En mai 2024, Gabriel Attal a annoncé une nouvelle étape de la réforme de l’assurance chômage, relançant un débat très clivé. La dissolution de l’Assemblée nationale a ensuite conduit à la suspension de cette réforme. Au-delà du contexte politique, il est essentiel de savoir si rendre le dispositif plus restrictif est efficace pour réduire le chômage et s’il est justifié de restreindre l’accès à l’indemnisation dans un contexte d’inégalités de revenus élevées en France.
| Résumé |
Au mois de mai 2024, le premier ministre Gabriel Attal a annoncé une nouvelle étape dans la réforme de l’assurance chômage initiée en France sous le premier mandat de Emmanuel Macron en 2019. Cette annonce a suscité de vives contestations et a relancé un débat très clivé. Depuis et notamment du fait de la dissolution de l’Assemblée nationale, le sujet a été logiquement effacé du débat public et Gabriel Attal a dû annoncer la suspension du décret d’application de cette réforme. Par-delà le contexte politique particulièrement tendu que la France traverse durant cet été 2024, la question de notre rapport collectif à la couverture sociale contre la perte d’emploi peut être formulé ainsi : a) au regard de la situation française sur le plan des finances publiques et de l’objectif du Président de ramener le taux de chômage autour de 5 % d’ici la fin de son mandat, peut-il être efficace de procéder à un tour de vis supplémentaire en matière d’assurance chômage en rendant le dispositif plus restrictif ? b) Au regard, par ailleurs, de l’ampleur des inégalités de revenus et des difficultés endurées par la population active maintenue hors de l’emploi dans un contexte de niveau élevé des inégalités de revenus en France, est-il justifié de restreindre encore davantage les conditions d’accès à l’indemnisation du chômage sans donner le sentiment d’une responsabilité individuelle première portée par les demandeurs d’emplois ? Par-delà le débat politique, il est important de s’appuyer sur les acquis de l’analyse économique sur cette question : en quoi consiste le dispositif d’assurance chômage en France et en quoi la réforme le modifie-t-il ? Quelles sont les fonctions remplies par cette assurance chômage et quels objectifs permettent-elles d’atteindre ? Il s’agit là d’un enjeu essentiel de la politique économique qui va, n’en doutons pas, s’inviter à nouveau dans le débat public et dont devra s’emparer le nouveau gouvernement.
Les 25 mai dernier, dans le cadre d’un entretien au journal la Tribune, le premier ministre Gabriel Attal a annoncé une modification du dispositif de l’assurance chômage. Celle-ci fait suite à une précédente réforme entrée en vigueur en février 2023 qui reposait déjà sur une restriction des conditions de l’éligibilité à l’indemnisation du chômage. Il s’agit de renforcer ce processus. Le décret d’entrée en vigueur du dispositif était initialement prévu pour le 1er juillet prochain avant finalement l’annonce de son annulation. Les arguments avancés par le gouvernement reposaient sur l’idée de favoriser un retour plus rapide à l’emploi dès lors que la période d’indemnisation est plus courte et moins généreuse. Depuis la réforme de 2023, l’argument de la contracyclicité est également mis en avant : durant les périodes où le taux de chômage est plus faible, le contexte de pénurie de main d’œuvre facilite le retour à l’emploi et justifie une baisse de la couverture par le dispositif d’indemnisation. Inversement, le dispositif d’indemnisation devient plus généreux en période de montée du chômage.
Au premier trimestre 2024, 7,5 % des actifs sont au chômage en France contre 8,2 % au premier trimestre 2021, en sortie de crise sanitaire. Par ailleurs, il est manifeste que cette réforme avait également comme objectif de permettre une contraction des dépenses publiques dans un contexte de déficit public plus important que prévu et alors que l’agence de notation Standard and Poor’s a dégradé la note appliquée à la dette publique de la France au mois de juin 2024. Selon les annonces faites par le Premier ministre, la réforme devait permettre de réaliser 3,6 milliards d’euros d’économies par an et de conduire à la prise de 90 000 emplois par les chômeurs. Enfin, Gabriel Attal a fait valoir que cette réforme s’inscrivait dans la continuité de l’action du gouvernement qui a comme objectif le plein emploi pour la fin de son mandat en 2027 (c’est-à-dire un taux de chômage à 5 % de la population active).
