Auteurs : César Bernard, Léon Guillot, Ambroise Rotgé, Marie Tirilly
Cette semaine, l’actualité économique a été riche avec la récompense par le comité de l’Académie Royale de Suède de Sciences de deux économistes américains spécialistes de théorie des jeux et en particulier de théorie des enchères. Cet article retrace le contexte dans lequel leurs travaux ont été conduits depuis William Vickrey à nos jours, l’impact qu’ont eu leurs recherches, et les applications concrètes de leurs schémas d’enchères.
Résumé
- Cette année, ce sont Robert Wilson et Paul Milgrom qui ont été nommés Prix Nobel d’économie, deux chercheurs américains de la Stanford University, pour leurs travaux en théorie des enchères.
- La théorie des enchères, une branche de la théorie des jeux, est particulièrement importante car les enchères sont partout autour de nous: eBay, le marché aux fleurs d’Aalsmeer, les ventes Sotheby’s. Ainsi le prix Nobel d’économie, comme chaque année, ne récompense pas tant les résultats des économistes mais bien plutôt l’impact qu’ont ces résultats dans le monde.
- Paul Milgrom et Robert Wilson ont révolutionné à la fois la discipline, la théorie des enchères, mais aussi et plus important encore, la façon concrète dont se déroulent les enchères dans le monde.
- Leurs apport aura été de penser l’interdépendance entre les valeurs privées de enchérisseurs, c’est-à-dire une valeur qui ne dépend pas du jugement des autres participants, mais simplement des goûts propres de l’acheteur – et la valeur commune du bien en vente – la valeur qui dépend des autres participants, des expertises et informations qui pourraient être partagées au sujet de l’objet mis en vente.
- Les deux économistes se sont vraiment penchés sur les conditions qui poussent les enchérisseurs à agir, à faire des offres inférieures, égales ou supérieures à la valeur qu’ils donnent au bien, et en particulier sur le rôle que joue l’information dans la stratégie des enchérisseurs. Forts de ces connaissances théoriques, Milgrom et Wilson ont ensuite proposé des modèles concrets d’enchères afin de maximiser l’utilité du vendeur, des enchérisseurs et des contribuables.
- Leurs modèles sont utilisés partout dans le monde aujourd’hui. En France récemment, c’est ce type d’enchères qui a été utilisé pour l’attribution des fréquences de la 5G. Les enchères ont permis à l’État de gagner 2,786 milliards d’euros.
Article
Ce lundi 12 Octobre, le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, plus couramment connu sous le nom de Prix Nobel d’économie, a été attribué au duo Paul Milgrom et Robert Wilson, tous deux professeurs d’économie à la Stanford University en Californie. Depuis une quinzaine d’années, plusieurs voix prédisaient la nomination du duo étant donné l’impact qu’ont eu leurs travaux à la fois dans la discipline, mais aussi concrètement dans le monde qui nous entoure. En effet, le Prix Nobel d’économie, historiquement, ne récompense pas tant des recherches précises d’économistes, mais plutôt l’impact qu’ont ces recherches. Le Prix Nobel d’économie récompense toujours les économistes qui changent la façon dont l’économie est pensée et appliquée. En 2019, ce principe était clairement établi avec la nomination d’Esther Duflo, Abhijit Banerjee et Michael Kremer pour leurs recherches en économie de la pauvreté. Le prix ne récompensait pas tant les résultats obtenus, mais plutôt la méthode utilisée qui a révolutionné la filière de l’économie du développement. De même cette année pour Milgrom et Wilson, c’est l’impact de leurs travaux qui est récompensé, et la méthode qu’ils ont mis en place pour penser les enchères.
Déjà en 1996, le Prix Nobel d’économie est attribué à William Vickrey pour sa schématisation d’enchères, communément appelées les Vickrey Auctions. L’apport de Milgrom et Wilson sur ce premier travail de conceptualisation se trouve au niveau de l’application. Milgrom et Wilson ont modernisé ces théories pour les appliquer concrètement au monde dans lequel nous vivons et ont ainsi pratiquement changé la façon dont les enchères sont conduites dans le monde. C’est la force de cette approche expérimentale qui fera la différence aux yeux du jury, leurs travaux ayant eu un impact majeur sur des millions de dollars échangés par le système qu’ils ont théorisé et mis en place.
