Pierre Rousseaux – Pourquoi avoir souhaité poursuivre dans la recherche, via un doctorat, puis effectuer une carrière académique ?
PAULINE ROSSI – Après mes études à HEC, j’ai travaillé deux années dans le secteur bancaire puis j’ai intégré le milieu universitaire pour plusieurs raisons. Tout d’abord, je pense qu’il n’y a aucun autre métier où l’on est aussi libre de faire ce que l’on veut, de choisir ses sujets, de les aborder à sa manière. Nous sommes libres du moment que nous produisons une recherche de qualité validée par nos pairs. Le deuxième point est l’aspect intellectuel et la possibilité d’apprendre constamment de nouvelles choses. Il y a peu de métiers qui offrent cette opportunité. Les autres carrières valorisent davantage les compétences de savoir-être, savoir-faire et prise de décision, alors qu’en recherche académique, nous conservons cette stimulation intellectuelle. Enfin, le dernier point concerne l’aspect du bien public. Les résultats de nos travaux sont mis à disposition du public, et ceux qui le souhaitent peuvent s’en emparer. La recherche publique est censée contribuer à l’intérêt général, ce qui n’est pas forcément le cas pour la recherche menée dans des entreprises
Une fois votre doctorat achevé, pourquoi avez-vous souhaité partir à l’étranger avant de revenir en France ?
C’est ainsi que fonctionne le marché académique aujourd’hui en économie. En général, les institutions valorisent le recrutement d’étrangers car cela montre qu’elles sont attractives et qu’elles parviennent à attirer des profils extérieurs à leur pays. Il est donc souvent plus facile de trouver un emploi à l’étranger. C’est également intéressant d’observer le fonctionnement des systèmes universitaires à l’étranger, qui ne sont pas nécessairement organisés de la même manière.
Par la suite, je suis revenue en France car je suis attachée à vivre dans mon pays, et aussi pour la dimension du bien public que j’évoquais précédemment. Il est toujours plus aisé de travailler sur des sujets pertinents pour son pays d’origine, d’être au courant des débats et de se sentir plus intégrée à la communauté. Lorsque l’on est à l’étranger, il est difficile de savoir ce que les gens pensent de notre travail, s’ils s’y intéressent ou non. On a également beaucoup moins de contacts avec les médias, et on perd une certaine proximité avec la société.
Dans vos recherches, vous utilisez les expériences naturelles, dites RCT (Randomised Controlled Trials), comment s’organisent de telles expériences ?
Il y a de nombreux éléments à prendre en compte lorsque l’on réalise une RCT. Je vais prendre l’exemple de l’expérience menée au Burkina Faso conjointement avec mes co-auteures de Princeton et UCLA. Nous avions l’idée de l’hypothèse scientifique que nous voulions tester et nous devions trouver un pays intéressé par nos questions. Nous sommes donc entrées en contact avec le ministère de la Santé burkinabé, qui était intéressé par la mise en place de la contraception gratuite. Ils ont donc accepté que nous menions notre étude dans le pays, et le partenaire local était constitué des centres de santé publics du Burkina Faso. Nous avons donc mis en place une convention financière avec eux, qui prévoyait un remboursement pour qu’ils puissent offrir de la contraception gratuite à leurs patientes.
En ce qui concerne l’aspect éthique, nous devions obtenir l’approbation du Burkina Faso (le comité d’éthique du ministère de la Santé burkinabé), ainsi que des universités dans lesquelles nous travaillions. Tous les co-auteurs devaient faire valider leur projet par leur université. Chaque université dispose de comités d’éthique qui s’occupent de ces aspects. Sur le terrain, nous avons collaboré avec une ONG appelée Innovations for Poverty Action (IPA), qui travaille avec de nombreux économistes du développement. Ils étaient responsables du recrutement des enquêteurs chargés d’administrer notre questionnaire d’enquête à notre échantillon. Notre enquête portait sur environ 15 000 couples, soit 15 000 hommes et 15 000 femmes répartis dans 20 provinces du Burkina Faso, ce qui représentait une enquête d’envergure. Il fallait donc recruter des enquêteurs, mettre en place un contrat local, les rémunérer, les réunir pour leur expliquer le questionnaire, leur fournir une tablette pour enregistrer les réponses, etc. La mise en œuvre était externalisée à cette ONG, qui réalise ce type de tâches dans de nombreux pays en développement, sous le contrôle étroit des chercheurs.
Concernant la durée d’une telle RCT, nous avons commencé à discuter du projet en 2016, et l’avons mis en place entre 2018 et 2021. Il était initialement prévu de terminer l’enquête en 2020, mais en raison de la COVID-19, nous n’avons pas pu administrer le questionnaire final cette année-là. Ensuite, il a fallu environ un an pour nettoyer les données, vérifier leur exactitude, et encore un an supplémentaire pour faire l’analyse et rédiger l’article. Maintenant, nous allons donc commencer à le présenter en conférence, puis le soumettre à des revues scientifiques à comités de lecture. Il ne sera publié que lorsque nous aurons répondu de manière convaincante aux différentes critiques de nos pairs, et cela peut prendre encore des années.
À vos yeux, quels sont les changements les plus importants que vous avez observés dans la recherche en économie ces dernières années ?
Je pense que le changement principal réside dans l’augmentation des standards pour les analyses empiriques, en particulier en ce qui concerne la protection des données, les comités d’éthique et les fichiers de réplication. C’est à la fois positif, car peut-être qu’auparavant nous manquions un peu de rigueur, mais cela ajoute également des coûts d’entrée importants, ce qui signifie que l’on s’oriente vers des modèles nécessitant beaucoup de main-d’œuvre pour mener à bien un seul projet. Il y a toutes ces tâches administratives et juridiques qui prennent énormément de temps et qui ne sont pas vraiment au cœur de l’analyse scientifique, ce qui peut créer une certaine inégalité entre les personnes et les universités qui disposent de ressources pour embaucher de nombreux assistants, et celles qui se retrouvent seules.
C’est donc positif car cela améliore la transparence et la qualité de l’analyse, mais cela se fait au détriment d’autres chercheurs qui pourraient ne plus avoir les ressources nécessaires pour mener leurs propres recherches (a moins de se tourner vers la recherche théorique pure, où l’on n’a pas besoin de beaucoup de ressources). Aux États-Unis, de nouveaux postes ont été créés, appelés “Research Manager”, et rattachés à un ou plusieurs chercheurs. Leur rôle est de s’occuper des aspects non scientifiques de la recherche, tels que les comités d’éthique, la protection des données, la gestion des ressources humaines par exemple. En Europe, nous n’avons pas ce type de poste, donc les chercheurs passent beaucoup de temps à gérer tous ces aspects eux-mêmes, alors qu’ils ne sont pas spécialement qualifiés pour faire ça.
Quel est pour vous le rôle de l’économiste dans la société ?
Pour ma part, je conçois l’économiste avant tout comme un scientifique, qui doit produire des connaissances scientifiques de la meilleure qualité possible pour alimenter le débat public. À titre personnel, j’essaie d’obtenir des résultats les plus crédibles possibles, valides dans certains contextes et sous certaines hypothèses. Je me dis que si de nombreux articles montrent la même chose dans d’autres contextes, cela témoigne d’un effort collectif visant à parvenir à un consensus scientifique. Ensuite, il revient aux personnes qui prennent les décisions, aux citoyens ou au processus politique démocratique, de déterminer les actions à entreprendre en fonction des preuves dont nous disposons.