Sur le plan politique, cette réforme de l’assurance chômage a fait l’objet d’une vive contestation et celle-ci a rebondi à l’occasion de la campagne législative. La critique porte en premier lieu sur des questions de procédure : l’absence de débat porté devant le Parlement a conduit de nombreux députés à faire valoir une carence de démocratie sur une question sociale essentielle comme celle-ci même si sur le plan constitutionnel la validation par décret n’était pas contestable. En second lieu, des voix se sont élevées pour formuler des critiques en termes d’efficacité et de justice sociale : la réforme apparaissait comme un « tour de vis » supplémentaire à l’encontre des demandeurs d’emplois conduisant à leur fragilisation sur le plan des revenus et à leur stigmatisation croissante.
Certains syndicats se sont interrogés sur la mise en cause possible du décret devant le Conseil d’Etat et certains députés « macronistes » à l’image de Marc Ferracci ont pris leur distance en arguant du fait qu’une réforme de l’assurance chômage ne devrait pas avoir pour but premier de faire des économies mais d’améliorer la qualité de l’emploi dans le pays. C’est d’ailleurs cet argument qui a été utilisé durant la campagne législative et qui a conduit le RN comme le Nouveau front populaire à annoncer l’annulation de la réforme en cas de victoire. Tout se passe comme si cet épisode avait mis encore davantage à l’épreuve la crédibilité politique du gouvernement qui s’est trouvé acculé à « passer en force » sur une question sociale sensible.
Sur le plan scientifique, il existe aujourd’hui un savoir économique documenté sur les liens qui existent entre le dispositif d’assurance chômage et, d’une part la durée du chômage et l’incitation au retour à l’emploi mais aussi, d’autre part, vis-à-vis de la réduction des inégalités de revenus pour les bénéficiaires des minima sociaux. Certains économistes, à l’image de Alexandra Roulet, qui vient de recevoir le prix de la meilleure jeune économiste de France, apportent une expertise fondée sur des travaux empiriques. Cela pose la question récurrente de l’articulation entre la connaissance produite par la discipline (ce qu’on appelle le jugement de fait) et les arbitrages nécessaires qui incombent ensuite aux autorités (et qui impliquent un jugement de valeur).
Par-delà cette controverse qui est très clivée sur le plan politique, quels sont les enjeux qui se cachent derrière le dispositif d’assurance chômage tel qu’il existe dans notre pays et comment la science économique peut-elle éclairer cette question ?
Le dispositif de l’assurance chômage et la réforme de 2024
L’assurance chômage au cœur de la protection sociale
Le système de protection sociale français vise à couvrir un certain nombre de risques sociaux c’est-à-dire des risques pour lesquels, dans le contrat social, on considère que leur prise en charge collective plutôt qu’individuelle est un élément fondateur de l’intégration sociale et de la citoyenneté. Depuis 1945, les trois principaux risques qui fondent la sécurité sociale sont la vieillesse (allocations retraites), la famille (allocations familiales) et la santé (assurance maladie). A cela s’ajoute le risque de perte d’emploi qui est pris en charge par l’UNEDIC à partir de 1958, organisme paritaire dirigé par les partenaires sociaux, et qui se traduit par le versement d’une prestation sociale en cas de perte d’emploi (indemnité chômage).
Dans la pratique, le système français de protection sociale repose sur une combinaison entre le principe de l’assurance sociale et celui de l’assistance. L’assurance sociale implique une contribution des individus couverts contre le risque (c’est le montant et la durée de cotisation qui ouvre des droits à l’indemnité chômage pour les actifs) tandis que l’assistance sociale vise à fournir des prestations à des catégories d’individus reconnus comme étant dans le besoin sans contrepartie de cotisation de leur part ce qui implique un financement par l’impôt (versement du RSA par exemple). S’agissant de l’indemnisation du chômage, le financement est mixte entre les cotisations versées par les employeurs d’un côté (2/3 du budget de l’UNEDIC) et la Contribution sociale généralisée (CSG), dite « CSG activité » de l’autre (1/3 du budget de l’UNEDIC). En 2022 par exemple, 43 milliards d’euros de contribution ont été perçues par l’UNEDIC. Ce budget a été affecté pour 32,3 milliards d’euros en allocations versées et près de 4 milliards d’euros consacrés au financement de Pôle emploi.
