Dans le climat international actuel, la capacité des industries de défense à fournir les équipements aux forces armées est un enjeu de premier plan. Ces réflexions stratégiques et industrielles sont menées par la France comme pays doté d’un arsenal nucléaire, membre de l’OTAN et moteur de l’Europe de la défense. Dans ce cadre, elle maintient une industrie nationale dynamique malgré des contraintes structurelles et dont elle fait évoluer le modèle économique.
Avant-propos
La dernière décennie a révélé un développement des tensions géopolitiques sur tous les théâtres, y compris sur le continent européen à partir de février 2022 avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Dans ce contexte, les réflexions stratégiques se sont diffusées plus intensément à la sphère publique avec un intérêt renouvelé des médias et des populations pour les systèmes de défense nationaux et internationaux. Dans un article publié en décembre 2023, le politiste Antonio Calcara présente les conséquences de cette guerre sur le marché international de l’armement et les industries[1] notamment au regard du paradoxe structurel entre besoin opérationnel immédiat et production industrielle de long terme.
Contexte international et positionnement de la France
Dès le début de la crise, la France a présenté une position politique et diplomatique forte aux côtés de l’Ukraine. Elle est un acteur de premier plan quant aux sujets de défense. Politiquement, elle est l’un des pays dotés d’un arsenal nucléaire, lui conférant une place de membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Elle est aussi membre de l’OTAN avec une participation « croissante »[2] et se veut un moteur de l’Europe de la défense. En 2022 les dépenses militaires françaises sont au huitième rang mondial[3] et la France est le troisième plus grand exportateur d’armement à hauteur de 11% du total mondial sur la période 2018-2022[4]. Cette position sur le marché international de l’armement est permise notamment par une politique étrangère, et en particulier de défense, ambitieuse ainsi que par une industrie de défense domestique dont le dynamisme est soutenu par les pouvoirs publics à la fois pour les bénéfices stratégiques internationaux mais aussi au regard des bénéfices économiques sur le territoire national. En effet, l’industrie de défense s’est imposée comme un acteur économique générant de l’emploi[5] sur l’ensemble du territoire et dont le soutien étatique permet le dynamisme du tissu industriel[6]. Selon la Direction Générale de l’Armement (DGA), la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) française représente 200 000 emplois non délocalisables. Ainsi, le modèle économique de cette industrie pose un certain nombre d’enjeux économiques et industriels qu’il est pertinent de mettre en lumière dans le contexte actuel, grâce au prisme de la littérature académique.
Méthodologie : la définition d’une industrie de défense
Claude Serfati définit l’industrie française de défense comme « les entreprises et centres de recherches qui développent, produisent et assurent la maintenance des systèmes d’armes »[7]. Empiriquement, ce périmètre est difficile à définir : par exemple, les fournisseurs de l’habillement ou de la nourriture des militaires sont-ils des entreprises de défense ? Ce périmètre dépend ainsi de la source et des objectifs de communication de celle-ci. En 2021, 23 800 entreprises résidentes en France sont fournisseurs du ministère des Armées[8]. Parallèlement la DGA souligne que la BITD[9] française comporte 9 grands groupes et plus de 400 PME[10]. Ces deux chiffres illustrent l’enjeu méthodologique essentiel de définition du périmètre pour permettre un usage correct des données (notamment pour la recherche académique).
Tendances du marché de l’armement
Pour comprendre la structure du marché de l’armement, le niveau de concurrence est un point d’entrée intéressant. Le Top 100 des industries de défense du SIPRI[11] rassemble les 100 plus grandes industries de défense au niveau international. Ce classement couvre ainsi une très grande partie du marché de l’armement dont le niveau n’est pas précisément estimé du fait des enjeux méthodologiques (déjà prégnants au niveau national) développés précédemment. Néanmoins, bien qu’au niveau microéconomique une part importante du tissu industriel manque, des tendances internationales peuvent être présentées à partir de ce classement notamment quant à la concentration du marché qui peut être mesurée au moyen d’un indice Herfindahl-Hirschman (IHH)[12]. Cet indice se mesure comme la somme des parts de marché (i.e. la part de production d’une entreprise dans l’ensemble pour un type de bien ou service donné) élevées au carré. Cette formule permet de définir la répartition d’un marché parmi les entreprises. Plus l’indice est élevé, plus un faible nombre d’entreprise se partage une part importante du marché. Le marché est donc considéré comme concentré.
