Pierre Rousseaux – Pourquoi s’être intéressée au mécanisme de l’assurance chômage et en quoi est-il essentiel pour le marché du travail et l’économie ?
DAPHNE SKANDALIS – Le marché du travail est constamment en évolution, avec en permanence des destructions et créations d’emplois. Il y a donc continuellement des travailleurs qui doivent rechercher un nouvel emploi, et des entreprises qui cherchent à embaucher. Malheureusement, c’est un processus qui prend du temps. L’assurance chômage permet aux travailleurs de ne pas subir une baisse brutale de leur niveau de vie en cas de perte d’emploi, pendant le temps qu’ils doivent passer à chercher un nouvel emploi. Beaucoup de personnes n’ont en effet pas les ressources pour maintenir un niveau de vie acceptable s’ils cessent de recevoir un salaire pendant plusieurs mois (telles que l’épargne ou la possibilité d’emprunter). Sans l’assurance chômage, elles pourraient ainsi être en difficulté pour assurer leurs dépenses courantes telles que l’alimentation, le loyer, etc. L’assurance chômage joue donc un rôle crucial en atténuant l’impact sur les travailleurs des ajustements nécessaires sur le marché du travail.
Personnellement, je m’intéresse à l’assurance chômage en raison de son importance dans le débat public en France. Les réformes fréquentes de l’assurance chômage suscitent des débats souvent teintés d’idées préconçues. L’économie offre des outils pour aborder ces questions de manière plus nuancée et constructive. En particulier, le débat public se focalise beaucoup sur la question de savoir si les réformes de l’assurance chômage affectent la durée de chômage des demandeurs d’emploi. Il y a l’idée que si une réforme de l’assurance chômage raccourcit cette durée, alors elle est nécessairement bonne pour la société. Or c’est faux ! Un réforme de l’assurance chômage pourrait par exemple entraîner une réduction de la durée de chômage des demandeurs d’emploi mais aussi une dégradation de leur niveau de vie. Cette réforme n’est pas nécessairement souhaitable: il faut mettre en balance les coûts et les bénéfices avant de tirer des conclusions. Les modèles économiques peuvent aider à faire ça.
Quelle partie des effets de l’assurance chômage étudiez-vous (coûts vs. bénéfices) ?
Le principal bénéfice de l’assurance chômage — son objectif — est de diminuer la baisse du niveau de vie subie par ceux qui perdent leur emploi. Pour le moment, mes travaux ne portent pas sur cet aspect, même si je le trouve primordial. La principale difficulté est de disposer de données permettant de mesurer précisément le niveau de vie des individus. Récemment, des chercheurs aux États-Unis et au Danemark ont utilisé des données inédites sur les transactions bancaires pour quantifier à quel point l’assurance chômage limite la baisse du niveau de vie des demandeurs d’emploi. Mais ce type de données est rarement accessible.
Dans mes recherches, j’essaye avant tout de comprendre comment l’assurance chômage affecte les comportements de recherche d’emploi. J’analyse des données sur les candidatures en ligne des individus au chômage: je mesure comment l’assurance chômage influence le nombre de candidatures et le type d’emplois visés, au fil du temps. Cela permet de comprendre pourquoi le montant et la durée des allocations chômage influencent la durée de chômage, mais pas seulement.
Cela permet aussi de comprendre pourquoi le montant et la durée des allocations chômage peuvent parfois influencer la qualité de l’emploi retrouvé. En effet, un autre bénéfice de l’assurance chômage pourrait être qu’elle permet aux individus de trouver des emplois plus adaptés, ce qui serait bénéfique pour tout le monde: les individus pourraient toucher des salaires plus élevés, cotiser plus à l’assurance chômage et avoir un risque moins grand de perdre a nouveau leur emploi. Dans la littérature, on observe parfois ce type d’effet positif de l’assurance chômage sur la qualité de l’emploi, mais pas systématiquement. Mon étude cherche aussi à comprendre pourquoi.
