Le contexte stratégique international fait apparaître une cristallisation de tensions anciennes qui conduit à un développement renouvelé des réflexions stratégiques autour des sujets de sécurité internationale et de défense. Ce constat est illustré très récemment, à l’occasion de la leçon inaugurale de la Chaire des Grands Enjeux Stratégiques Contemporains, le lundi 22 janvier 2024 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Dans ce cadre, les chercheurs sont en mesure de proposer des outils construits sur des travaux de long terme offrant des perspectives pluridisciplinaires complémentaires aux études institutionnelles et opérationnelles. La science politique et les relations internationales sont au centre de cette mobilisation académique et l’économie quant à elle, établit progressivement sa pertinence.
Pourquoi l’économie ?
Un grand nombre de sujets liés à la défense peuvent être traités par l’économie. En effet, bien que les mécanismes de défense soient intrinsèquement politiques et diplomatiques, ils reposent sur un système économique solide. Par exemple, au niveau national, la défense ne peut être assurée sans des financements suffisants associés à une budgétisation rigoureuse. En France, des lois de programmation militaire pluriannuelles sont régulièrement votées en complément des lois de finance pour assurer cette organisation. Cette notion s’étend aux organisations internationales et en particulier le sujet du partage du fardeau (« burden-sharing » en anglais) parmi les partenaires est soulevé par la recherche. Des analyses économiques de ces enjeux sont disponibles comme J. Droff et J. Malizard (2019)[1] qui s’intéressent à l’implication budgétaire des membres de l’Union Européenne dans la défense collective ou comme l’article de J. Guiberteau, L. Hellemeier et K. Schilde (2024)[2] qui développe les problématiques transatlantiques de partage du fardeau, notamment budgétaire et propose des recommandations d’économie politique. Les auteurs soulignent d’abord l’intérêt pour les États-Unis et les pays européens de l’OTAN d’une coopération accrue en matière de politique industrielle de défense afin de prendre en compte les différences de stratégies des pays. Cette coopération permettrait de capitaliser davantage les spécialisations industrielles des membres de l’OTAN au sein d’un espace d’échange centralisé, tout en tenant compte des volontés de souveraineté nationale.
Un autre exemple peut être considéré : la dissuasion nucléaire et ses implications économiques. En France, elle est un sujet central pour la structure de la défense mais aussi pour le fonctionnement de l’industrie nationale. Ses conséquences économiques sont un sujet d’intérêt pour de nombreux acteurs industriels et étatiques. En particulier, la Fondation pour la Recherche Stratégique traite de ces enjeux ambitieux comme le travail de H. Masson et S. Delory (2017)[3] qui étudie l’impact économique de la composante océanique de la dissuasion. Les auteurs présentent le rôle structurant de la dissuasion océanique, ici notamment la production de sous-marins nucléaires lanceurs d’engin (SNLE) et de missiles balistiques, dans le tissu industriel de défense français. Ils détaillent notamment l’enjeu majeur que sont les ressources humaines. Dans ce travail, H. Masson et S. Delory présentent la relation entre les effectifs de trois grandes entreprises DCNS, Areva TA et Airbus Safran Launchers et la dépendance de ceux-ci aux activités de dissuasion. Il apparait ainsi qu’une grande part de ces effectifs ont des compétences hautement techniques et fortement dépendantes aux activités de la filière dissuasion. Ainsi, cet état de fait mis en perspective avec les contraintes de ressources humaines prégnantes dans les armées et l’industrie d’armement souligne la tension qui existe sur cette filière. Cet exemple traduit le potentiel d’une analyse économique pour la stratégie de préparation des forces et l’adaptation de la politique de défense au contexte international.