Le graphique ci-dessus présente l’évolution de l’IHH sur la période 2002-2021 pour le marché que se partagent les 100 plus grandes entreprises de défense selon le SIPRI[13]. Sur la période, l’indice est compris entre 2800 et 4700 or lorsque l’IHH est supérieur à 2500, on parle de concentration. Ainsi, le marché international de l’armement se trouve dans cette configuration. En effet, peu de pays ont des entreprises présentes dans le Top 100 du SIPRI : au maximum 24 en 2014, 20 en 2020 et 22 en 2021[14]. Cela s’explique par les coûts que représentent les industries d’armement pour les pays. Peu ont la capacité budgétaire pour maintenir une demande suffisante pouvant alimenter les entreprises et leur permettre d’entretenir leurs compétences industrielles. C’est particulièrement vrai pour les pays européens dont les marchés domestiques ne permettent pas, à eux seuls, d’alimenter les chaines de production industrielles.
A partir de 2007, on voit s’opérer une baisse de la concentration du marché. En particulier, la baisse importante entre 2014 et 2015 s’explique par la prise en compte des industries chinoises dans le classement (à des rangs relativement élevés), impossible jusqu’alors. Le graphique suivant présente l’évolution du nombre d’entreprises pour les 6 pays les plus représentés parmi les 100 plus grandes entreprises de défense, en 2020. Il apparait une nette domination des Etats-Unis avec plus de 40 entreprises entre 2002 et 2020 et jusqu’à 50 en 2004. On observe que les pays européens, la France et le Royaume-Uni, font face à une tendance décroissante. Dans le cas de la France, la réduction de 10 à 6 entreprises à partir de 2015, s’explique quasi-exclusivement par l’intégration des entreprises chinoises. Le nombre d’entreprises de ces pays décroit dans le temps au profit de la Russie à partir de 2012 puis de la Chine qui entre dans le classement du SIPRI en 2014. Auparavant, les données disponibles ne permettaient pas d’ajouter les entreprises chinoises qui pourtant représentent 5 entreprises parmi les 100 plus grandes dès 2015. Finalement, la Corée du Sud a une industrie de défense particulièrement dynamique avec des entreprises implantées depuis longtemps parmi les plus importantes. Le nombre d’entreprises coréennes suit une tendance légèrement croissante qui illustre la compétitivité renouvelée des matériels coréens.
Programme d’armement
Il a été établi que contrairement à de nombreux biens usuels s’échangeant sur les marchés, l’armement[15] est un bien d’abord politique et stratégique. De ce fait, sa production est fortement encadrée par les pouvoirs publics dont la défense nationale est l’un des pouvoirs régaliens. Ce caractère politique conduit, comme le pourraient des arguments économiques pour d’autres biens, à une concurrence en matière technologique. L’objectif est d’avoir l’armement de plus haut niveau pour assurer la supériorité sur les terrains d’affrontement.
De plus, la production d’armement est inscrite dans le temps long des programmes : entre les premières études amonts ouvrant les travaux de développement d’un produit et la mise en service dans les armées, les délais de production atteignent plusieurs années ou décennies pour les plus grands matériels, notamment navals[16]. A titre d’exemple, l’hélicoptère NH90 (projet OTAN) a été développé dans les années 1990 et les commandes et les livraisons sont encore en cours. Les matériels issus de programmes à effets majeurs demeurent en service plusieurs décennies nécessitant la mise en place d’une capacité industrielle de maintien en condition opérationnelle (MCO) ainsi que de modernisation. L’archétype de cette durée en France est le porte-avion Charles de Gaulle mis en service au début des années 2000 et dont le renouvellement par le porte avion de nouvelle génération aura lieu au plus tôt en 2038. Ce temps long structure les chaines de production dont les acteurs ne sont pas mobilisés de façon continue[17].
Contraintes industrielles françaises
Comme tout marché, et la comparaison s’y limite, le marché de l’armement a deux dimensions à savoir l’offre et la demande. Les acteurs de l’offre sont principalement les entreprises qui fournissent des équipements (ou des services) afin de satisfaire une demande adressée par un Etat pour ses forces armées. La demande peut donc être nationale, ou étrangère, l’objectif premier étant de fournir les équipements nécessaires au fonctionnement des forces armées nationales. Il s’agit donc d’une industrie dite stratégique et souveraine. Les biens et services produits par la Base Industrielle et Technologique de Défense sont considérés par la France comme des produits souverains dont une grande partie de la production doit être maintenue sur le territoire national. De ce fait, le statut de ces fournisseurs est un enjeu important qui ne repose pas uniquement sur des questions économiques mais aussi stratégiques et politiques. Selon les pays et les années les industries de défense ont évolué entre les statuts public ou privé dans l’optique de faire correspondre les besoins opérationnels et la réponse industrielle. L’industrie navale de défense française en est un bon exemple avec l’évolution du statut d’arsenal de Direction des Constructions Navales (DCN) à la privatisation partielle de Naval Group[18]. Même sous statut privé[19], les entreprises maintiennent un fort lien de soutien avec les pouvoirs publics.
