Pierre Rousseaux – Pourquoi avoir étudié l’économie, puis sa recherche ?
HIPPOLYTE D’ALBIS – En m’inscrivant en faculté d’économie, j’avais l’intuition que cette discipline offrait une grande diversité de débouchés, davantage que dans d’autres sciences sociales où les carrières sont plus souvent limitées à des rôles de professeur ou chercheur. Cette intuition s’est confirmée, et même parmi ceux qui poursuivent une thèse en économie, les compétences développées sont très variées. Certains se spécialisent dans la modélisation, d’autres dans les mathématiques appliquées, l’histoire de la pensée économique ou même la philosophie.
La diversité des métiers dans cette discipline, notamment dans les domaines des données et de la microéconomie, est particulièrement enrichissante. La croissance significative de l’économie en France permet aux jeunes chercheurs ou doctorants de rencontrer des personnalités intéressantes, qu’il s’agisse de directeurs de thèse ou de chercheurs, et de participer à des séminaires stimulants. De plus, le caractère international de la discipline ouvre de nombreuses perspectives, renforçant ainsi l’intérêt de s’engager dans cette voie.
Comment la discipline s’est-elle transformée à vos yeux ?
Elle a connu une transformation profonde. J’ai soutenu ma thèse en décembre 2003, et depuis, j’ai observé un changement radical dans nos méthodes de travail. À l’époque, les séminaires se faisaient principalement en français, avec des transparents en plastique projetés sur rétroprojecteur. Il est difficile de croire que j’ai vécu cette époque, où le concept de “job market paper” n’existait même pas. Les mentalités ont considérablement évolué. À l’époque, après ma thèse, devenir maître de conférences en France était la voie naturelle. Aujourd’hui, le monde de la recherche français est devenu international, et des efforts ont été faits par les écoles doctorales pour professionnaliser le parcours des doctorants. L’idée est de faire de la thèse un travail à temps plein, de limiter la dépendance exclusive envers les directeurs de thèse, d’intégrer les doctorants dans un véritable projet professionnel et de placer tout le monde à la frontière du savoir.
En fin de thèse, au début et tout au long de la carrière, il est crucial de rester à la pointe du domaine, tout en apportant une contribution originale et pertinente à ceux qui travaillent sur ces sujets depuis des décennies. C’est la beauté de la recherche et un formidable défi intellectuel. Le succès des centres de recherche français montrent que ce système fonctionne bien. La participation au débat public, la publication d’ouvrages de vulgarisation, et le conseil aux politiques publiques sont devenus des aspects essentiels du métier de chercheur. En somme, le monde a bien changé.
Concernant les thèmes de recherche, j’ai le sentiment qu’en économie, il y a une forte tendance à suivre des modes. Certains sujets émergent à un moment donné, suscitent un vif intérêt, sont explorés rapidement et efficacement, puis sont délaissés pour laisser place à d’autres thèmes. L’enthousiasme des économistes pour l’épidémiologie pendant la pandémie de Covid en est un exemple frappant, avec un niveau d’activité exceptionnel par rapport à d’autres communautés scientifiques. Cela a pu irriter les biologistes, mais c’est ainsi que nous fonctionnons. En matière d’éducation, de nombreux économistes s’intéressent aussi à ces questions, même si cela ne plaît pas toujours aux spécialistes du domaine. Cette dynamique entraîne des oscillations, avec des sujets à la mode, mais aussi des tendances plus durables.
Aujourd’hui, la microéconométrie basée sur des données individuelles connaît un fort engouement, mais j’ai connu des périodes où d’autres approches étaient prédominantes. J’ai réalisé ma thèse en modélisation théorique macroéconomique, un domaine très prisé à l’époque. Aujourd’hui, il est rare de voir des thèses similaires sur ces sujets. Cela montre à quel point les tendances évoluent.
En parallèle, le développement de la vulgarisation et l’implication croissante des économistes dans le débat public devraient permettre de créer des récits plus élaborés. La capacité à expliquer le monde et à construire des récits, qui faisait la force des grands théoriciens des années 1960-1970, semble s’être affaiblie. Nous passons beaucoup de temps sur des aspects techniques, à prouver nos dires, mais la vulgarisation offre un potentiel pour réintroduire une dimension narrative. Expliquer le monde tel que nous le percevons est un défi intellectuel important. J’apprécie l’évaluation des politiques publiques en tant qu’outil, mais les résultats présentés sous le seul angle du “ça marche / ça ne marche pas” n’apportent qu’une contribution limitée à une compréhension de notre société.
