Le paradoxe de Triffin stipule que les avantages du statut de monnaie de réserve dominante peuvent enclencher un cercle vicieux, nuisible pour l’économie d’un pays. Certains indicateurs semblent montrer que les États-Unis seraient victimes de ce mécanisme. Toutes les conditions ne sont cependant pas réunies et le contexte économique rend difficile une interprétation définitive. En l’absence d’autres choix convaincants , le dollar américain devrait donc pouvoir subsister comme monnaie de réserve dominante.
Résumé
- Dans notre système monétaire, le dollar américain a fini par s’imposer comme la monnaie de réserve dominante
- Le paradoxe de Triffin révèle la tension au cœur de cette situation, le maintien de ce système favorable à court terme pour les États-Unis induisant des effets néfastes à long terme
- Certains économistes prétendent que les États-Unis seraient engagés dans ce cercle vicieux du paradoxe de Triffin.
- Mais l’ensemble des indicateurs ne vont pas en ce sens et le contexte économique particulier de la crise du coronavirus rend une affirmation définitive difficile à soutenir
- Le déclin du dollar induirait son remplacement par d’autres monnaies, mais aucune d’entre elles ne paraît aujourd’hui crédible
Article
Le paradoxe de Triffin, un mécanisme à double tranchant
Dans notre système monétaire, le dollar américain a fini par s’imposer comme la monnaie de réserve dominante, ce qui signifie qu’elle constitue la majorité des réserves des banques centrales. Ceci procure un avantage considérable aux États-Unis, qui ont la possibilité de s’endetter dans leur propre monnaie auprès des autres pays, à un coût très faible.
Cependant, le paradoxe de Triffin, pour la première fois décrit dans son livre de 1960: Gold and the Dollar Crisis (1), révèle la tension au cœur de cette situation, le maintien de ce système favorable à court terme pour les États-Unis induisant, à long terme, des effets néfastes tels qu’une dégradation de la qualité de la dette publique.
Pour que la monnaie d’un pays soit utilisée comme monnaie de réserve par les autres pays, il faut que les investisseurs étrangers aient confiance en la stabilité économique du pays émetteur de la monnaie de réserve. De plus, une grande partie de cette monnaie de réserve n’est pas détenue sous la forme de billets de banque mais plutôt au moyen d’obligations d’État. Une obligation d’État est une forme de créance, l’investisseur détenant des titres de dette de l’émetteur qui lui donnent droit à un ou plusieurs paiements, à des dates déterminées au moment de l’émission de l’obligation, ainsi qu’à un paiement plus important à maturité, c’est-à-dire à la fin de la durée de vie de l’obligation.
Les investisseurs ont l’impression qu’un pays a une économie suffisamment stable pour que sa monnaie serve de monnaie de réserve si sa dette existe en grande quantité afin de pouvoir être disponible, si elle est très liquide, ce qui signifie que l’on peut l’acheter ou la vendre assez rapidement sur les marchés financiers, et enfin, si le risque de défaut du pays est très faible, c’est-à-dire qu’il y a peu de chances que le pays émetteur de ces obligations ne réalise pas les paiements auxquels il s’est engagé.
Plusieurs pays ou groupes de pays remplissent ces critères et leur monnaie est donc utilisée comme monnaie de réserve: c’est le cas par exemple de l’euro. La particularité du dollar américain est qu’il s’agit de la monnaie de réserve dominante: elle bénéficie d’une place quasi-hégémonique : 88% des échanges sur les marchés de changes en 2019 sont effectués en dollars selon la BRI (2).
Structure des réserves de change – l’Opinion: “Pourquoi le dollar reste LA monnaie de réserve mondiale”, 15 janvier 2018 par Muriel Motte, URL : https://www.lopinion.fr/edition/economie/pourquoi-dollar-reste-monnaie-reserve-mondiale-141480 (consulté le 22/01/21)
Ce rôle octroie par conséquent aux Etats-Unis l’avantage considérable de pouvoir s’endetter, dans leur propre monnaie et à bas coût grâce au fait que d’autres pays et leur banques centrales vont acheter cette dette pour constituer leurs réserves mais aussi pour pouvoir dévaluer leur monnaie. Le fait de s’endetter dans sa propre monnaie fait qu’une dévaluation ne rend pas le fardeau de la dette plus lourd et permet aussi de faire de la création monétaire pour rembourser cette dette sans que, là encore, cela n’affecte le poids de la dette.