J’observe ainsi que, vers la fin de leur droit à l’assurance-chômage, les demandeurs d’emploi réduisent la qualité des emplois auxquels ils postulent. Ils tendent à s’orienter vers des occupations moins bien rémunérées, moins en adéquation avec leur expérience et leur compétence qu’au début de leur recherche d’emploi. La prolongation de l’assurance chômage peut permettre de différer ce moment où ils sont contraints d’accepter des emplois moins adaptés. En ce sens, avoir une assurance chômage plus longue peut avoir des effets positifs sur la qualité des emplois retrouvés par les chômeurs. Cependant, une telle prolongation de l’assurance a aussi tendance à accroître la durée de chômage des demandeurs d’emploi. Or on observe qu’au fil du temps — qu’ils soient indemnisés ou non — les demandeurs d’emploi ont tendance à postuler à des emplois de moins en moins adaptés à leur profil et associés à des rémunérations de plus en plus basses. Cela souligne aussi l’existence d’un cercle vicieux du chômage de longue durée: plus on est au chômage longtemps, moins on peut viser des emplois de qualité. Malheureusement, cela implique qu’une assurance chômage plus longue peut aussi avoir des effets négatifs sur la qualité des emplois retrouvés par les chômeurs, qui peuvent contrebalancer les effets positifs mentionnés juste avant. Il est donc crucial de s’attaquer aux raisons qui font que le temps passé au chômage dégrade les perspectives d’emploi des individus.
L’un des aspects novateur de votre recherche est en effet, de bénéficier et d’utiliser de données très granulaires qui vous permettent de suivre très précisément le comportement des demandeurs d’emploi et de voir en quoi l’assurance chômage impacte ces comportements.
La recherche empirique sur l’impact de l’assurance chômage a considérablement progressé au cours des dernières décennies en utilisant des données administratives sur les trajectoires professionnelles des individus: le moment de la perte d’emploi, la durée des droits à l’assurance chômage et le moment de la reprise d’un emploi. De nombreuses études ont ainsi pu analyser l’impact d’une assurance chômage plus longue, par exemple, sur la durée du chômage, comme mentionné précédemment. Cependant, pour connaître les mécanismes qui expliquent les variations observées dans les trajectoires professionnelles, ces données administratives se révèlent souvent insuffisantes.
Dans ma recherche, j’ai notamment cherché à comprendre le pic dans le taux de retour à l’emploi observé autour de la date ou les individus épuisent leurs droits à l’assurance-chômage. Dans de nombreux pays, on observe effectivement que le taux de retour à l’emploi augmente avant la fin des droits, et diminue ensuite. Pourquoi ? Une explication courante était que certains chômeurs ayant reçu une offre d’emploi se mettent d’accord avec leurs employeurs pour faire commencer leur nouveau contrat à la date de la fin de leur droit à l’assurance chômage. Mon analyse des données des candidatures en ligne permet de réfuter cette thèse.
En effet, j’observe que la durée entre les candidatures et le début du contrat est la même quand un contrat débute autour de la fin des droits à l’assurance chômage, ou bien à un autre moment. En fait, avant la fin de leurs droits à l’assurance chômage, les individus augmentent le nombre de candidatures et postulent à des emplois moins rémunérés et moins adaptés à leur profil. Après l’épuisement des droits à l’assurance-chômage, les individus ne modifient pas significativement leur comportement de recherche d’emploi. Ainsi, la baisse du taux de retour à l’emploi observée à ce stade est principalement due à un effet de composition : ceux qui restent au chômage après la fin des droits sont en général ceux qui éprouvent les plus grandes difficultés sur le marché du travail.
Est-il possible d’isoler ces comportements pour des populations spécifiques, ce qui pourrait ensuite mener à des dispositifs plus ciblés ?
Absolument ! Nous analysons les données sur les candidatures dans un autre article où l’accent est mis sur les différences entre les mères et les femmes sans enfants dans la recherche d’emploi. Dans cette étude, on tire profit en particulier du fait qu’on observe précisément le moment où les gens envoient leurs candidatures en ligne. Cela nous permet de documenter comment les individus allouent leur temps à la recherche d’emploi tout au long de la journée et de la semaine.
Vous étudiez également, dans un papier récent, le rôle de la maternité dans ces questions de recherche d’emploi. Qu’apprend-on ?
La littérature sur les inégalités entre hommes et femmes sur le marché du travail souligne le fait qu’un obstacle majeur à l’égalité entre les sexes est la contrainte horaire des femmes une fois qu’elles ont des enfants. Claudia Goldin (Prix Nobel d’économie 2023), dans ses travaux récents, a beaucoup étudié ces contraintes sur la flexibilité horaire des femmes et a avancé ce facteur comme l’un des obstacles majeurs restants à la convergence des salaires entre hommes et femmes. Alors, même si nous comprenons que ces contraintes horaires pour les mères sont un obstacle crucial, de nombreuses questions restent ouvertes sur les raisons pour lesquelles c’est le cas, sur les différences entre les mères et les pères en termes d’adaptation de leur emploi du temps, et sur l’efficacité des politiques publiques visant à faciliter la garde d’enfants. Même si nous savons aujourd’hui que la flexibilité horaire pour les mères est un problème, de nombreuses questions se posent sur la façon dont nous pouvons progresser et potentiellement réduire les inégalités hommes-femmes sur le marché du travail.