Dans quel contexte de recherche les travaux de Milgrom et Wilson sont-ils conduits?
D’Ebay aux ventes aux enchères chez le célèbre groupe Sotheby’s en passant par la bourse aux fleurs d’Aalsmeer et l’émission de dette souveraine, les enchères sont partout autour de nous, et c’est ce qu’a rappelé le comité du Prix Nobel au moment de la nomination de Wilson et Milgrom. La théorie des enchères est un pan particulièrement important et développé de l’économie puisqu’il soulève des enjeux de fixation de prix et de valeurs des biens de façon très particulière. L’intérêt des recherches de Wilson et Milgrom s’inscrit donc dans une logique qui les précède, mais qu’ils ont su enrichir considérablement, en proposant de nouveaux modèles d’enchères afin de satisfaire, et de maximiser, à la fois l’utilité du vendeur, de l’acheteur et des contribuables: un modèle d’enchères parfaites en d’autres mots. Commençons donc par étudier le contexte de recherche dans lequel s’inscrivent Milgrom et Wilson.
Les enchères ont été mises en place pour répondre à des questions de fixations des prix lorsque la demande n’est pas connue du vendeur ou lorsque la valeur donnée au bien en vente n’est pas connue par avance. Cela touche par exemple les services de l’État, dont la valeur est souvent compliquée à connaître avec précision. L’incertitude sur l’évaluation des besoins et sur l’information disponible quant au bien soulève la question de leurs prix et de la demande que l’Etat cherche à satisfaire.
Les enchères sont donc importantes pour le service public, puisque l’incertitude concernant la demande y est grande. C’est l’offre même qui peut susciter la demande, notamment pour les services de santé, de défense ou de police. Il s’agit donc d’évaluer les besoins présents mais aussi et surtout de probabiliser la demande future. L’Etat doit donc identifier des besoins latents et faire des choix entre ces besoins si tous ne peuvent être satisfaits. Dans la phase d’identification, il existe des coûts d’obtention concernant les préférences des individus. On peut compter sur certains mécanismes de révélation pour les réduire dans le cas des biens collectifs.
Les enchères permettent de répondre justement à l’impossibilité de fixation des prix selon une logique de marché habituelle. Un premier modèle simple d’enchères est celui des enchères au premier prix: tous les enchérisseurs font une offre en même temps, le joueur qui fait l’offre la plus haute remporte le bien et paye la valeur qu’il a proposée dans son offre. Le système en apparence simple de ce type d’enchères cache cependant des inconvénients: il n’existe pas de stratégie dominante du côté des joueurs et les joueurs ont toujours intérêts à faire une offre légèrement en dessous de la valeur qu’ils donnent vraiment au bien car faire une offre égale à la vraie valeur qu’ils donnent au bien ne mène forcément qu’à une utilité égale à zéro, que le biens soit acquis ou non, alors que faire une offre légèrement inférieur à la valeur du bien que l’on donne donnera au joueur au pire une utilité égale à zéro si le joueur ne gagne pas l’enchère, et au mieux une utilité positive si le joueur gagne l’enchère.
Pour remédier à cet inconvénient, William Vickrey nous propose un autre modèle d’enchères: les enchères de second prix (Vickrey, 1961). Elles fonctionnent de la manière suivante : celui qui porte l’enchère la plus élevée remporte le bien, il ne paye pas le prix qu’il a annoncé mais le second prix le plus élevé après le sien (1). Cela représente la désutilité suscité pour le second enchérisseur. C’est le modèle d’Ebay par exemple. Dans ce type d’enchères, la stratégie dominante de l’enchérisseur est de toujours proposer comme prix la vraie valeur qu’il donne au bien (2). Supposons qu’un joueur i donne au bien la valeur vi mais décide de faire une offre bi avec bi > vi avec b^ la plus haute offre parmi tous les autres joueurs j. Trois potentiels résultats peuvent alors arriver:
- b^ > bi , v i
Dans ce cas, l’enchérisseur i ne remporte pas le bien et est indifférent entre faire une offre d’une valeur bi ou vi
- bi > b^ > v i
Dans ce cas, c’est l’enchérisseur i qui remporte la vente et qui va donc devoir payer la seconde plus haute offre b^. Seulement b^ > vi , donc le joueur i retire une utilité b^ – v i de cet achat et donc une utilité négative, alors que faire une offre d’une valeur v i ne lui aurait pas fait gagner l’enchère et le joueur aurait retiré de cette vente une utilité égale à zéro. Ainsi dans ce cas, le joueur a intérêt à faire une offre égale la vraie valeur qu’il donne au bien.