Cependant, cette position induit aussi des incitations qui pourraient avoir à long terme un impact dévastateur sur l’économie américaine puisque le pays est poussé à s’endetter toujours davantage et à avoir un déficit extérieur, dans la mesure où le coût de la dette et du déficit est dérisoire, mais aussi pour satisfaire la demande des autres pays pour cette dette. En conséquence de ce mécanisme, la dette américaine ne sera, à terme, plus aussi sûre puisqu’elle finit par s’accumuler dans des quantités excessives, cela sans être nécessairement investie dans des projets générant suffisamment de croissance pour contrebalancer les effets potentiellement négatifs de la dette.
En effet, la dette peut être un outil utile si elle est investie pour générer de la croissance, mais si ça n’est pas le cas, elle n’induira qu’un coût et limitera les possibilités d’action du pays. Si la qualité de cette dette se dégrade, l’économie du pays dans son ensemble est négativement affectée et les taux d’intérêt augmentent. De plus, si les investisseurs finissent par ne plus avoir confiance dans la capacité du pays émetteur à rembourser ses emprunts, ils ne jugent alors plus que la monnaie du pays est une bonne monnaie de réserve et le pays finit alors par perdre sa place d’émetteur de la monnaie de réserve dominante et les avantages qui accompagnaient cette situation.
Un mécanisme qui n’est pas à exclure
Certains économistes prétendent que les États-Unis seraient engagés dans ce cercle vicieux du paradoxe de Triffin. L’on pourrait affirmer cela si les États-Unis maintenaient des déficits publics et extérieurs permanents, et si la qualité de la dette publique américaine se dégradait.
Le déficit extérieur américain, qui désigne la création de dette américaine détenue par des investisseurs étrangers, est en effet très important et semble croître à un rythme soutenu. La dette extérieure américaine atteint aujourd’hui plus de 21 000 milliards de dollars selon le US Bureau of Economic Analysis (3), cela à cause de déficits extérieurs très importants et récurrents, qui se sont récemment amplifiés pour atteindre 109 milliards de dollars au dernier trimestre de 2020 (4).
Pour ce qui est de la dette publique, celle-ci est aussi très importante puisqu’elle représentait plus de 127 % du PIB américain au troisième trimestre 2020 selon la FRED (5) et les déficits budgétaires sont un problème récurrent de la politique économique américaine puisque les États-Unis n’ont connu que deux courtes périodes sans déficit budgétaire depuis 1966 (6).
Évolution de la dette américaine en pourcentage du PIB – FRED
Certains indicateurs contredisent toutefois l’hypothèse d’un déclin de l’hégémonie monétaire américaine
Bien que ces indicateurs semblent aller dans le sens d’une confirmation du paradoxe de Triffin, il faut souligner que la qualité de la dette américaine, c’est-à-dire la confiance accordée par les créanciers envers les obligations des États-Unis, demeure très élevée. Les bons du trésor américain à trois mois ont un taux d’intérêt de seulement 0,07% (7), ce qui est extrêmement faible. Rappelons que le taux d’intérêt correspond à une forme de compensation pour le risque. Plus un investissement est risqué, plus il sera rémunérateur en contrepartie. Ainsi, cela signifie que des taux d’intérêts aussi faibles sont la marque d’une confiance qui perdure de la part des investisseurs pour ce qui est de la capacité des États-Unis à ne pas faire défaut sur leur dette.
De plus, il faut ajouter que si la dette extérieure et la dette publique des États-Unis sont aujourd’hui très élevées ce n’est pour autant pas un fait réellement nouveau et il paraîtrait alors hasardeux d’affirmer que l’enclenchement du cercle vicieux envisagé par le paradoxe de Triffin est nécessairement plus susceptible d’advenir aujourd’hui qu’auparavant.
Un contexte économique qui rend l’ estimation du risque pour l’hégémonie américaine assez difficile
Cependant, tous ces indicateurs doivent être analysés avec précaution puisqu’ils correspondent à une période très particulière pour l’économie américaine.
L’augmentation de la dette publique américaine au cours de l’année 2020 est aussi le résultat d’un ensemble de politiques de relance face à la crise du coronavirus. Par conséquent, voir cette augmentation comme particulièrement dangereuse ne serait peut être pas très pertinent, dans la mesure où cette dette est utilisée pour relancer l’économie américaine qui en a besoin.