Dans notre étude, nous constatons que, dans le contexte de la recherche d’emploi, les mères font moins de candidatures que les autres femmes, alors que les pères en font autant que les autres hommes. Nous abordons également le rôle des contraintes horaires dans la recherche d’emploi: les mères ne sont pas seulement pénalisées en raison de leur volume inférieur de candidatures mais aussi en raison de leur allocation à différents moments de la journée, ou de la semaine. En effet, nous constatons que les mères ont tendance à réduire leurs candidatures lorsque les enfants sont à la maison, tandis que les pères le font deux fois moins. Autrement dit, les mères ne consacrent pas plus de temps à leur recherche d’emploi au moment où cela aurait le plus grand rendement pour elles (par exemple au moment où de nouvelles offres sont plus susceptibles d’être disponibles). Au lieu de cela, elles le font au moment où les enfants ne sont pas présents.
De plus, nous examinons comment cela change avec l’introduction d’une réforme des rythmes scolaires en France (réforme de 2013-14 qui a introduit l’école le mercredi matin), montrant que les mères ont augmenté le nombre de candidatures envoyées le mercredi en réponse à la réforme. Cela montre qu’avoir des rythmes scolaires déconnectés des rythmes de travail peut pénaliser la carrière des mères.
Ces barrières jouent finalement tant sur la marge intensive qu’extensive de la recherche d’emploi des mères.
Oui, tout à fait. Dans l’article, nous expliquons que les contraintes horaires pour les mères jouent sur plusieurs aspects. D’une part, elles influent sur leur décision de travailler et le type d’emploi recherché. Veulent-elles par exemple un emploi à plein temps ou à temps partiel, etc. ? Mais au-delà de cela, nous montrons que ces contraintes sont aussi un obstacle dans la recherche d’emploi. En particulier, elles doivent souvent réallouer cette activité à des moments potentiellement moins efficaces afin de concilier leurs responsabilités parentales avec la recherche d’emploi. Comme c’est plus difficile pour les mères de chercher un emploi, elles restent souvent plus longtemps au chômage et doivent souvent accepter un emploi moins adapté à leurs préférences et leurs talents.
Les freins à l’embauche des femmes et mères que vous analysez dans votre article viennent également compléter des études sur les différences de critères de recherche d’emploi entre hommes et femmes (étude notamment de Thomas Le Barbanchon, Roland Rathelot, et Alexandra Roulet).
Effectivement, Thomas Le Barbanchon, Roland Rathelot, et Alexandra Roulet ont mis en lumière que les femmes à la recherche d’un emploi accordent une importance plus grande que les hommes aux aspects des offres d’emploi autres que le salaire, comme la distance entre le lieu de travail et le domicile. Cela les conduit à accepter des offres d’emploi moins bien rémunérées que les hommes, ayant des compétences égales mais situés plus près de leur domicile.
Nous nous focalisons sur les changements induits par la parentalité. Nous observons qu’au moment où les femmes deviennent mères, elles deviennent plus exigeantes dans leur recherche d’emploi pour tous les aspects du travail: dans la distance qu’elles sont disposées à parcourir entre leur domicile et leur lieu de travail mais aussi dans le salaire. A compétence égales, les mères veulent à la fois un travail situé plus proche de leur domicile que les femmes sans enfants, mais aussi un salaire plus élevé. Cela peut s’expliquer par une augmentation pour les mères de la valeur du temps consacré à leurs enfants, qui induit une augmentation du coût d’opportunité du travail salarié. Notre étude affine donc l’image existante issue de la littérature sur les différences entre hommes et femmes en montrant qu’avec la parentalité, les femmes deviennent plus sélectives dans toutes les dimensions, y compris salariale.
Concernant l’assurance chômage, vous étudiez également la manière dont elle a été conçue et son adaptation (ou non) aux nouvelles formes de travail. En effet, le principe même de l’allocation chômage repose sur la durée de cotisation, qui pénalise les nouvelles formes de travail (contrats courts). Faut-il repenser le mécanisme de l’assurance chômage ?
Oui, c’est précisément la problématique abordée dans une revue de littérature écrite avec Laura Khoury où nous tentons de synthétiser les connaissances actuelles sur l’évolution des formes d’emploi et leur interaction avec l’assurance chômage. Nous proposons des pistes de réflexion et soulignons que malgré l’ampleur de la littérature sur l’assurance chômage, de nombreuses questions subsistent.