De plus, au-delà des thématiques économiques, les outils et techniques permettent aussi de proposer une grille de lecture complémentaire pour la politique de défense. Par exemple, de nombreux travaux en théorie des jeux, et en premier lieu le livre Strategy of Conflict de T. C. Schelling[4] ou plus tard Nuclear Politics d’A. Debs et N. P. Monteiro[5], permettent d’expliquer par de nouveaux mécanismes les interactions de dissuasion. A. Debs et N. P. Monteiro proposent un modèle permettant d’expliquer la décision de proliférer au regard de la rivalité avec un adversaire. Ils s’intéressent particulièrement au contexte sécuritaire auxquels font face les pays et modélisent la décision de proliférer. Deux contraintes sont définies par les auteurs pour expliquer cette décision : une contrainte de volonté, i.e. est-ce que l’effet de la prolifération sur la sécurité est significatif, et une contrainte d’opportunité, i.e. est-ce que le coût d’une guerre préventive est suffisamment dissuasif pour éviter à mon opposant de la générer. Quant à T. C. Schelling, il développe une analyse qualitative des mécanismes de la dissuasion en tant que telle (pas uniquement nucléaire). Ainsi, la pertinence de l’économie appliquée au sujet de défense semble avérée pour contribuer à la littérature mais aussi pour les décideurs publics et l’opinion publique.
Les sujets d’économie de défense : de quoi parle-t-on ?
Les questions d’intérêt pour l’économie de défense sont nombreuses et peuvent être caractérisées par plusieurs échelles qui ne sont pas exclusives. D’abord, au niveau international, tous les sujets ayant trait à des interactions stratégiques (e.g. alliance, dissuasion, mode d’acquisition des équipements) entre acteurs peuvent donner lieu à des analyses économiques des comportements et des décisions. À ce titre, la théorie des jeux est un outil largement utilisé. Elle permet de proposer un modèle expliquant les comportements des agents au regard de leurs interactions stratégiques. Pour les décideurs, ces travaux permettent de fournir un cadre théorique et des résultats empiriques adaptés à leurs enjeux stratégiques et opérationnels[6]. De même, pour l’opinion publique cela contribue au décryptage de phénomènes internationaux parfois considérés comme lointain. Précédemment, ont été abordé les exemples de partage de fardeau budgétaire ou de dissuasion mais la problématique de mode d’acquisition des équipements est aussi traitée par la littérature.
Pour obtenir le matériel nécessaire au fonctionnement de ses forces armées, un État a plusieurs alternatives : la production domestique, l’importation dite « achat sur étagère » et la production en coopération. Cette décision stratégique soulève des enjeux économiques et industriels tels que l’efficience de la production aux niveaux national et international. Deux ouvrages illustrent particulièrement ces problématiques : le livre d’A. Calcara (2020)[7] dans le cadre européen et celui de S. Faure (2020)[8] qui s’intéresse particulièrement au cas français. Bien que de sciences politiques, ces livres développent les motifs économiques de ces décisions et les conséquences pour l’industrie de défense. Plusieurs articles académiques ont été écrit autour de cette thématique et permettent de comprendre les décisions d’acquisition allant parfois à l’encontre de la raison économique comme M. Kluth (2017)[9] qui présente la notion de « biais domestique » pour expliquer la propension des pays à choisir des matériels produits nationalement. Par exemple, on peut considérer que ce biais entrait en jeu dans le choix de la France de produire nationalement l’avion de combat Rafale au détriment du projet Eurofightereuropéen.
Ainsi au niveau national, des études d’aide à la décision sont possibles et peuvent conduire à une meilleure compréhension d’un secteur méconnu par les restrictions pour la protection de la sécurité nationale. En particulier, l’industrie de défense[10], de sa définition à son fonctionnement, est un sujet central et vaste : définir la notion et le périmètre des « entreprises de défense », mesurer leur activité, s’intéresser à leur modèle économique, à leur financement, au fonctionnement de ce marché spécifique, à leur impact sur l’économie nationale… Cette industrie est un sujet de premier ordre pour les politiques publiques : le degré de souveraineté des secteurs, le statut des entreprises, l’ouverture internationale ou les partenariats sont autant de leviers qui influencent la défense nationale et doivent être maitrisés.