- bi , v i > b^
Dans ce cas la, que le joueur fasse une offre bi ou vi, il remporte l’enchère et paye b^ dans les deux cas. Il est donc indifférent entre proposer bi ou vi.
Le même raisonnement est également vrai avec bi < vi.
Ainsi, dans les enchères de Vickrey, jouer la vraie valeur que l’on donne au bien lors d’une enchère est toujours une stratégie dominante, mais pas strictement.
Par conséquent, les enchères selon Vickrey ont un triple intérêt pour le service public : 1. évite la sous-évaluation ou la surévaluation des besoins, donc éviter un coût social ; 2. en théorie, les besoins réels sont révélés par ce mécanisme (chaque individu indiquant de manière rationnelle sa préférence) puis satisfaits par les administrations publiques en fonction des préférences ; 3. chacun exprime sa préférence en fonction de l’utilité retirée mais est libre de se retirer de l’enchère, autrement dit de choisir ou non le service public. Or dans la pratique, l’information n’est obtenue qu’à petite échelle car très coûteuse. En outre, pour un Etat, les citoyens expriment leur choix au moment des élections et, en quelque sorte, se défont à ce moment de la responsabilité de choisir plus tard ; autrement dit, ils peuvent ne pas vouloir choisir de nouveau.
Il existe un autre principe de révélation des besoins et valeurs des biens dit de Clarke-Groves (1971-1973), issu des enchères de type Vickrey : on demande aux usagers potentiels ce qu’ils souhaitent concernant un bien ou service et on fait contribuer chacun à hauteur de la différence d’utilité que retire la collectivité de l’usage de ce bien ou service (3). Si un agent est responsable d’un choix de service qui diffère du choix des autres agents, il rétribue ce choix par le prix qu’on lui fait payer pour accéder au bien ou service en question. En pratique, il faut faire des choix plus pragmatiques. C’est un mécanisme intéressant pour aligner les intérêts individuels aux intérêts collectifs en faisant payer aux joueurs le coût de leurs externalités sur les autres.
C’est dans ce contexte de recherche que Milgrom et Wilson inscrivent leurs travaux et leurs résultats sur lesquels nous allons maintenant travailler. Commençons d’abord par un bref rappel de leur parcours.
Qui sont Robert Wilson et Paul Milgrom ?
Robert Wilson
L’aîné des lauréats, Robert Wilson, est né en 1937. Il effectue une thèse de doctorat en optimisation quadratique successive. Il a la particularité d’avoir formé de nombreux économistes de renom : en plus de son co-lauréat, deux de ses élèves ont obtenu un Prix Nobel : Alvin E. Roth en 2012, et Bengt Holmström, en 2016. Le Prix Nobel récompense un pionnier de l’application de la théorie des jeux à l’économie. Récompense tardive, en forme de reconnaissance de dette, alors que le Prix a maintes fois reconnu l’importance de cette branche de l’économie : pensons à Tirole en 2014, ou Aumann-Schelling en 2006.
Wilson est un touche-à-tout, s’étant illustré dans de nombreux domaines autres que la théorie des enchères, pour laquelle il est récompensé. Dans un article de 1968 sur les groupements d’intérêt collectifs, il montre que le comportement de ces groupes, dans un contexte d’incertitude, est incohérent avec les axiomes de rationalité de Savage (4). On lui doit également un manuel sur les tarifications non-linéaires – c’est-à-dire où le prix d’une unité varie selon la quantité vendue (5). Après avoir valorisé l’an dernier les travaux d’économistes “de terrain”, Duflo, Banerjee et Kremer, le Prix récompense aujourd’hui deux économistes de l’ancienne école, dont la maîtrise pointilleuse des théories les plus ésotériques force le respect.