Qui est indemnisé et comment ?
Dans le dispositif actuel, un demandeur d’emploi est indemnisable par l’assurance chômage s’il a déposé une demande d’allocation et que cette demande a été acceptée. Pour cela, cette personne doit être inscrite comme demandeur d’emploi à France travail, être involontairement privée d’emploi, avoir travaillé au moins 6 mois au cours des 24 derniers mois (au cours de 36 derniers mois pour les 53 ans ou plus), être à la recherche effective d’emploi, ne pas avoir atteint l’âge légal de départ à la retraite et, enfin, résider en France. Il peut exister un gap entre le fait d’être indemnisable et le fait d’être indemnisé. Pour les personnes à activité réduite, ou activité différée ou encore en attente d’un emploi dont le contrat a été signé, il est possible qu’elles soient indemnisables et non indemnisées. Ainsi, fin 2021 (dernières données validées et définitives disponibles par l’Insee), 65 % des personnes inscrites à Pole emploi en catégorie A (un peu plus de 3,2 millions) étaient indemnisables alors que seulement 46 % de ces mêmes personnes inscrites ont effectivement perçu une indemnité chômage (document A). Cela revient à dire que 72 % des personnes indemnisables ont été effectivement indemnisées mais il reste que moins d’un inscrit à France travail sur deux perçoit une allocation chômage.
Fin 2021 toujours, près de 9 des personnes indemnisables sur 10 l’ont été au titre de l’assurance chômage dans le cadre dit de l’allocation d’aide au retour à l’emploi (ARE) financée par l’UNEDIC. C’est sur cette ARE que porte l’actuelle réforme du gouvernement. Pour les personnes privées d’emploi et qui n’ont plus droit à l’ARE, l’allocation de solidarité spécifique (ASS) financée par l’Etat prend le relai (1 personne indemnisable sur 10). L’ASS repose sur le mécanisme de l’assistance et permet de verser un revenu de transfert compensatoire. Elle est logiquement plus faible en montant de revenu moyen versé que l’ARE. Une des conséquences majeures de la réforme de 2019, la première des trois réformes du mandat de Emmanuel Macron, qui n’est entrée en vigueur qu’en 2021 du fait de la crise Covid, a été la baisse de la part des personnes indemnisables parmi les demandeurs d’emplois : 69 % au début de l’année 2021, contre moins de 65 % après la mise en œuvre de la réforme.
S’agissant enfin du niveau de revenu de transfert qu’est l’assurance chômage, en mars 2023, le montant mensuel brut médian versé aux demandeurs d’emplois a été de 1195 euros (document B). Ce montant est croissant avec l’âge et avec le niveau de qualification, il est structurellement plus faible pour les femmes que pour les hommes. Le montant de la prestation versée est en baisse depuis la sortie de la crise Covid pour les actifs jeunes : – 5,4 % pour les moins de 25 ans entre 2022 et 2023 du fait de l’entrée en vigueur de la réforme 2021. On peut supposer que cette baisse s’est accentuée avec la réforme de 2023 et que la tendance va se poursuivre avec celle de 2024. S’agissant de la comparaison avec les autres pays d’Europe, la France se situe après les réformes récentes dans la moyenne haute des pays de l’UE en termes de niveau d’allocation et des modalités de calcul. En France, le montant journalier brut de l’allocation chômage (ARE) est fixé à 75 % du salaire journalier de référence. En pratique, le taux de remplacement net de l’ARE par rapport au dernier salaire se situe à 73 % (données 2022) : cela signifie que les personnes au chômage indemnisées perçoivent, en moyenne et dans les premiers mois, une allocation qui se situe à 73 % de leur dernier salaire. Au Danemark ou aux Pays-Bas ce taux de remplacement avoisine les 90 % et il se situe à 50 % au Royaume-Uni ou en Pologne. Quant à l’Allemagne, ce taux de remplacement se situe entre 60 et 67 %, il est donc nettement inférieur à celui de la France.
