Le recours à la “planche à billets” fait l’objet d’un consensus quasi-absolu face à la crise du coronavirus. L’un de ses plus grands détracteurs, Friedrich August Hayek avait pourtant expliqué dès 1931 en réponse à Keynes comment la politique monétaire expansionniste peut rapidement devenir un piège tentaculaire en faussant le jeu des prix relatifs et en repoussant une purge économique et financière inévitable. Une analyse pertinente aujourd’hui alors que l’inventivité des banques centrales ne semblent plus avoir de limites quand il s’agit d’abreuver le système financier en liquidités …
Les banques centrales ont encore été appelées en renfort pour affronter la calamité économique du confinement. La Réserve fédérale américaine a réduit mi-Mars son principal taux directeur à 0%-0,25% et fourni une aide à hauteur de 2300 milliards de dollars à travers une multitude de programmes ad hoc. De l’autre côté de l’Atlantique, la Banque Centrale Européenne a renouvelé la doctrine draghiniennne du « Whatever it takes » en annonçant un vaste plan de rachats d’actifs d’un montant de 1000 milliards d’euros.
Les recettes keynésiennes ne cessent de faire des émules. Au lendemain du jeudi noir, John Maynard Keynes avançait dans son Traité sur la Monnaie (1930) que l’excès d’épargne sur l’investissement déclenchent les récessions. Pour y remédier, il faut décourager l’épargne chez les consommateurs et la préférence pour la liquidité chez les investisseurs. La solution : recourir à la création monétaire afin de satisfaire cette préférence sans diminuer la quantité de monnaie disponible pour l’investissement. Neuf décennies plus tard, aucune surprise à avoir quand Jérôme Powell et Christine Lagarde actionnent la « planche à billets » tel un réflexe pavlovien. Or dans l’urgence, les banquiers centraux tendent à oublier les conséquences à long terme de la politique d’argent gratuit.
En 1931, Friedrich Hayek répond directement à Keynes dans Prix et Production, cinq ans avant que la Théorie générale ne vienne lui faire de l’ombre. Si le Magnus opus de Lord Keynes inspire encore les banquiers centraux, la contre-balançoire hayékienne demeure d’actualité et riche d’enseignements.
La création monétaire : l’origine du mal
L’école autrichienne d’économie repose sur trois principes :
- L’équilibre sur le marché dépend non pas du prix d’échange des biens, exprimé en une unité monétaire, mais de leur prix relatif.
- Le « détour de production ». En 1889, Eugène Böhm-Bawerk définit ainsi l’investissement dans sa Théorie positive du Capital. Auparavant, l’économie traditionnelle allouait directement les biens naturels (matières premières) à la production de biens de consommation. Le génie de la Révolution industrielle est d’avoir « détourné » les matières premières vers la production de biens intermédiaires (capital fixe) destinés à standardiser et augmenter la production de biens de consommation. C’est le phénomène de « détour de production », et en particulier le financement de ce détour, qui intéresse Hayek pour expliquer les crises.
- Le taux d’intérêt naturel. En 1898, Knut Wicksell distingue le taux d’intérêt naturel, résultat théorique de la confrontation entre l’offre et la demande de capitaux (I = S, I étant l’investissement et S l’épargne agrégée), et le taux d’intérêt effectif, observé sur les marchés financiers et résultat de la confrontation entre l’offre et la demande de financement (I ≥ S). La monnaie peut donc être instrumentalisée à travers la création monétaire se traduisant par un taux d’intérêt effectif inférieur au taux d’intérêt naturel. Ainsi l’école autrichienne s’oppose à la théorie quantitative de la monnaie défendue par les néo-classiques orthodoxes.
À partir de ces principes fondamentaux, Hayek formule deux scénarios afin de démontrer la nuisance que constitue la création monétaire.
Dans le premier scénario, le taux d’intérêt naturel est égal au taux d’intérêt effectif. L’investissement total au sein de l’économie est donc uniquement financé par de l’épargne volontaire. Cela signifie que les agents ont épargné, c’est-à-dire renoncé à consommer, à l’instant t. Par conséquent, conformément à la règle de l’offre et de la demande sur le marché des biens et services, le prix des biens de consommation diminue relativement à celui des biens intermédiaires. Donc l’investissement se dirige vers ce dernier secteur : c’est l’allongement du détour de production. L’augmentation de la production de biens intermédiaires permet d’accroître l’offre de biens de consommation. Ainsi en t+1, les ménages vont consommer ce qu’ils avaient épargné. Dans ces circonstances, l’allocation des ressources est optimale. I = S et O = D, avec O l’offre et D la demande.