Comme vous l’avez évoqué, la tendance vers des contrats de plus en plus courts implique que de plus en plus de personnes au chômage ne sont pas éligibles à l’assurance chômage. Cela soulève la question de quels sont les critères d’éligibilité à l’assurance chômage optimaux: faudrait-il réduire la durée de cotisation nécessaire pour devenir éligible à l’assurance chômage afin de protéger un plus grand nombre de personnes ? Ou au contraire l’allonger pour éviter d’encourager la création de ces emplois courts ?
On sait encore peu de chose à ce sujet, même si des études récentes apportent quelques éléments de réponse. Par exemple, une étude aux États-Unis trouve que rendre les critères d’éligibilité un peu moins stricts a permis à des personnes plus pauvres d’accéder à l’assurance chômage. Bien que cela ait entraîné un allongement de la durée du chômage, les bénéfices sociaux l’emportent sur les coûts, car cela a fourni un soutien pendant leur période de chômage à des personnes en particulièrement grande difficulté financière. Ces conclusions devront être confirmées par davantage de recherches empiriques.
Un autre aspect concerne également le développement de nouveaux types de contrats, tels que l’intérim, qui semblent offrir des emplois plus faciles à trouver, c’est-a-dire qu’ils ne nécessitent pas de passer beaucoup de temps à faire de la recherche d’emploi. Aux États-Unis, de nombreux travailleurs optent pour le travail de plateforme (comme Uber) après la perte d’un emploi traditionnel. Dans certains pays, les services publics pour l’emploi ont même avancé l’idée d’orienter les demandeurs d’emploi vers ces formes d’emploi plutôt que de leur fournir un revenu via l’assurance chômage. Cependant, ce qui émerge de certaines expérimentations, notamment aux Pays-Bas, c’est que cela peut avoir des effets à court terme positifs, mais des impacts négatifs à long terme sur les revenus des individus. Une fois engagées dans ce type d’emploi, les personnes peuvent ainsi se retrouver bloquées dans des emplois instables et mal rémunérés.
Vous avez aussi étudié l’assurance chômage aux Etats Unis. Dans une étude, vous vous intéressez à une question plus atypique puisque vous montrez que l’assurance chômage peut aussi renforcer les inégalités raciales.
Oui, dans cette étude, je me suis intéressée au fait que l’assurance chômage est décentralisée aux États-Unis: chaque État fixe les conditions d’éligibilité, le montant des allocations chômage, la durée potentielle de l’assurance chômage. Depuis la création de l’assurance chômage aux États-Unis en 1935, certains ont dénoncé que cette décentralisation défavorise les noirs américains. En effet, dès le début, l’assurance chômage était moins généreuse dans les États du Sud, où les Noirs américains sont surreprésentés. L’objectif de mon étude est donc d’analyser les conséquences de cette décentralisation sur les inégalités raciales, en commençant par examiner mécaniquement les disparités dans les droits au chômage qui se développent entre les États.
La difficulté de l’étude était liée à l’obtention de données sur les demandeurs d’assurance chômage et les règles de l’assurance chômage dans tous les États. Ces données sont administrées au niveau de chaque État, ce qui rend complexe l’agrégation au niveau national. Dans un deuxième temps, l’objectif était de tester si en réduisant les écarts dans les règles de l’assurance chômage entre les États, on réduirait l’efficacité de l’assurance chômage dans son ensemble. Les résultats indiquent que les écarts de règles entre les États ne sont pas du tout efficaces. En conséquence, en réduisant ces écarts, non seulement on réduirait les inégalités raciales mais on augmenterait aussi l’efficacité de l’assurance-chômage.
Cet article revêt une certaine importance pour moi car il utilise des outils économiques pour répondre à des questions qui ne sont pas classiques dans le domaine de l’économie. Il cherche à tester s’il existe des biais dans les institutions—en l’occurrence celle de l’assurance chômage aux Etats Unis, mais le même raisonnement peut sáppliquer a d’autres institutions et d’autres pays. Les sciences politiques nous enseignent que les institutions sont le produit de leur temps et de leur société, et qu’elles peuvent véhiculer des biais racistes ou pénaliser d’autres minorités. Cependant, ces idées sont souvent théoriques, et l’objectif ici était d’utiliser les méthodes développées par les économistes empiriques pour démontrer de manière rigoureuse ces aspects dans le contexte de l’assurance-chômage aux États-Unis.