La réforme suspendue de 2024
Que change finalement la réforme qui aurait dû être validée au 1er juillet 2024 ? Actuellement, pour ouvrir ses droits, il faut avoir travailler 6 mois au cours de 24 derniers mois (ces derniers constituent la période de référence d’affiliation). A partir du 1er décembre prochain, le texte prévoyait d’avoir travaillé 8 mois sur une période de référence de 20 mois. Par ailleurs, la durée maximale d’indemnisation aurait dû être réduite de 18 à 15 mois pour les moins de 57 ans sous condition d’un taux de chômage compris entre 6,5 et 9 %. Actuellement, les salariés âgés de 53 et 54 ans peuvent être indemnisés jusqu’à 22,5 mois et jusqu’à 27 mois pour les salariés de plus de 57 ans. La première tranche « sénior » aurait ainsi disparu mais pas la seconde. Par ailleurs, le texte prévoyait un bonus « emploi – sénior » qui permettait de cumuler salaire et allocation. Enfin, en vertu du principe de contracyclicité en vigueur depuis 2023, la durée d’indemnisation aurait été réduite de 25 % lorsque le taux de chômage est au-dessous de 9 %. Si le taux de chômage descend sous la barre des 6,5 %, cette modulation serait renforcée et concernerait aussi la durée d’indemnisation des actifs de moins de 57 ans qui passerait à 12 mois maximum.
On peut considérer qu’avec la crise politique de l’été 2024, ce projet de réforme n’est plus de mise. Mais il faut garder à l’esprit que ce dossier va revenir à l’agenda politique du gouvernement très rapidement. Pour le comprendre, il est nécessaire de s’appuyer sur les enseignements de l’analyse économique et d’étudier les fonctions que cette assurance chômage remplit.
Les fonctions discutées de l’assurance chômage
Sur une question aussi sensible que celle des allocations chômage, la détermination d’un savoir économique, c’est-à-dire un état des connaissances valides qui découle des travaux de recherche en science économique, est essentielle même si elle se révèle complexe. Dire qu’un savoir économique existe implique que l’on identifie sur quels points l’analyse économique produit des connaissances qui font consensus au sein de la communauté scientifique et sur quels points le débat reste ouvert. En d’autres termes, qu’est-ce que nous savons et qu’est-ce que nous ne savons pas ?
Il faut pour cela commencer par identifier les fonctions remplies par un dispositif d’assurance chômage. On peut en recenser trois principales : 1) une fonction de sécurisation du revenu (les indemnités chômage permettent d’amortir la chute du niveau que vie qui accompagne la perte d’un emploi) ; 2) une fonction d’incitation au retour à l’emploi (les indemnités chômage sécurisent le temps de recherche d’un nouvel emploi mais peuvent aussi conduire à un aléa moral quant au temps requis pour prendre un nouvel emploi) ; 3) enfin, une fonction d’accompagnement dans la qualité des emplois retrouvés après le temps de chômage (la durée de perception des indemnités peut jouer en faveur de la recherche d’un emploi correspondant à la qualification de la personne, ou en sa défaveur notamment si les compétences de la personne se dégradent du fait du temps prolongé passé hors de l’emploi). Sur chacune de ces fonctions, il existe aujourd’hui des travaux documentés qui apportent des éléments de réponse pour éclairer le débat public.
Sécuriser le revenu
S’agissant de la fonction de sécurisation du revenu, Daphné Skandalis fait observer que des études existent et celles-ci montrent que les dispositifs d’assurance chômage permettent de compenser significativement les baisses de revenus imputables à la perte d’un emploi. Il est difficile d’établir une corrélation quantifiée générale compte tenu de la diversité des cadres institutionnels (entre les Etats-Unis, la France et le Danemark par exemple) ou encore de la diversité des publics indemnisés dont les qualifications et temps passé au chômage sont inégaux, mais la relation est solidement établie : les indemnités chômage sont un amortisseur de la perte de revenu et remplissent également une fonction de rempart contre la pauvreté. En suivant la même hypothèse, Camille Landais montre dans ses travaux qu’il existe un effet de liquidité de l’allocation chômage qui renforce sa fonction de sécurisation. Les personnes en situation de perte d’emploi subissent en effet une contraction de revenu qui risque de les rendre illiquides[1] face à leurs contraintes financières (les contraintes de crédits notamment), et ce mécanisme joue d’autant plus fortement pour les catégories de personnes à faible revenu. L’allocation chômage est alors une ressource financière qui permet de compenser cette perte de liquidité et qui donne les moyens aux personnes de chercher un emploi correspondant à leur qualification. L’allocation sécurise le revenu et, jusqu’à un certain seuil, améliore la qualité de l’appariement entre les compétences des personnes en recherche d’emploi et les postes disponibles. C’est aussi cette même fonction que remplit le système de protection sociale dans son ensemble : des travaux robustes conduits par l’Insee en France montrent que les inégalités de revenus mesurées par l’indice de Gini sont significativement plus faibles après redistribution par rapport à celles qui découlent de la formation des revenus primaires (les allocations chômage font partie des revenus de transferts qui réduisent ces inégalités).
