaire. Dès lors que cette condition n’est pas remplie, l’effet multiplicateur ne fonctionne pas, et l’investissement n’est pas utile (du moins pas à son maximum d’utilité). De même, il faut que des machines soient disponibles assez facilement (à l’achat ou bien des machines qui étaient inutilisées jusqu’à présent) pour pouvoir embaucher des travailleurs.
De plus, puisque la création de revenus et la création d’emplois sont liés, un multiplicateur ne peut pas fonctionner si l’autre ne fonctionne pas. Puisque la technique de production est constante et qu’il n’y a pas de substitution possible entre le capital et le travail, une hausse du revenu engendre une hausse des emplois. Ainsi, si la hausse de l’emploi n’a pas lieu, alors la hausse du revenu n’aura pas lieu non plus.
Par conséquent, d’un point de vue théorique, une politique économique basée sur le multiplicateur keynésien est utile en période de dépression économique. Ceci a amené Hicks à dire que la Théorie Générale de Keynes n’était rien d’autre qu’un traité d’économie de la dépression.
Un Exemple du Multiplicateur
Pour être clair, prenons un exemple. Supposons que le gouvernement dépense £100 pour construire des routes. De ces £100, supposons que £50 sont voués aux salaires et £50 sont alloués aux profits. Le h des sections précédentes est donc égal à 0.5. Supposons que le niveau de salaire est 5. Ainsi, cet investissement crée 50/5 = 10 nouveaux jobs de constructeurs de routes.
Supposons que la propension marginale à consommer des travailleurs est de 0.5 et la propension marginale à consommer des entrepreneurs est de 0.25.
Ainsi, le revenu des travailleurs a augmenté de £50, et leur consommation augmente par 50 fois 0.5 = £25. Le revenu des entrepreneurs a augmenté de £50 et leur consommation de £12.5. Par conséquent, £37.5 vont être dépensés en consommation. Ceci va créer une hausse de £18.75 dans les salaires et de £18.75 dans les profits. Étant donné le niveau de salaires, ceci va créer 18.75/5 = 3.75 emplois.
Après cette étape, les £100 investis initialement ont créé une hausse de £100 + £37.5 = £137.5 dans le revenu national. Le nombre de jobs créés est 10 + 3.75 = 13.75.
Ensuite, la hausse de £18.75 dans les salaires génère une hausse de £9.375 dans la consommation. Et la hausse de £18.75 engendre une hausse de £4.6875 dans la consommation. Ceci donne une hausse dans la consommation de £14.0625 et une création de 1.40625 emplois.
Raisonnant ainsi indéfiniment, avec à chaque étape des quantités toujours plus petites, on arrive à une hausse totale du revenu de £160 et une création de 16 emplois. Répétons un élément clé de la section précédente : pour que cette mécanique fonctionne convenablement, il est important qu’au moins 16 personnes soient en chômage involontaire, c’est-à-dire qu’elles veulent travailler au salaire actuel (ici : £5) mais ne trouvent pas de travail.
Quelques réflexions supplémentaires sur l’économie keynésienne
La propension à consommer
Nous avons supposé que la fonction de consommation Keynésienne était égale à A + uW pour les travailleurs et B + vR pour les entrepreneurs. Dans les deux cas, il existe une consommation autonome fixe et une partie variable qui dépend du revenu des agents. Seule une partie de ce revenu est dépensé en consommation.Quand le revenu augmente d’une unité, la consommation augmente de u ou v selon les cas.
Dans les fonctions de consommation keynésienne, lorsque le revenu augmente d’une unité, alors une partie de cette unité est dépensée en consommation. Cette partie est appelée la propension marginale à consommer et est supposée constante, quel que soit le revenu.
Cette constance de la propension marginale à consommer peut être remise en question. Lorsque le revenu augmente, les gens vont consommer plus (c’est une supposition fréquente dans le monde de la théorie économique). La question maintenant est : consommer plus certes, mais de combien ?
La constance de la propension marginale à consommer signifie que la consommation de quelqu’un va augmenter de la même quantité, que leur revenu passe de £1000 à £2000 ou bien de £2 milliards à £2.000002 milliards. Ceci semble un peu extrême. En effet, les gens ne vont pas se mettre à manger deux fois ou cinq fois ou cent fois plus parce que leur revenu augmente.