L’impact économique de la défense[11] est une question qui concerne les industries mais aussi l’organisation des dépenses militaires et leur gestion budgétaire afin de définir l’efficience de leur allocation (notamment dans une optique de substitution) ou encore leurs conséquences. En effet, l’impact économique de la défense (e.g. conséquence de la présence d’une base de défense sur l’activité dans la région) est un sujet important pour les politiques publiques des territoires. De plus, d’un point de vue macroéconomique, cet impact s’inscrit dans l’analyse plus globale des dépenses militaires dont le contrôle et l’allocation sont fondamentaux pour les décideurs politiques et opérationnels.
Enfin, il convient d’adresser la thématique des conflits. Une des références de la littérature par K. Hartley et T. Sandler[12] inclut des chapitres sur le conflit ou le terrorisme. Sur ce thème, l’économie permet de fournir un cadre théorique sur la cause, le déroulement et les conséquences d’un conflit sur la (ou les) société(s) concernée(s). Par exemple, D. Acemoglu, D. Ticchi et A. Vindigni (2010)[13] utilisent un modèle de microéconomie pour observer l’impact de la taille des forces armées sur la durée des conflits civils, notamment dans le contexte des guerres civiles post seconde guerre mondiale. Un autre exemple traité par D. Lopes Da Silva, N. Tian et A. Marksteiner (2022) est l’évolution des dépenses militaires en période post conflit civil. Selon le niveau des dépenses militaires et son évolution après la période de conflit, la question se pose de la résurgence potentielle et plus globalement des conséquences pour le régime politique en place. Les chercheurs proposent une analyse comparative appuyée sur des études de cas pour en comprendre les différents mécanismes.
Le traitement académique de ces différents sujets est croissant, notamment compte tenu du contexte géopolitique actuel qui teinte les comportements (y compris économique) et conduit à un intérêt renouvelé pour la recherche en économie de défense, et des conflits. En France, contrairement à d’autres pays comme le Royaume-Uni, la Suède ou les Etats-Unis, l’économie de défense est une discipline peu représentée a fortiori dans le monde académique. Cette problématique concerne de façon plus générale les war studies, l’étude du fait militaire a longtemps été écartée du milieu universitaire et inversement. Progressivement, les problématiques de défense et de conflit ont été majoritairement traitées par la science politique, les relations internationales ou l’histoire, parfois avec des outils quantitatifs[14]. L’économie est un champ en croissance qui s’insère dans des revues pluridisciplinaires ou économiques[15] et ayant même conduit à la création de revues spécialisées comme Defence and Peace Economics[16].
De nombreuses contributions restent à proposer tant d’un point de vue thématique que technique pour alimenter cette recherche, notamment compte tenu du contexte géopolitique actuel et ses conséquences économiques et industrielles. Cependant, un certain nombre d’enjeux méthodologiques demeurent et contraignent les possibilités de recherche.
Limite à la recherche et contraintes méthodologiques
Une limite majeure à la recherche découle de la protection de la sécurité nationale. A ce titre, informations et données demeurent confidentielles notamment à un niveau désagrégé. Ces limites essentielles au bon fonctionnement national contraignent les analyses empiriques. Par exemple, en France, des données sur les exportations d’armement sont disponibles par pays et par année[17]. Cependant, ces chiffres ne donnent que les exportations validées (commandes ou livraisons) mais les transferts refusés ne sont pas diffusés ni justifiés. Ces contraintes représentent des limites, immuables, pour la recherche et nécessitent d’être considérées. Dans le cas de l’analyse des exportations, le chercheur doit avoir conscience de la vision partielle du phénomène. Une grande précaution doit donc être apportée à la méthodologie sur le périmètre de l’objet étudié et sur les données.