Dans le second scénario, il y a plus d’investissement que d’épargne. Une partie de l’investissement doit donc être financée par de la création monétaire ou « épargne forcée ». Le taux d’intérêt effectif est inférieur au taux d’intérêt naturel. Les entreprises investissent dans le secteur des biens intermédiaires, augmentant leur prix relatif. Il se passe la même chose, à un détail près : les agents n’ont pas suffisamment épargné et ont déjà consommé au temps t. L’économie est en train de se doter de moyens de production plus conséquents alors qu’il n’y a aucune perspective de débouchés à terme ! Inévitablement, le détour de production se rétracte brutalement en t+1. L’offre supplémentaire de biens de consommation liée au surinvestissement dans les biens intermédiaires ne peut que s’écrouler car le niveau de la demande est insuffisant. C’est le « coup d’accordéon » (expression de Nicholas Kaldor) qui entraîne la crise de surcapitalisation. I > S donc O > D. La surcapitalisation en amont de la crise entraîne la sous-consommation en aval.
La crise est qualifiée de « purge » car elle élimine toutes les unités de productions qui existent « artificiellement » grâce aux liquidités abordables permises par la politique monétaire expansionniste. Une nouvelle relance monétaire ne ferait que reporter le moment de la purge.
Une lecture autrichienne de la crise économico-sanitaire
Il faut reconnaître l’extraordinaire apport de cette théorie à l’explication de la plupart des grandes crises financières. La première guerre mondiale financée à crédit puis les années folles marquées par un niveau de consommation exubérant et une FED assez souple (en 1928, le taux directeur était encore à 3,5%, un niveau bas dans des temps « normaux ») ont semé les graines de la Grande dépression. Une telle souplesse caractérise l’attitude de la FED depuis les années 1990 et l’enchaînement des quatre grandes dernières crises qui trouvent origine aux États-Unis.
La période d’expansion sous Bill Clinton portée par une politique monétaire de taux bas aurait pu s’achever avec l’éclatement de la bulle internet en 2000. C’était sans compter la ZIRP (zero interest rate policy) d’Alan Greenspan, donnant lieu à un contexte favorable au développement des crédits subprimes. La purge aurait pu de nouveau avoir lieu en 2008 mais l’offre monétaire comme l’inventivité des banquiers centraux n’ont plus de limites. Le quantitative easing et autres politiques non-conventionnelles voient le jour. Le détour de production n’aura jamais été aussi allongé par des moyens « artificiels ». Autant d’argent gratuit coule dans les rivières du système financier mondial transformées en torrents, mais à quel prix ?
Les signes évocateurs de l’inévitable coup d’accordéon étaient bien visibles tout au long de la décennie 2010. Le rapport masse monétaire sur PIB mondial est passé de 108% à 124% entre 2010 et 2018 (1). La réponse des banques centrales nourrit une économie déjà fortement concentrée (2) et endettée (3). L’afflux de liquidités bon marché entretient les dettes d’entreprises « zombies », qui auraient dû disparaître avec la purge (4). Leur survie est le signe d’une reprise malsaine. Ainsi le Covid-19 a probablement précipité le fatum autrichien. Or on connaît à présent la musique qui se dégage de l’accordéon monétaire : un accès plus facile et pas cher à la liquidité par la création monétaire ne s’est pas fait attendre pour empêcher la purge (5).
Pourquoi n’en tirons-nous pas des enseignements aujourd’hui ?
La crise actuelle est particulière par sa violence, son ampleur et sa forme. Qui oserait défendre l’idée d’une purge économique ? Entre montée du chômage et explosion de la précarité, les préoccupations sociales suffisent à dissuader un « laissez-faire » brutal. Mais à lire Hayek, repousser le problème c’est l’aggraver. À force d’allonger le détour de production pour éviter le coup d’accordéon, la différence entre taux d’intérêt effectif et naturel s’accroît.
Par conséquent, le retour à l’équilibre sera encore plus violent. Une étude empirique (6) incluant 14 pays entre 1970 et 2010 conclut que les récessions sont plus profondes et durables consécutivement à des phases d’expansions dite à fort effet de levier (caractérisé par un taux de croissance du crédit relativement au PIB en moyenne de 5,7%/an) relativement à des phases d’expansions à faible effet de levier (caractérisé par une croissance du crédit d’environ 2,4%/an). Dans le premier cas, les récessions s’élèvent à 8% du PIB en moyenne contre 3% dans la seconde catégorie. C’est l’effet boomerang du financement par le crédit, facilité par la création monétaire.
Demeure une solution radicale. Pourquoi ne pas allonger indéfiniment le détour de production par la création monétaire pour repousser ad aeternum la crise de surcapitalisation ?
« L’offre de monnaie est en théorie illimitée mais en pratique contenue dans certaines limites » soulignait Wicksell, un enseignement retenu par Hayek :
Un allongement du processus de production qui en résulterait ne pourrait cependant pas être maintenu car un renversement du rapport des prix des biens d’ordre supérieur et inférieur (c’est-à-dire intermédiaires et de consommation, NDA) apparaîtrait dès que la masse monétaire cesserait d’augmenter du fait que les habitudes de dépense et d’épargne n’ont pas changé. Ainsi, un rétrécissement du processus de production artificiellement allongé se produirait inévitablement.