En résumé, un dispositif d’assurance chômage ambitieux contribue fortement à la sécurisation et la pérennisation des revenus des actifs ce qui répond à la fois à un objectif de justice sociale, de stabilité macroéconomique et aussi, pour partie, d’amélioration de l’appariement sur le marché du travail. La contrepartie d’un tel dispositif est, sur le plan macroéconomique, un allongement du temps moyen passé au chômage.
Inciter au retour à l’emploi
S’agissant de la fonction d’incitation au retour à l’emploi, là encore des travaux empiriques récents aboutissent à des conclusions probantes. Alexandra Roulet montre dans les études qu’elle a conduit sur la période 2006 – 2012 (et donc avant les trois réformes mises en œuvre sous la mandature Macron) que tout dispositif d’assurance chômage implique un aléa moral qu’il est essentiel d’analyser. En économie, l’aléa moral est un cas particulier de comportement opportuniste selon lequel les agents usent à leur avantage d’une asymétrie d’information dans une relation contractuelle. On parle d’aléa moral lorsque cet avantage se révèle après la signature du contrat (il s’agit d’un opportunisme ex post) : une fois que les demandeurs d’emplois sont en cours d’indemnisation, il existe une incitation au maintien dans le dispositif et donc au report de la prise d’un nouvel emploi. Les travaux d’Alexandra Roulet montrent que l’amplitude de l’assurance chômage a un effet sur la durée moyenne du chômage : durant les périodes où la durée d’indemnisation augmente de 10 %, le temps passé au chômage augmente de 3 % (ces résultats se retrouvent dans des études conduites dans d’autres pays d’Europe). On peut ajouter que, depuis son origine, le système d’assurance chômage prend en compte cet aléa moral en plafonnant la durée d’indemnisation : lorsque la fin de la période d’indemnité se rapproche, les chômeurs intensifient logiquement leurs recherches pour reprendre un emploi. Daphné Skandalis et Inona Marinescu ont corroboré cette hypothèse à partir d’un échantillon de 500 000 demandeurs d’emploi entre 2013 et 2017 : elles montrent que l’effort de recherche d’emploi augmente de 50 % durant l’année qui précède la fin de l’indemnisation. Enfin, signalons que dans des travaux datant de 2018, Alexandra Roulet complète cette relation causale en examinant les effets de la contraction de l’indemnisation : dans les cas où la durée d’indemnisation diminue de 10 %, le temps requis pour retourner vers l’emploi baisse de 1 %.
En résumé, tout dispositif d’assurance chômage crée un aléa moral qui pénalise le retour à l’emploi. D’un côté, il protège les chômeurs contre les pertes de revenus, de l’autre il accroit le risque d’un temps plus long passé au chômage.