Paul Milgrom
Paul Milgrom, né en 1948 est un ancien doctorant de Robert B. Wilson vers la fin des années 70, il est également un spécialiste de la théorie des jeux et plus précisément de la théorie des enchères. On lui doit surtout d’avoir généralisé les théories de Vickrey et Wilson qui pour l’un portaient majoritairement sur le concept de valeurs privées – une valeur qui ne dépend pas du jugement des autres participants, mais simplement des goûts propres de l’acheteur – et l’autre sur le concept de valeur commune – une valeur qui dépend des autres participants, des expertises et informations qui pourraient être partagées au sujet de l’objet mis en vente. Milgrom s’intéresse et développe des modèles qui rendent mieux compte du réel, grâce à l’utilisation simultanée de ces deux concepts : valeurs privées et communes.
Après un Bachelor en mathématiques à l’université du Michigan, et quelques années en tant qu’actuaire, Milgrom commence en 1975 un Master of Business Administration à la Stanford University. Après un an passé dans ce MBA, il est invité à suivre le programme doctoral. En 1979 il finit sa thèse de Business et un master en Statistiques à Stanford. Il devient alors professeur d’économie à Yale de 1982 à 1987, puis revient s’établir définitivement en tant que professeur à Stanford à partir de 1987. En parallèle de ses recherches à Stanford, il écrit à l’American Economic Review, l’une des revues économiques américaines les plus prestigieuses, dont il sera nommé vice-président en 2013. Ses travaux de recherche sur la théorie des enchères l’ont conduit d’une part à développer le modèle d’enchères pour la répartition des fréquences télécom : le simultaneous multiple round auction (SMRA) – enchère multiple. Il a d’autre part co-fondé l’entreprise Auctionomics en 2007, qui conseille les potentiels acheteurs sur le type de stratégie à adopter lors d’une enchère, et qui design le type d’enchère à utiliser suivant le contexte (6). Milgrom est donc, ce qui n’est pas incompatible, un grand chercheur et businessman américain.
Quels sont les résultats qu’ils ont produit ? Quelles sont les avancées qu’ils ont permis et les méthodes qu’ils ont mis en place ?
Robert Wilson
Wilson s’est penché sur les biens à valeurs commune, c’est-à-dire les biens dont la valeur est inconnue a priori mais qui finit par être identique pour tout le monde, c’est le cas par exemple des fréquences téléphoniques.
Après Vickrey, Wilson est le prochain à avoir réformé complètement la façon dont on pense aux enchères, puisqu’il a notamment montré que l’hypothèse selon laquelle les valeurs que chaque enchérisseurs donnent aux biens ne dépendrait que de facteurs qui leurs seraient personnels, comme par exemple le goût de chacun ou l’usage qu’ils auront de l’objet est trop restrictive. Wilson montre que les différentes valeurs données aux biens sont en fait interdépendantes et non réellement privées. Un exemple simple pour illustrer celui-ci est la fixation du prix de vente d’une maison. Lorsque quelqu’un achète une maison, la valeur que cette personne donne à cette maison a effectivement une composante privée importante puisqu’elle dépendra du goût de cette personne, d’un potentiel “coup de coeur”. A première vue, il s’agit d’une valeur privée. Pourtant, il y a également une importante composante commune dans la valeur donné à la maison, puisque vont aussi entrer en compte le prix que d’autres donnent à cette même maison dans la décision individuelle d’acheter ou non la maison, l’acheteur va aussi prendre en compte le prix potentiel de revente de cette maison, donc la valeur que les autres donnent à cette même maison. Et cela impacte la valeur que lui-même donne à la maison. En 1969, Wilson propose un modèle d’analyse de ces enchères avec valeurs interdépendantes, connu sous le nom de mineral-rights model dans lequel tous les enchérisseurs conditionnent leurs offres sur des informations privées qu’ils ont sur la valeur commune, qui elle est incertaine pour tous (7). Le résultat principal de son modèle est le suivant: les joueurs vont avoir tendance à surestimer la valeur commune puisque l’enchérisseur le plus optimiste va gagner. C’est ce que Wilson appelle la malédiction du vainqueur: the winner’s curse (8), un concept montré empiriquement par Capen (Capen et al. 1971). Ainsi, d’après Wilson, les enchérisseurs doivent cacher leur offre pour éviter de faire une offre trop élevée.