L’enjeu du statut des entreprises reflète la primauté des besoins des forces armées nationales sur l’objectif de rentabilité des entreprises capitalistiques. Néanmoins, comme toute entreprise, la chaine de production ne peut fonctionner sans un niveau de demande minimal. Face à ce constat, les pays ayant une industrie de défense se distinguent. D’une part, certains pays ont une demande nationale suffisante pour alimenter la production (e.g. Etats-Unis, Chine…). D’autre part, des plus petits pays ne peuvent assurer une taille critique avec leur seul marché domestique. Les mécanismes de l’économie préconiseraient alors un partage de la production avec des partenaires ou une importation. Cependant, l’enjeu d’autonomie par le maintien de compétences stratégiques sur le territoire national, dans un contexte de difficulté de recrutement, contrebalance la théorie économique.
Face à ces enjeux, chacun arbitre entre maintien d’une industrie souveraine ou dépendance à des matériels importés, notamment grâce au recours à une autre source de demande. Contrairement à d’autres pays européens, la France fait le choix, motivé par la nécessité de pouvoir maintenir et moderniser les équipements des forces nucléaires aériennes et océaniques, de conserver un large spectre de compétences industrielles sur son territoire national. De ce fait, et compte tenu de la taille insuffisante de son marché national, elle a recours à des exportations d’armement sur lesquelles repose partiellement le dynamisme de son industrie. En effet, la demande nationale n’est pas la seule pouvant être adressée aux industries de défense. Parfois indépendamment de la taille de leur marché (e.g. Etats-Unis), les pays peuvent faire le choix, d’abord politique, d’avoir recours aux exportations d’armement et ainsi créer des partenariats stratégiques. Les exportations sont un choix de politique étrangère devenant progressivement une composante du modèle économique des industries de défense, notamment en France. Cette autre source de demande permet ainsi de compléter les commandes nationales.
Finalement, le modèle économique des industries de défense françaises est contraint à de nombreux points de vue. Une des alternatives considérées pour soutenir l’industrie et améliorer sa compétitivité au niveau international est la coopération européenne. Il s’agit d’une décision politique nationale de se tourner vers les partenaires régionaux pour répondre à un objectif d’autonomie stratégique. Depuis son premier mandat, le Président Emmanuel Macron promeut l’idée d’une Europe de la défense, entre autres capable de réduire ses dépendances envers des partenaires extérieurs, dont américains. Cependant, ce choix n’est pas unanime au niveau européen[20] et bien qu’en croissance grâce à des initiatives telles que la Coopération Structurée Permanente (PESCO) les coopérations restent complexes[21]. Par nature, les équipements militaires sont des matériels devant convenir aux besoins des armées nationales. Dans le cas de production en coopération, des besoins parfois divergents doivent être combinés afin de produire un matériel convenant aux ambitions des différentes parties prenants. La phase de développement est donc allongée. De plus, la production doit elle aussi être organisée pour convenir aux industriels partenaires. Finalement, ces accords peuvent prendre du temps et allonger les délais de réalisation des programmes sans pour autant menacer leur réussite. Le programme de l’avion de combat Eurofighter Typhoon en est un exemple[22].
Dans les années 1970, plusieurs pays européens ont exprimé leur volonté de renouveler leurs flottes d’avion de combat et progressivement des discussions se sont installées entre la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie pour le projet d’une coopération. Rapidement, la France a décidé de sortir du programme et de produire nationalement son avion Rafale. En 1985, les trois pays fondateurs et l’Espagne lancent le projet Eurofighter et prévoient une mise en service en 2003. Tout au long de ce programme, la coopération a généré des difficultés liées à l’accord des pays sur les spécificités du matériel comme la taille, le poids et l’adéquation des équipements au mission, qui expliquent partiellement la sortie de la France du programme. Ces difficultés de développement ont par la suite conduit à des difficultés de répartition de la production entre les industries partenaires. Néanmoins, malgré ces contraintes politiques et industrielles, 581 Eurofighter Typhoon ont été livrés jusqu’en septembre 2022 dont 472 pour les pays partenaires et 109 exportés[23]. Cet exemple emblématique en Europe souligne le caractère central du mode d’acquisition des matériels pour l’organisation des capacités d’un Etat et conditionne le modèle économique de ses industries de défense.