Des politiques expansionnistes en temps de crises font en effet l’objet d’un consensus et sont actuellement utilisées par presque tous les pays du monde.
Nancy Pelosi, cheffe du groupe démocrate à la Chambre des Représentants, qui a défendu des dépenses accrues pour contrer les effets de la crise du coronavirus – Reuters
Mais le dollar américain peut-il être remplacé?
Si le paradoxe de Triffin finissait par se vérifier, la confiance en la dette américaine deviendrait très faible et le dollar américain ne serait alors plus utilisé comme monnaie de réserve dominante. Par conséquent, envisager l’enclenchement de ce processus, c’est aussi devoir réfléchir aux monnaies qui pourraient prendre la place du dollar dans les échanges internationaux.
Un premier candidat pourrait être le renminbi chinois. Le pays est aujourd’hui la deuxième économie mondiale (8) et serait donc en mesure de fournir suffisamment de dette pour être monnaie de réserve dominante. De plus, la Chine est aussi une importante puissance politique. Cependant, l’adoption du renminbi pose question car la politique monétaire chinoise est relativement opaque, et le pays est régulièrement accusé de manipuler sa valeur en le sous-évaluant afin de lui donner un avantage comparatif dans les échanges internationaux (9). En effet, en ayant une monnaie faible, cela rend les produits exportés artificiellement moins chers. L’adoption du renminbi pose aussi des questions éthiques puisque la Chine, contrairement aux États-Unis, n’est pas une démocratie.
L’adoption de l’euro comme monnaie de réserve dominante ne poserait pas le même problème. L’Union européenne bénéficie aussi d’une économie assez grande pour fournir une quantité de dette suffisante pour être monnaie de réserve dominante et dispose en plus d’une politique monétaire transparente. En revanche, bien que l’UE soit un géant économique, elle n’a pas le même poids politique que les États-Unis, cela car elle manque d’un leadership uni en raison de sa fragmentation en un ensemble de pays distincts. Cette faiblesse politique pourrait l’empêcher de s’imposer.
Les États-Unis pourraient un jour être victimes des mécanismes prévus par le paradoxe de Triffin. Cependant, la situation actuelle rend difficile une analyse rigoureuse permettant de dire si oui ou non ils se rapprochent de cette situation. En effet, il semblerait que le pays ne soit pas encore pris au piège par ce mécanisme. Enfin, les autres monnaies de réserve ne paraissent pas pouvoir subtiliser son hégémonie au dollar dans un futur proche.
Sources
- Paish, F. W. 1961. Gold and the Dollar Crisis. The Future of Convertibility, The Economic Journal, vol. 71, n°281, pp.142–144. https://doi.org/10.2307/2228228
- BIS. 2019. “Global foreign exchange market turnover in 2019”. Triennial Central Bank Survey.https://www.bis.org/statistics/rpfx19_fx_annex.pdf [consulté le 11/01/21]
- US Bureau of Economic Analysis via Trading Economics . 2020. “United States Total Gross External Debt”. https://tradingeconomics.com/united-states/external-debt#:~:text=External%20Debt%20in%20the%20United%20States%20averaged%2014915562.17%20USD%20Million,the%20second%20quarter%20of%202003. [consulté le 11/01/21]
- US Bureau of Economic Analysis via Trading Economics . 2020. “United States Current Account”. https://tradingeconomics.com/united-states/current-account. [consulté le 11/01/21]
- FRED. 2020. “Federal Debt: Total Public Debt as Percent of Gross Domestic Product”. https://fred.stlouisfed.org/series/GFDEGDQ188S [consulté le 11/01/21]
- FRED. 2020. “Federal Surplus or Deficit as Percent of Gross Domestic Product” https://fred.stlouisfed.org/series/FYFSGDA188S [consulté le 11/01/21]
- Bloomberg. 2020. “United States Rates & Bonds”. https://www.bloomberg.com/markets/rates-bonds/government-bonds/us [consulté le 11/01/21]
- Statista. 2020. “Classement des pays ayant le PIB le plus élevé dans le monde 2018” https://fr.statista.com/statistiques/553744/classement-pays-puissance-monde-pib/ [consulté le 11/01/21]
- Bouveret, A., Mestiri, S. et Sterdyniak, H.. 2006. La valeur du yuan. Les paradoxes du taux de change d’équilibre. Revue de l’OFCE, pp.77-127. https://hal-sciencespo.archives-ouvertes.fr/hal-01071969/document [consulté le 11/01/21]