Il a également étudié les cas d’enchères de premier prix et a montré que lorsqu’un joueur dispose d’informations sur la valeur commune du bien en vente, les autres enchérisseurs doivent randomiser leurs offres et le joueur informé va gagner l’enchère (9).
Paul Milgrom
Les travaux de Milgrom ont porté à la fois sur la théorie des jeux au début de sa carrière et sur le développement de modèles complexe d’enchères, mélangeant les concepts de valeurs communes et privées, et généralisant ainsi les travaux du précédent prix Nobel à propos des ventes aux enchère Vickrey et les travaux de Wilson.
Il montre par exemple qu’une enchère génère des prix plus élevés lorsque les acquéreurs sont informés au cours de l’enchère des prix des autres acquéreurs ou bien que dans certaines situation le vendeur aura avantage, afin de maximiser la valeur de l’objet vendu, de faire expertiser l’objet qui est en vente, et de partager cette expertise avec les potentiels acquéreurs (10). La valeur de l’objet d’un des enchérisseurs est donc une relation complexe entre les arguments personnels qui lui permettent d’évaluer l’objet et les données objectives communes sur l’objet. C’est grâce à cette modélisation qu’il montre que le résultat de Vickrey à propos de l’équivalence en terme de valeur finale pour les enchères dites de Vickrey – enchères qui sont scellées et où le prix de l’objet est égal à la deuxième enchère plus chère – et les enchères anglaises peut-être affinée: l’enchère de Vickrey aura une estimation de l’objet en vente faiblement inférieure à celle de l’enchère anglaise ; étant donné que les informations sur les valeurs des participants au cours de l’enchère anglaise modifient et augmentent la propre valorisation des autres enchérisseurs (11).
Quel a été l’apport de leurs recherches dans le monde ?
La recherche constante de l’efficacité et de l’efficience est le thème central de leurs travaux. Cette efficacité se définissant selon une maximisation de l’utilité à la fois du vendeur, de l’acheteur et du contribuable. Ceci est en soit novateur puisque l’efficacité ne se mesure pas que selon le prix que va pouvoir tirer le vendeur de la vente du bien. Le duo d’économistes opère donc un réel déplacement de l’intérêt vers les enchérisseurs. Ils s’intéressent en particulier au comportement que ceux-ci adoptent selon les informations dont ils disposent au moment de la vente et selon le format de l’enchère. C’est à partir de ces deux données que Milgrom et Wilson théorisent la façon dont les régulateurs et les gouvernements doivent mettre en place des enchères afin de maximiser le bien-être social.
Leurs recherches ont été particulièrement importantes en économie puisqu’elles s’accompagnent de mise en place concrète et pratique dans le monde qui nous entoure et en cela ce sont des économistes qui ont, on peut le dire, changer le monde. Les travaux ont notamment permis d’allouer et de distribuer des ressources rares ou limitées.
“Auctions are everywhere and affect us all indirectly and, sometimes, directly – even though we do not think about it”
Tommy Anderson, membre du comité Nobel (12).
Quelles ont été les applications concrètes de leurs travaux ?
Le recours aux enchères de Milgrom et Wilson est largement répandu dans l’attribution des services publics extrêmement divers comme le fait remarquer l’Académie dans son communiqué : distribution de l’eau courante, de l’électricité, des quotas de pêche, d’émissions carbonées ou bien encore des créneaux d’atterrissage dans les aéroports et les fréquences téléphoniques aux États-Unis.