Sources :
[1] A. Calcara, A. Gilli et M. Gilli, « Short-term readiness, long-term innovation: the European defence industry in turbulent times » (2023),Defence Studies 23(4), pg. 626-643, DOI: 10.1080/14702436.2023.2277439
[2] Rapport de la Cour des Comptes, « La participation de la France à l’OTAN : une contribution croissante » (juillet 2023 ; https://www.ccomptes.fr/fr/documents/66299)
[3] N . Tian et al., « Trends in World Military Expenditure, 2022 » (2023), SIPRI Fact Sheet ; https://www.sipri.org/publications/2023/sipri-fact-sheets/trends-world-military-expenditure-2022
[4] P. D. Wezeman, J. Gadon et S. T. Wezeman, « Trends in International Arms Transfers, 2022 » (2023), SIPRI Fact Sheet ; https://www.sipri.org/publications/2023/sipri-fact-sheets/trends-international-arms-transfers-2022
[5] Qui fait aujourd’hui face à une pénurie de recrutement sur un certain nombre de métiers stratégiques dits « en tension ».
[6] L. Prené et M. Wyckaert, « Le ministère des Armées a versé 24 milliards d’euros à ses fournisseurs en 2021 » (2023), ECODEF Statistiques228 ; https://www.defense.gouv.fr/sites/default/files/ssm/Ecodef%20228.2.pdf
[7] C. Serfati, L’industrie française de défense (2014), La documentation française
[8] Ibid
[9] Pour une définition académique, voir J. P. Dunne, « The Defense Industrial Base » (1995), éd. K. Hartley et T. Sandler, Hanbook of Defense Economics
[10] https://www.defense.gouv.fr/dga/nos-missions/developper-bitd-francaise-europeenne
[11] https://www.sipri.org/databases/armsindustry
[12] Quelques limites aux résultats présentés par la suite : (1) les données utilisées comptent plusieurs fois certains matériels dans les ventes d’armes (e.g. un moteur intégré à un véhicule blindé sera pris en compte par le producteur du moteur et par celui du véhicule dans ses ventes d’armement si les deux sont inclus dans le Top 100) et (2) l’ensemble du marché n’est pas considéré, seules les ventes des 100 plus grandes entreprises de défense (qui en représente la quasi-totalité néanmoins).
[13] La taille de ce marché n’est pas constante selon les années et la tendance générale est croissante.
[14] Certaines entreprises sont « transeuropéennes », ici ce statut est compté comme une nationalité distincte.
[15] On exclut dans cette notion les munitions et armes de petit calibre.
[16] J. Guiberteau, « La production de grands bâtiments de surface comme révélateur de paradoxes stratégiques en Europe » (2022), mémoire de master soutenu à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
[17] Un des enjeux majeurs des industries de défense est le soutien des bureaux d’études (en charge de la partie développement) lorsque les projets passent en phase d’industrialisation.
[18] N. Erouihane, « La construction des armes navales en France depuis 1852 : l’histoire d’un système de production mixte » (2021), ECODEF Etudes 178 ; https://archives.defense.gouv.fr/content/download/611507/10243476/Ecodef%20178.pdf
[19]DGA, Calepin des entreprises internationales de défense (2023) ; https://armement.defense.gouv.fr/sites/default/files/2023-01/Calepin%20des%20entreprises%20internationales%20de%20defense%202023%20version%20francaise.pdf
[20] J. Droff et J. Malizard, « Qui porte le fardeau ? Les coûts de la production de défense dans l’Union européenne » (2019), Revue française d’économie 3 (Vol. XXXIV), pg. 83-121, DOI : 10.3917/rfe.193.0083
[21] A. Calcara et L. Simón, « Market Size and the Political Economy of European Defense » (2021), Security Studies 30(5), pg. 860-892, DOI: 10.1080/09636412.2021.2023625
[22] A. Calcara, « The Eurofighter », European Defence Decision-Making: Dilemmas of Collaborative Arms Procurement (2020), Routledge, DOI : 10.4324/9780367853792