Joachim Schwartz – Comment et pourquoi vous-êtes-vous intéressé à la recherche en économie ?
BENJAMIN MARX – Ma décision de poursuivre une carrière d’économiste s’est forgée progressivement. A l’origine, mon souhait était de travailler dans le développement international. Mais au fil de mes premières expériences de terrain, notamment en Afrique, j’ai pris conscience du rôle central de l’économie en tant qu’outil d’analyse et de compréhension des enjeux du développement. Cette prise de conscience m’a conduit à me spécialiser en économie du développement, un choix qui m’a offert l’opportunité de rencontrer de nombreux chercheurs et chercheuses travaillant dans ce domaine. Leurs perspectives, leur ouverture d’esprit et leur curiosité intellectuelle m’ont profondément marqué, influençant ainsi mon orientation vers une carrière académique que je n’avais pas forcément envisagée au départ.
C’est au cours de ma thèse de doctorat au MIT (Cambridge, Massachusetts) que j’ai véritablement appris à devenir un chercheur, à formuler des questions de recherche et à construire des projets de recherche individuels ou collectifs. Au-delà de la simple curiosité académique, j’ai aussi l’espoir que les résultats de mes travaux puissent nourrir le débat public et éclairer les politiques publiques en contribuant à identifier ce qui fonctionne, et ce qui ne fonctionne pas.
À la différence des carrières administratives, qui reposent souvent sur une formation généraliste, le métier de chercheur implique un certain degré de spécialisation. C’est ce qui crée l’opportunité d’un dialogue entre ces deux mondes, à condition que les chercheurs s’attachent à rendre leurs travaux accessibles et à collaborer avec les décideurs publics. Lorsque cette passerelle est maintenue, les interactions peuvent être particulièrement utiles et fécondes.
Quel regard portez-vous sur le passage de la connaissance entre le monde académique et celui de l’administration et des décideurs ?
Il est parfois efficace et fructueux, parfois moins. II est souvent difficile pour les observateurs en-dehors du monde de la recherche de distinguer les bons travaux des moins bons, les publications de qualité d’autres plus discutables. Les décideurs publics peuvent donc éprouver des difficultés à trouver la bonne expertise, bien que cette expertise existe dans le monde de la recherche. Dans le même temps, les chercheurs ne se rendent pas toujours disponibles pour transmettre le contenu de leurs travaux. En France et particulièrement en économie, nous avons la chance d’avoir de nombreux chercheurs extrêmement brillants qui s’intéressent sincèrement à la sphère de l’action publique, et ont la capacité de transmettre les connaissances scientifiques vers la sphère de l’action publique, afin d’en tirer le meilleur. Alexandra Roulet, lauréate du Prix du meilleur jeune économiste 2024, en est un très bon exemple. Il faut des chercheurs qui sachent parler au monde de l’administration et aux gouvernements.
Selon vous, quelle place occupe aujourd’hui l’économie du développement dans le champ de la recherche en économie ? Elle a été un domaine important en termes de publications ces dernières années, quel est son avenir ?
C’est une question essentielle, qui se pose avec une acuité croissante à mesure que le monde évolue, que les équilibres géopolitiques se transforment et que ces bouleversements redéfinissent les contours de l’économie du développement en tant que discipline académique. Ces mutations rendent plus complexe toute tentative de définir l’économie du développement comme un champ d’étude applicable de manière uniforme à tous les pays.
Nous ne sommes plus à l’ère de l’après-guerre où les experts occidentaux de la Banque Mondiale et du FMI allaient prêcher la bonne parole dans les pays en développement. Ces vingt dernières années, l’économie du développement a opéré un tournant empirique, une véritable révolution, qui l’a rendue plus pragmatique et plus ancrée dans les réalités du terrain. Cette évolution a été consacrée par le prix Nobel décerné en 2019 à Esther Duflo, Abhijit Banerjee et Michael Kremer, dont les travaux, fondés sur des expériences aléatoires contrôlées pour évaluer les politiques publiques, incarnent cette approche résolument empirique.
Chaque année, en enseignant l’économie du développement, je m’interroge sur la manière d’intégrer ces bouleversements en cours, le déclin relatif du monde occidental, la redéfinition même de ce qu’est un pays développement. Peut-on encore enseigner cette discipline de la même manière lorsque l’on parle de la Chine, du Brésil ou de l’Indonésie ? La question mérite d’être posée. De plus en plus, nous ne concevons plus l’économie du développement comme un champ limité à une aire géographique, mais comme un ensemble de problématiques et de questionnements sur la transformation économique et sociale à travers le monde.
Quels progrès la recherche en économie doit-elle encore faire ?
Je pense que l’économie gagne toujours à être enracinée dans le monde réel. La tentation de tout modéliser par les mathématiques demeurera toujours grande chez les économistes. La théorie est un outil extrêmement précieux pour éclairer des problèmes complexes, et comme outil d’enseignement, mais il est aussi essentiel que l’économie conserve sa dimension empirique et continue de s’appuyer sur l’évaluation et la collecte de données. L’économie gagnerait également à s’ouvrir davantage aux autres sciences sociales – l’histoire, la sociologie, la science politique – et à favoriser une collaboration plus étroite avec leurs chercheurs. Les économistes bénéficient souvent d’une position privilégiée auprès des décideurs publics, mais l’apport des autres disciplines est aussi fondamental. L’interdisciplinarité ne doit pas rester un vœu pieux, mais devenir une véritable démarche de recherche.