Préserver la qualité de l’emploi
Enfin, la troisième fonction est celle de la préservation de la qualité des emplois retrouvés. Là encore, par-delà les nuances ou la prudence des économistes, il existe des conclusions probantes. Alexandra Roulet présente la question de la façon suivante : les personnes indemnisées restent-elles plus longtemps au chômage parce qu’elles ont le temps ou parce qu’elles cherchent un meilleur emploi que ceux qui leur échoient de prime abord ? Cette question est cruciale car elle conduit à se demander si une indemnisation plus courte ne détériorerait pas la qualité du retour à l’emploi. Et il faut pour cela distinguer les intentions des demandeurs d’emplois (continuer de chercher pour retrouver un emploi de qualité égale et donc ne pas subir de déclassement) et le mécanisme collectif que le dispositif d’assurance induit. S’agissant de ce mécanisme, l’impératif du maintien du revenu lorsque la période d’indemnisation se réduit, conduit-il à accepter un emploi moins bien rémunéré (en renonçant à ce qu’on appelle le salaire de réserve, c’est-à-dire le salaire minimum jugé acceptable par la personne), ou bien un contrat plus précaire et en deçà des qualifications de la personne ? Ce qui est acté par les travaux empiriques, c’est que vers la fin de leurs droits à l’assurance chômage, les demandeurs d’emploi sont contraints à réduire la qualité de l’emploi qu’ils acceptent. Daphné Skandalis montre toutefois que le déterminant n’est pas la durée de l’assurance chômage mais le temps passé au chômage : il existe un cercle vicieux du chômage de longue durée selon lequel plus on est au chômage longtemps, plus les compétences se dégradent et moins on peut atteindre des emplois de qualités constante. Dit autrement, si la question du maintien de la qualité de l’emploi est cruciale et mise en évidence de longue date dans l’analyse économique notamment avec la fameuse courbe de Beveridge, augmenter la durée des indemnités chômage n’est pas l’instrument efficace pour y parvenir. Certes, prolonger l’assurance chômage permet de différer le moment où les personnes sont contraintes d’accepter des emplois de qualité dégradée, mais dans le même temps, cela maintient plus longtemps les personnes dans le chômage et donc produit l’effet d’hystérèse par lequel les compétences se dégradent. Les travaux conduits par Thomas Le Barbanchon montrent qu’il existe un effet au mieux nul au pire négatif de l’allongement de la durée d’indemnisation sur la qualité de l’emploi retrouvé : le salaire n’est pas plus élevé que le précédent et le type de contrat pas plus stable lorsque la durée d’indemnité est plus longue. De même, le trajet maximum entre le domicile et le lieu de travail par exemple n’est pas amélioré.
En résumé, la durée de l’indemnité chômage a un effet ambivalent sur la qualité de l’emploi : elle donne du temps à la personne pour retrouver un emploi de qualité égale, mais au-delà d’un certain seuil, elle augmente le temps passé au chômage et dégrade l’employabilité.
En conclusion, on comprend qu’il existe une interaction étroite entre les acquis du savoir économique et les arbitrages politiques qui ont des effets significatifs sur la vie quotidienne des demandeurs d’emplois. Le risque est bien entendu que l’analyse économique serve de caution pour mettre en œuvre des choix politiques qui réduisent l’amplitude du dispositif français d’indemnisation du chômage tout en considérant implicitement que les demandeurs d’emplois sont trop généreusement protégés. C’est la thématique politique très clivante de « l’assistanat ». Durant le premier semestre 2024, Alexandra Roulet a pris position à plusieurs reprises dans les médias pour expliquer qu’il est essentiel de distinguer le savoir économique des arbitrages politiques même si on peut supposer que le premier éclaire les seconds. Les oppositions qui s’expriment dans le débat public face à la réforme se fondent souvent sur des postures politiques : les inégalités de revenus et la stigmatisation des chômeurs vont se renforcer avec une telle réforme. Ces critiques sont légitimes, mais elles le seront d’autant plus si elles parviennent à s’appuyer sur les acquis de l’analyse économique.