Cependant, la consommation n’est rien d’autre qu’un panier de biens et services. Lorsque l’on s’enrichit, ce panier n’augmente pas nécessairement en quantité (on ne mange pas trente fois plus) mais il peut varier en qualité. Par exemple, la quantité de nourriture consommée par quelqu’un de riche peut être un peu plus élevée que la quantité consommée par quelqu’un de plus pauvre, mais surtout la nourriture de la personne plus riche est composée d’aliments qui coûtent plus. Plus on est riche, plus on mange des plats sophistiqués, au restaurant, etc.
Ces deux effets jouent dans des directions opposées : lorsque le revenu augmente, la quantité de biens et services de consommation augmente moins que proportionnellement, alors que le prix des biens consommés augmente plus que proportionnellement. Selon lequel de ces effets l’emporte, la dépense totale en consommation va soit augmenter en proportion avec le revenu (propension marginale à consommer constante), soit augmenter plus qu’en proportion avec le revenu, soit augmenter moins qu’en proportion avec le revenu.
Le Rentier
Dans son opus magnum The Accumulation of Capital, Joan Robinson étudie la situation des détenteurs de capital passifs : les rentiers [4]. Ces détenteurs de capital passifs obtiennent des dividendes issus des profits, qu’ils peuvent ensuite consommer ou épargner. L’investissement augmente le revenu et les profits, et donc les dividendes. Cette hausse des dividendes peut donc résulter dans une hausse de la consommation, et l’effet multiplicateur peut jouer.
Ceci étant, comme Joan Robinson le souligne, les salaires sont payés plus régulièrement (chaque semaine ou chaque mois) que les dividendes (chaque année). Ainsi, les multiplicateurs des travailleurs et des rentiers n’ont pas lieu en même temps. Les rentiers agissent avec un certain retard, si bien que l’effet de leur multiplicateur arrive plus tard qu’il ne le faudrait.
Supposons que notre économie traverse une grave récession économique. Le gouvernement décide de dépenser de l’argent dans des routes inutiles (ou quelque autre projet inintéressant). Puisque les travailleurs et entrepreneurs consomment leurs revenus dès qu’ils les reçoivent, des emplois peuvent être créés et la récession être combattue. L’économie repart vers la prospérité. Mais quand les rentiers obtiennent leurs dividendes, quelques mois plus tard, l’économie a déjà avancé vers la prospérité, leur consommation aurait été plus utile au plus fort de la récession que maintenant que l’économie est en route vers le plein emploi.
Le commerce international
Jusqu’à présent, nous avons supposé que l’économie était fermée. Lorsque l’on ouvre notre économie, une partie de la consommation peut être importée et une partie peut être exportée.
Ceci a deux effets sur les multiplicateurs de l’emploi et du revenu.
La hausse du revenu peut être utilisée pour acheter des biens et services de consommation importés. De cette façon, l’argent sort du pays et augmente le revenu national d’un autre pays, et crée des emplois là-bas. Puisqu’une part du revenu sort, il en reste moins à l’intérieur de nos frontières, ce qui crée donc moins d’emplois et augmente moins fortement le revenu national. On dit alors que les effets de la politique Keynésienne ont été exportés. Ceci a été mis en avant par le modèle Mundell-Fleming [5] [6].
D’un autre côté, si certains pays se portent mieux et décident d’importer des biens et services produits chez nous, notre économie va donc exporter une partie de sa production. Ainsi, la production peut alors augmenter, tout comme le revenu national et des emplois sont créés. Puisque les travailleurs qui produisent les biens d’exportations consomment, le multiplicateur peut jouer. Cette croissance menée par les exportations a été théorisée par l’économiste Anthony Thirlwall [7].
Le rôle du temps dans l’effet multiplicateur
Dans la section sur les rentiers, nous avons vu succinctement le rôle du temps dans l’analyse du multiplicateur. Le temps joue en effet un rôle essentiel.
Premièrement, le moment où les travailleurs et entrepreneurs reçoivent leurs salaires et profits détermine le moment où ils les dépensent (on suppose que les gens ne dépensent pas l’argent avant de le gagner). Supposons que les salaires et les profits soient payés une fois par an, par exemple le 1er janvier. Une crise économique commence en février. Pour la combattre, le gouvernement investit. Les salaires et profits seront versés le 1er janvier de l’année suivante cependant. Ceci signifie que l’effet multiplicateur ne va pas débuter avant l’année suivante.
Deuxièmement, les dépenses peuvent prendre un peu de temps avant d’être faites. Quand quelqu’un est payé, il ne dépense pas cela en consommation immédiatement. Par exemple, cette personne peut être payée le 1er janvier et dépenser pour la première fois le 5 janvier. Ensuite, les travailleurs et entrepreneurs du secteur de la consommation seront payés avec un certain retard, par exemple le 10 janvier et sera ensuite dépensé à nouveau le 15 janvier par exemple. Cette dépense faite par les travailleurs et entrepreneurs du secteur de la consommation va générer ensuite des revenus et créer des emplois avec encore des délais. Ainsi, cela peut prendre un certain temps pour que le multiplicateur déploie totalement ses effets.