Prenons l’exemple de l’attribution de ces fréquences de télécommunication. La première utilisation des enchères à la Milgrom et Wilson dans cette industrie remonte à 1994 aux Etats-Unis. Les autorités fédérales avaient eu ainsi recours à cette méthode pour attribuer les fréquences radio aux opérateurs (13). Comment la répartition fonctionne-t-elle ? L’information est transcrite sous la forme de langage binaire sur des ondes électromagnétiques afin qu’elle circule d’un appareil à un autre. La fréquence de ces ondes dépend du code. Les 0 sont transformés sur en ondes électromagnétiques basses tandis que les 1 sont transformés sur en ondes électromagnétiques hautes. Or les fréquences des clients peuvent se mélanger quand ils sont nombreux à utiliser le réseau téléphonique et internet. Pour éviter ce risque d’interférence, il convient de segmenter le spectre des fréquences et de les répartir entre les différents opérateurs. C’est à ce moment que les enchères de Milgrom et Wilson entrent en jeu. Les clients d’un même opérateur se partagent une même bande de fréquence. Par conséquent, plus le nombre de clients est élevé, plus le la banque de fréquence individuelle pour chaque client est étroite, plus la qualité du débit se détériore. Les opérateurs cherchent donc à obtenir la banque de fréquence la plus élevée pour assurer à un nombre élevé de clients un service qualitatif. En outre, les extrémités des bandes de fréquences sont plus susceptibles aux interférences. Par conséquent les opérateurs convoitent le centre de la bande. Aujourd’hui, les bandes 2G, 3G et 4G sont déjà quasiment saturées. L’Etat désireux que l’accès aux télécommunications se démocratise davantage, tout en diminuant le risque d’interférence et maximisant le débit global, voit donc la 5G comme un outil indispensable à sa réalisation.
Le développement de la 5G en France notamment est un débat d’actualité qu’il est intéressant d’analyser. Le coup d’envoi de l’attribution de la 5G a été donné par l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP) le 29 Septembre dernier. Chaque opérateur constitue son bloc de fréquences par l’obtention de petites bandes. L’attribution des fréquences se déroule en deux étapes :
- Une première enchère ascendante sur plusieurs tours portant sur le nombre de blocs
- Une seconde enchère déterminant la répartition des blocs sur le spectre des fréquences électromagnétiques qui suit le principe d’une enchère combinatoire à un tour au second prix, conforme à la théorie de Wilson et Milgrom. Une enchère combinatoire donne la possibilité aux participants de soumettre une mise qui contient plusieurs entités à négocier simultanément.
Durant chaque enchère, tous les opérateurs disposent du même niveau d’information afin de garantir une concurrence non faussée. La 5G est lancée en France en utilisant d’abord la bande de fréquences allant de 3,4 à 3,8 gigahertz (GHz) sur le spectre électromagnétique. Les quatre opérateurs, Free, SFR, Orange et Bouygues, ont obtenu chacun un bloc de 50 mégahertz (MHz) dans cette bande, au prix fixe de 350 millions d’euros. La première étape des enchères qui se sont déroulées jusqu’au 1er octobre avait pour objectif de distribuer 110 MHz supplémentaires (14). Par ce biais, l’Etat a encaissé 2,786 milliards d’euros. (15).
L’attribution de ce Prix Nobel rend donc hommage aux travaux de ces deux hommes. Remarquons également que ce Prix s’inscrit dans une tendance générale, les États-Unis ont été les grands lauréats de cette année 2020, notamment avec les Prix de médecine, de chimie et de littérature. Le Prix Nobel d’économie respecte également cette année le portrait type des lauréats habituels: des hommes âgés de plus de 65 ans, américains. C’est également cette année une belle façon de revenir à la promotion du néolibéralisme un an seulement après la récompense de Duflo, Banerjee et Kremer.
Sources :
- Vickrey W. 1961. “Counterspeculation, Auctions, and Competitive Sealed Tenders”. The Journal of Finance. vol. 16. no. 1. pp. 8–37
- Stanford University. Levin, J. Octobre 2004. Lecture: Auction Theory. Accessible à: https://web.stanford.edu/~jdlevin/Econ%20286/Auctions.pdf [consulté le 14 Octobre 2020]
- Clarke E. (1971), “Multipart Pricing of Public Goods”, Public Choice, vol. 11, pp. 17-33 and Groves Th. (1973), “Incentives in Teams”, Econometrica, vol. 41, 1973, pp. 617-631
- Wilson R. 1968, “The Theory of Syndicates”, Econometrica, vol.1, pp.119-132
- Wilson R. 1993, Nonlinear Pricing, Oxford University Press, 429p.