Or, à la question « que savons-nous ? », la réponse en termes de savoir économique que nous avons présenté est la suivante : a) un dispositif ambitieux d’assurance chômage protège les personnes hors de l’emploi en sécurisant leurs revenus et en assurant la liquidité dont ils ont besoin mais dont également le système économique dans son ensemble a besoin ; b) un dispositif ambitieux d’assurance chômage quant à sa durée se traduit par un aléa moral qui freine le retour à l’emploi et conduit, de proche en proche, à dégrader l’employabilité des personnes au chômage. A la question que ne savons-nous pas ? La réponse est la suivante : il existe un seuil de durée d’indemnité au-delà duquel l’aléa moral se renforce négativement et en deçà duquel l’effet de liquidité se renforce positivement et l’analyse économique n’est pas en mesure identifier ce seuil (22 mois ? 18 mois ?). Cette incertitude rend l’arbitrage politique d’autant plus complexe. Cependant, le choix politique final ne relève pas nécessairement de la « guerre des Dieux » au sens du sociologue allemand Max Weber, c’est-à-dire un arbitrage arbitraire ou idéologique, mais peut s’appuyer sur la « vieille règle » de politique économique de Yan Tinbergen selon laquelle il faut arrêter un instrument pour chaque objectif et donc qu’un instrument (l’assurance chômage) ne peut pas servir plusieurs objectifs (lutter contre la pauvreté et inciter au retour à l’emploi en améliorant l’appariement sur le marché du travail). On sait que l’économie française souffre justement d’un mauvais appariement sur le marché du travail par lequel son chômage structurel reste élevé et qui découle d’une mauvaise adéquation entre les qualifications des personnes actives et les besoins du système productif. En allongeant la durée des indemnités chômage, on s’éloigne d’autant plus de cet objectif. Nous savons par exemple que les pays scandinaves disposent d’un système d’indemnisation généreux mais qui n’a pas besoin de s’inscrire dans la durée du fait d’un meilleur appariement sur le marché du travail et d’un retour rapide à l’emploi. Mais il ne faut pas inverser la cause et la conséquence : ce n’est pas la générosité de l’assurance chômage scandinave qui rend l’appariement efficace mais l’inverse. Lorsque le marché du travail s’appuie sur des institutions de qualité et que le chômage structurel est faible, le dispositif d’indemnisation du chômage peut être généreux s’agissant du taux de remplacement tandis que le temps passé au chômage restera faible. Certes, la France n’est pas le Danemark et les modèles sociaux ne sont pas mécaniquement transposables, mais cela permet de comprendre qu’il nous faut agir sur le plan structurel pour améliorer la qualité des emplois proposés en France et monter en gamme.
Reste alors le second objectif : quid des personnes les plus vulnérables (les personnes à faible niveau de qualification ou dont les qualifications sont frappées d’obsolescence) qui se retrouvent hors de l’emploi et qui s’appauvrissent ? Il existe un autre débat pour savoir comment les protéger et par quels instruments de politiques sociales. On peut notamment s’interroger sur l’ampleur de l’écart qui existe entre les personnes indemnisables et celles indemnisées qui perçoivent effectivement une allocation, écart qui est au moins en partie imputable en France à la logique de défiance qui prévaut entre les usagers des services sociaux et les institutions publiques. Sur ces points, il existe des reproches fondés qui peuvent être adressés à la politique conduite par les gouvernements successifs de la présidence Macron alors que nous savons que les inégalités de revenus en France sont fortes et que plus de 14 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Dans une note du Conseil d’analyse économique datant de 2021, Camille Landais, Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo indiquaient déjà que l’amélioration du dispositif de l’assurance chômage impliquait une meilleure coordination avec les autres dépenses de protection sociale qui couvrent les chômeurs contre le risque de pauvreté. Ces auteurs préconisaient à l’époque une fusion entre le Revenu de solidarité active (RSA) et l’ASS par exemple. Toute ceci conduit finalement à une idée simple pour assurer la crédibilité des politiques économiques : lorsqu’on modifie, à juste titre, un instrument en vue d’atteindre un objectif (par exemple en raccourcissant la durée de l’indemnisation du chômage), il convient par ailleurs de s’assurer que ce ne sont pas les personnes les plus fragiles qui subissent les dommages collatéraux de cette réforme et, le cas échéant, il convient de les protéger avec des dispositifs compensatoires (par simplification des dispositifs de minima sociaux ou en s’assurant de leur accès effectif au dispositif d’indemnité par exemple). Mais cette tâche incombe bien aux politiques et non aux économistes…
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[1] On voit ici l’intérêt de la distinction entre le concept d’illiquidité et celui d’insolvabilité. Une personne productive qui perd son emploi est illiquide (sans l’allocation chômage, elle ne dispose plus du revenu qui lui permet, à court terme, de faire face à ses dépenses) mais n’est pas insolvable dans la mesure où sa qualification va lui permettre, à terme, de retrouver un emploi équivalent et donc une rémunération comparable. L’allocation chômage n’a pas pour fonction de rendre les personnes concernées solvables mais liquides.