Un point de débat quant à l’évolution de notre discipline est également l’interdisciplinarité. Est-ce une caractéristique de la recherche en économie aujourd’hui, ou est-ce au contraire un manque ?
J’ai publié dans plusieurs disciplines, ce qui m’a permis d’explorer l’interdisciplinarité. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, je ne crois pas que cela soit si difficile et les obstacles à l’interdisciplinarité sont parfois surestimés. Il ne devrait pas néanmoins y avoir d’injonction à l’interdisciplinarité, et cette pression m’agace un peu. Je suis convaincu que la recherche peut et doit rester un processus libre, un exercice intellectuel guidé par l’intuition du scientifique. Si quelqu’un veut travailler sur la monnaie, qu’il le fasse, c’est tout à fait valable. Il est essentiel de préserver la liberté de choisir les thèmes et les méthodes de recherche qui nous correspondent.
Par ailleurs, je pense qu’il ne faut pas prêter trop d’attention aux critiques adressées aux économistes. Soit on nous reproche de ne nous intéresser qu’à nous-mêmes, et alors nous sommes accusés d’être “autistes”, soit on nous reproche d’empiéter sur les autres disciplines, et nous sommes qualifiés d’impérialistes. Dans tous les cas, cela ne convient jamais. Personnellement, je reçois l’une ou l’autre de ces critiques en fonction de mes travaux, mais au fond, je ne les trouve pas très constructives. Nous sommes une discipline qui attire l’attention et donc les critiques, mais je pense qu’il faut savoir prendre du recul et ne pas s’en laisser encombrer.
Comment concevez-vous le rôle de l’économiste ? Doit-il simplement produire des connaissances scientifiques, que le politique utilisera ensuite, ou doit-il s’engager directement sur ces thèmes ?
Il y a deux aspects à considérer. D’une part, les économistes participent activement au débat public, contribuant à faire évoluer le paysage des idées. Cette contribution se répercute progressivement dans les politiques publiques et les projets de loi. C’est une forme d’impact importante, et il est crucial que les économistes ne sous-estiment pas leur capacité à influencer via leurs interventions dans divers médias, en publiant des articles et en écrivant de manière compréhensible et accessible. Les fonctionnaires en charge de la conception des politiques publiques les lisent ! Cela ne signifie pas que leurs recommandations sont toujours suivies, car les lecteurs peuvent ne pas être d’accord, même s’ils ne s’expriment pas par les mêmes canaux.
Le deuxième aspect concerne l’intégration des économistes dans l’administration, c’est-à-dire leur participation active au fonctionnement des institutions. C’est une expérience très enrichissante. Bien que l’on observe un accroissement des recrutements de docteurs sur des postes juniors, la possibilité pour un chercheur de passer du temps en dehors de l’université au cours de sa carrière est encore rare. Mon sentiment est que les économistes sont bien accueillis et perçus comme utiles, mais leur utilité ne vient pas seulement de connaissances spécifiques ou de méthodes que les autres n’auraient pas. Ce qui rend un économiste pertinent, c’est sa perspective différente, décalée par rapport à ceux qui travaillent au sein des administrations. Il ne s’agit pas simplement d’arriver en tant qu’expert académique pour donner des leçons, car ce n’est ni ce qui est attendu ni ce qui est pertinent.
Avoir une compréhension des mécanismes économiques est utile à la conception des politiques publiques, mais ce n’est qu’une partie de l’équation. Il est ainsi nécessaire que les recommandations en matière de politique publique soient opérationnalisables. Il faut identifier l’administration qui sera responsable de la mise en œuvre, dévaluer ses ressources et sa capacité à tenir les objectifs qu’on lui assigne. Proposer une politique publique qui soit également opérationnelle change fondamentalement la manière de penser les politiques publiques et de faire des recommandations.
Quel serait, selon vous, le principal bénéfice pour les universitaires qui explorent le monde de l’administration ?
Un véritable gain pour les universitaires est de comprendre les réalités de la mise en œuvre des politiques publiques. Nous ne pouvons pas nous contenter d’avoir de bonnes idées et de dire aux administrations : “Voilà, je vous propose cette idée, maintenant à vous de la mettre en place.” Cela est particulièrement vrai pour les politiques qui, parfois, dérivent d’idéologies ou d’idées théoriques, mais qui ne conduisent à rien de concret. Un ministre qui prend une décision ne souhaite pas découvrir, un mois plus tard, que cela ne fonctionne pas en raison d’une directive européenne ou d’une contrainte juridique. Cela représenterait un échec politique majeur. C’est pourquoi ils sollicitent l’avis des administrations pour anticiper ces problèmes et éviter de se retrouver dans une telle situation.