Joachim Schwartz – Pourquoi vous êtes-vous intéressée à l’économie de l’environnement et notamment à la transition énergétique et aux ressources naturelles ?
FANNY HENRIET – Pendant mes études d’ingénieur, je me suis rendu compte que même si elles ne sont pas tout à fait matures, les solutions techniques pour lutter contre le dérèglement climatique sont connues. On sait ce qu’il faut faire. En revanche, afin de parvenir à atténuer le dérèglement climatique, il manque une impulsion pour faire changer les comportements, et cela relève davantage des politiques publiques et de l’économie. Par ailleurs, le dérèglement climatique est en soi un sujet intéressant à regarder du point de vue de l’économiste, car il existe de nombreux problèmes usuels qui se rejoignent : externalités, différences d’horizon, difficulté dans la coordination de l’action, etc.
Vous étudiez justement les variations du coût de l’extraction de pétrole selon les pays. Quels sont les résultats de vos recherches ?
L’économie a longtemps étudié la rareté des ressources naturelles et notamment du pétrole, composante majeure de notre prospérité, mais nous observons un changement de paradigme. L’enjeu est désormais de laisser le pétrole sous terre afin de limiter les émissions de gaz à effet de serre. Il faut déjà se poser la question du type de pétrole à laisser sous terre, car chaque pétrole a des coûts d’extraction et environnementaux différents. Par ailleurs, laisser du pétrole sous terre a des effets distributifs importants pour les pays, notamment ceux qui dépendent de ces ressources d’énergies fossiles et sont potentiellement moins riches que d’autres pays qui en ont utilisé de grandes quantités pour se développer dans le passé. Il y a une volonté de profiter de cette rente, mais elle se heurte aux accords internationaux de réduction des émissions.
Le coût du pétrole que je considère varie selon les coûts privés d’extraction, mais aussi selon le coût de la pollution associée à l’extraction d’un baril. Un pétrole peut être plus ou moins cher et polluant lors de son extraction. Par exemple, le Koweït est un pays où le coût d’extraction du pétrole est faible et peu polluant, alors qu’à l’inverse il est très élevé et polluant au Canada. Pour un planificateur omniscient, si une partie du pétrole doit rester sous terre afin de limiter les émissions de gaz à effet de serre, il est plus efficient d’extraire un pétrole peu cher et peu polluant. J’ai donc cherché avec mes coauteurs quels étaient ces pétroles qu’il est préférable d’extraire. Nous avons notamment regardé dans le passé – car le réchauffement climatique est connu depuis au moins les années 1990 – et nous avons observé que l’extraction du pétrole n’a pas été optimale. De nombreux pétroles, principalement dans les pays riches, ont été extraits alors qu’il aurait été plus efficient de les laisser sous terre. Nous pouvons considérer qu’il y a une sorte de dette des pays qui ont extrait du pétrole non optimal. Mes travaux participent ainsi à nourrir en partie un des sujets des négociations climatiques internationales.
Vous étudiez également les conditions d’une fiscalité environnementale efficace et juste. Quels en sont les enjeux et les contributions qui émanent de vos travaux ?
La fiscalité environnementale consiste à implémenter une taxe sur les émissions de gaz à effet de serre. Nous savons que les riches polluent davantage que les pauvres en termes absolus. Plus nous montons dans la distribution des revenus, plus nous polluons. Toutefois, par euro de revenu, les riches polluent moins. De fait, une taxe carbone est régressive car elle pèse plus lourd par rapport au revenu dans le budget des personnes les plus modestes. Le caractère régressif d’une telle taxe est essentiellement lié à deux éléments. D’une part, les biens qui polluent sont souvent des biens de première nécessité (chauffage, transport), dont la consommation n’augmente pas proportionnellement au revenu. D’autre part, les plus riches épargnent une partie conséquente de leur revenu, ils ne consomment donc pas tout et leurs émissions en proportion de leur revenu sont logiquement plus faibles.
Nous avons montré dans une note du Conseil d’analyse économique (CAE) qu’il est toutefois possible de redistribuer l’ensemble des recettes qui émanent d’une taxe carbone sous la forme de transferts lump-sum (forfaitaires) à toute la population. Comme les plus pauvres payent en montant moins de taxe carbone que la moyenne – bien qu’elle représente une plus grande part dans leur revenu – un tel mécanisme est positif pour eux, et la taxe carbone devient progressive tout en conservant ses incitations. Ce type de réforme est plébiscité par de nombreux économistes et le caractère régressif d’une taxe carbone sans mécanisme de redistribution a pu expliquer l’échec de sa mise en place, par exemple en France avec les « Gilets Jaunes ». Toutefois, des enquêtes, et notamment un article de Thomas Douenne et Adrien Fabre, ont montré que même avec une redistribution forfaitaire qui leur bénéficierait, les gens ne soutiennent pas nécessairement la mise en place d’une telle réforme.
À ce titre, comment évoluent vos questions de recherche sur ce sujet ?
Il est intéressant de noter que le revenu n’est en fait qu’une partie de l’histoire. La forte hétérogénéité que l’on trouve dans les dépenses de taxe carbone ne provient pas tant des revenus que des équipements des ménages (type et nombre de voiture, type de chauffage, grande ou petite maison, etc.) et donc de leur localisation. À revenu donné, il y a une grande hétérogénéité dans les modes de vie. J’ai donc également regardé les implications d’une hétérogénéité des préférences sur la fiscalité environnementale. Dans ce cas-là, nous montrons que la taxation indirecte doit être modifiée par rapport à un monde où les ménages seraient tous les mêmes.
Dans un autre article écrit avec S. Gauthier, nous montrons qu’il y a non seulement une différence dans le mode de vie urbain et rural, mais que l’externalité induite par la pollution de l’air est également différente, car l’air est de moins bonne qualité en ville. Il est alors optimal de diminuer davantage la consommation des urbains que celle des ruraux et donc de taxer différemment à la campagne et en ville. Si c’est impossible, nous recommandons de taxer les biens complémentaires de la consommation des plus gros pollueurs.
En ce moment, j’ai également un travail en cours avec Emeline Bezin où nous regardons les effets de l’identification sociale (s’identifier à un mode de vie urbain ou rural par exemple) sur la fiscalité environnementale. Au-delà du simple impact d’une taxe carbone sur mon bien-être matériel, il y a en effet un sujet au moins aussi important que les autres : l’impact de cette taxe sur le mode de vie que j’envisage. Si je pense que la taxe carbone va faire disparaître mon mode de vie ou celui auquel je m’identifie, je peux tout à fait m’y opposer bien qu’elle ait un effet matériel positif pour moi.
Comme vous l’avez dit plus haut, bien que le dérèglement climatique fasse désormais quasi consensus dans le monde scientifique, et que les chemins pour l’atténuer soient plus ou moins connus, la transition écologique semble patiner. Quels sont selon vous les grands obstacles ?
Il y a plusieurs raisons qui sont généralement avancées. La première est que la transition est coûteuse et donc ne se fait pas spontanément. Les bénéfices sont certes plus importants que les coûts, mais ceux qui reçoivent les bénéfices ne sont pas nécessairement ceux qui portent les coûts, à la fois en termes géographique et d’horizon temporel. La deuxième raison est celle de la justice de la transition, c’est-à-dire celle de la distribution des coûts, que ce soit entre pays ou entre individus. Mes travaux essaient ainsi de quantifier qui paye et qui bénéficie, c’est-à-dire qui sont les perdants et les gagnants, selon les différents scenarii de transition. Cependant, il est important de noter que la transition n’est pas un jeu à somme nulle. A long terme, tout le monde est gagnant.