Troisièmement, les dépenses sont lissées sur le temps. En effet, le 5 janvier, notre constructeur de routes ne dépense pas l’intégralité de son argent dédié à la consommation. Il peut en dépenser une partie le 5 janvier, une autre partie le 15 janvier et enfin une dernière partie le 22 janvier. Si les employeurs et travailleurs situés en aval agissent de la même façon, ceci ralentit le déploiement des effets du multiplicateur.
En conséquence, l’effet du multiplicateur peut être compliqué à identifier. Par exemple, prenons un multiplicateur qui vaut 2. Cela signifie qu’un investissement de £100 va augmenter le revenu national de £200. Cependant, cette augmentation de £200 peut s’étaler sur plusieurs mois, voire années. Le revenu national pourra par exemple augmenter de £50 cette année, £75 l’année suivante et £75 l’année d’après. Ceci laisse donc place à de grands débats sur la valeur du multiplicateur.
Le Multiplicateur et la Théorie Monétaire
La section précédente a introduit le rôle de la vitesse de circulation de la monnaie. La monnaie permet en effet de faire des transactions, et circule donc à travers l’économie.
Prenons l’exemple de nos £100 dépensés dans une des sections précédentes. Imaginons qu’ils soient versés en liquide, mettons en billets. Les billets arrivent dans les mains des constructeurs de routes (entrepreneurs et travailleurs) puis quittent ces mains pour aller dans celles de travailleurs et entrepreneurs du secteur de la consommation. Ensuite, ils vont quitter ces entrepreneurs et travailleurs pour aller dans les tirelires d’autres producteurs de biens et services de consommation, etc.
Il est crucial de distinguer les concepts de monnaie et de revenu. Même si le revenu est payé avec de la monnaie, revenu et monnaie ne sont pas synonymes. Supposons que le gouvernement ait imprimé £100 en cash pour payer l’investissement en routes. Ces billets fraîchement imprimés vont circuler à travers l’économie, mais resteront égaux à £100, alors même que l’effet multiplicateur jouera et que le revenu augmentera. Ceci est dû au fait que le revenu est ce que les gens reçoivent, peu importe ce qu’ils font avec. Quand un billet arrive entre les mains d’un travailleur des routes, ce billet constitue le revenu dudit travailleur. Et quand le travailleur donne ce billet en échange de nourriture, le producteur de nourriture gagne son revenu. Le travailleur des routes a certes perdu son billet, mais le revenu qu’il a engrangé n’a pas été perdu, il reste comptabilisé intégralement.
La vitesse de circulation de la monnaie joue un rôle clef : supposons deux pays Alaph et Beth. Dans Alaph, en un mois un billet peut passer entre les mains de 4 personnes. Dans Beth, en un mois, un billet peut passer entre les mains de 2 personnes. Par conséquent, la même quantité de monnaie peut permettre 2 fois plus de transactions dans Alaph que dans Beth, et sert donc de support à 2 fois plus de revenus.
La vitesse à laquelle la monnaie circule d’une paire de mains à une autre dépend du délai entre les dépenses, qui a été évoqué dans la section précédente. Plus cette vitesse est élevée, plus le multiplicateur révèlera ses effets tôt.
Références :
- INSEE. 2020. Définitions: “Formation Brute de Capital Fixe/FCBF/Investissement”. Accessible à: https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1371 [consulté le 5 novembre 2020]
- Keynes J.M. 1936. The General Theory of Employment, Interest and Money. London. McMillan.
- Kahn R. 1931. “The Relation of Home Investment to Unemployment”. The Economic Journal. Vol. 41, pp. 173-198.
- Robinson J. 1956. The Accumulation of Capital. London. McMillan. Book 5 – The Rentier.
- Mundell R. 1963. “Capital mobility and stabilization policy under fixed and flexible exchange rates”. Canadian Journal of Economics and Political Science. Vol. 29, No. 4, pp. 475–485.
- Flemming M. 1962. “Domestic financial policies under fixed and floating exchange rates”. IMF Staff Papers. Vol. 9, pp. 369–379.
- Thirlwall A. 1979. “The Balance of Payments Constraint as an Explanation of International Growth Rate Differences”. BNL Quarterly Review. Vol. 32, No. 128, pp. 45-53.