Friedrich August Hayek (7)
Peut-être faudrait-il se poser une question plus pragmatique : pourquoi les banques centrales s’inspireraient-elles de celui qui a milité avec ferveur pour leur abolition (8) ?
Il faut toutefois noter une autre conséquence particulière de la crise économico-sanitaire actuelle : l’augmentation spectaculaire du taux d’épargne des ménages. En France, ce taux a atteint un pic durant le confinement (9). De même aux États-Unis, il était de 7,7% en décembre contre 32,2% en Avril (10). Le renoncement à la consommation a dû probablement se transformer en débouchés avec le déconfinement alors que l’apport massif de liquidités a permis de maintenir les entreprises à flot. Devrions-nous donc nous attendre à ce que la demande rencontre l’offre dans des proportions identiques malgré la surcapitalisation de l’économie ? Outre-Atlantique, la consommation repart lentement avec un taux d’épargne toujours situé à 23,2% en Mai. Cependant, à terme, avec la perte de pouvoir d’achat liée à la hausse du chômage, et ce, malgré le creusement du déficit public, les perspectives de débouchés demeureront probablement limitées. Une hausse de l’inflation pourrait en outre obliger les banques centrales à remonter leurs taux directeurs … et éclater la bulle.
Enfin, il faut aussi s’interroger sur le niveau actuel du taux d’intérêt naturel. Il se trouve que celui-ci est aussi bas que les taux directeurs. En effet, plusieurs études ont montré que le taux d’intérêt naturel connaissait une baisse tendancielle depuis les années 1970 et que depuis 2008, ce taux tend vers 0 (11). Le taux effectif correspondrait donc au taux d’intérêt naturel ! Hayek ne tiendrait donc plus la route ? Cependant, la nullité de ce dernier traduit une situation préoccupante. En reprenant la démonstration de Wicksell, seul S >>> I pourrait expliquer une telle baisse du taux d’intérêt naturel, on en déduit deux causes possibles :
- Un “saving glut” : un excès d’épargne par rapport à l’investissement. L’offre de capital est supérieure à la demande, à tel point que le taux d’intérêt naturel se rapproche de zéro. C’est le cas dans les pays émergents mais pas dans les pays développés (avant la pandémie du coronavirus) comme nous l’avons vu précédemment.
- Une insuffisance de l’investissement par rapport à l’épargne. Attention, ce n’est pas la même chose que le saving glut. Ici, la demande de monnaie est inférieure à l’offre de capital. L’épargne serait à un niveau normal mais l’investissement serait quant à lui anormalement faible. C’est-à-dire que des quantités colossales de liquidités quasi-gratuites déversées dans le système financier mondial n’alimentent pas l’investissement ! Dès lors, les préoccupations ne sont plus d’ordre monétaire …
La lecture autrichienne des crises n’est évidemment pas suffisante, et certes, le sauvetage s’avère nécessaire à court terme. Mais la leçon intemporelle d’Hayek nous rappelle que liquidité bon marché ne rime pas avec marché efficient et que l’enfer monétaire est toujours pavé de bonnes intentions.
Sources :
- Banque Mondiale
- E. Liu, M. Mian, A. Sufi, « Low Interest Rates, Market Power, and Productivity Growth », NBER Working Paper n° 25505, janvier 2019
- Rapport de la Banque des Règlements Internationaux (2018) : https://www.bis.org/publ/qtrpdf/r_qt1809a.htm
- C. Borio et A. Zabai, « Unconventional monetary policies : a re-appraisal » (2016) : https://www.bis.org/publ/work570.pdf
- Le spectre de la fin du cycle s’était déjà matérialisé début 2019 poussant les banques centrales à opter pour la même vieille recette keynésienne : la FED avaient renoncé à la remontée planifiée de son taux directeur tout comme la BCE qui en plus lance un programme de soutien aux banques pour faciliter le crédit aux entreprises et et aux ménages.
- O. Jorda, M. Schularick et A. Taylor, « When credit bites back : Leverage, Business Cycle and Crises », San Francisco Federal Reserve, Octobre 2012
- Prices and Production and other works: F.A. Hayek on Money, the Business Cycle, and The Gold Standard, Ludwig Von Mises Institute (2008), p306-307 (traduction par l’auteur de l’article)
- Pour plus de détails sur le « free banking », cf. Pour une vraie concurrence des monnaies (1976)
- https://www.banque-france.fr/statistiques/epargne-et-comptes-nationaux-financiers/epargne-des-menages
- https://www.statista.com/statistics/246268/personal-savings-rate-in-the-united-states-by-month/(11) https://www.newyorkfed.org/research/policy/rstar ; https://www.banque-france.fr/sites/default/files/medias/documents/document-de-travail-611_2016-12-16.pdf