- Accessible à : http://www.auctionomics.com [consulté le 13 octobre 2020]
- The Committee for the Prize in Economic Sciences in memory of Alfred Nobel. 12 Octobre 2020. Improvements to Auction Theory and inventions of new auction formats. The Royal Swedish Academy of Sciences. p.9. Accessible à : https://www.nobelprize.org/uploads/2020/09/advanced-economicsciencesprize2020.pdf [consulté le 12 Octobre 2020]
- The Committee for the Prize in Economic Sciences in memory of Alfred Nobel. 12 Octobre 2020. Improvements to Auction Theory and inventions of new auction formats. The Royal Swedish Academy of Sciences. p.10. Accessible à : https://www.nobelprize.org/uploads/2020/09/advanced-economicsciencesprize2020.pdf [consulté le 12 Octobre 2020]
- The Committee for the Prize in Economic Sciences in memory of Alfred Nobel. 12 Octobre 2020. Improvements to Auction Theory and inventions of new auction formats. The Royal Swedish Academy of Sciences. p.11. Accessible à : https://www.nobelprize.org/uploads/2020/09/advanced-economicsciencesprize2020.pdf [consulté le 12 Octobre 2020]
- The Committee for the Prize in Economic Sciences in memory of Alfred Nobel. 12 Octobre 2020. Improvements to Auction Theory and inventions of new auction formats. The Royal Swedish Academy of Sciences. p.13. Accessible à : https://www.nobelprize.org/uploads/2020/09/advanced-economicsciencesprize2020.pdf [consulté le 14 Octobre 2020]
- The Committee for the Prize in Economic Sciences in memory of Alfred Nobel. 12 Octobre 2020. Improvements to Auction Theory and inventions of new auction formats. The Royal Swedish Academy of Sciences. p.13. Accessible à : https://www.nobelprize.org/uploads/2020/09/advanced-economicsciencesprize2020.pdf [consulté le 14 Octobre 2020]
- Facebook. “Nobel Prize”. 12 Octobre 2020. Accessible à: https://www.facebook.com/nobelprize/videos/vb.81239734102/2542894899352268/?type=2&theater [consulté le 16 Octobre 2020]
- The Royal Swedish Academy of Science. “Press release: The Prize in Economic Sciences 2020”. 12 Octobre 2020. Accessible à : https://www.nobelprize.org/prizes/economic-sciences/2020/press-release/ [consulté le 15 Octobre 2020]
- ARCEP, 13 Octobre 2020. “Fréquences 5G : procédure d’attribution de la bande 3,4 – 3,8 GHz en métropole”. Accessible à : https://www.arcep.fr/la-regulation/grands-dossiers-reseaux-mobiles/la-5g/frequences-5g-procedure-dattribution-de-la-bande-34-38-ghz-en-metropole.html [consulté le 15 Octobre 2020]
- Le Monde. 1 Octobre 2020. “Les enchères de la 5G rapportent 2,786 milliards d’euros à l’État, Orange obtient la plus grande part des fréquences en jeu”. Accessible à: https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/10/01/les-encheres-de-la-5g-rapportent-2-786-milliards-d-euros-a-l-etat-orange-obtient-la-plus-grande-part-des-frequences-en-jeu_6054416_3234.html
Merci de la tribune. La récompense du prix Nobel est essentielle pour stimuler la recherche mais aussi pour résorber le problème de desemploi dans la plupart des pays du monde. La campagne reste encore à mener, mais pour les plus avertis, c’est l’opportunité de se voir utiles aux grands défis du siècle en essayant d’apporter une contribution non des moindres. Félicitations aux deux lauréats en économie, les Américains Robert Wilson & Paul Milgrom. Aussi bien les spécialistes que l’opinion gardent l’espoir que leurs efforts trouveront une viabilité pour les grandes institutions mondiales, telles la Banque Mondiale, le Fond Monétaire, les Nations Unies, les grandes multinationales ainsi que les différents Etats du monde à compter par les Etats-Unis en premier. Grand Merci à l’Institution jusqu’ici chargée de décerner le Prix Nobel en l’honneur et conformément aux vœux de son initiateur, le physicien Alfred Nobel. Hommages lui soient rendus ainsi qu’ à la science, la culture et la littérature.