Pierre Rousseaux – Pourquoi avoir étudié l’économie et choisi de poursuivre une carrière dans la recherche ?
ALEXANDRA ROULET – Lorsque j’étudiais à l’Ecole Normale Supérieure (ENS), j’hésitais entre deux carrières potentielles : l’une axée sur la recherche en économie, que j’ai finalement suivie, et l’autre orientée vers les politiques publiques. Cette seconde voie aurait pu impliquer soit la voie plus classique des concours administratifs, soit un parcours à la Harvard Kennedy School aux États-Unis, j’ai passé en effet un an en visiting à Harvard avec des liens tant au département d’économie qu’à la Kennedy School.
Finalement, ma décision a été fortement influencée par mes rencontres avec des professeurs, que ce soit Daniel Cohen à l’Ecole d’économie de Paris (PSE) ou Philippe Aghion à Harvard. Ces enseignants m’ont enthousiasmée et ont renforcé mon désir de poursuivre dans la recherche en économie. J’ai réalisé que la recherche était à la fois intellectuellement stimulante et offrait une opportunité de contribuer de manière significative au débat public grâce à une expertise approfondie. Je n’ai jamais regretté ce choix, même lorsque j’ai occupé des fonctions l’année dernière qui auraient pu être accessibles par la voie des politiques publiques. J’étais contente de les exercer en tant que chercheure en économie avec sa spécificité.
Vous avez finalement concilié les deux aspects : apporter votre expertise en tant qu’économiste tout en servant dans la sphère politique.
Oui, c’est une expérience que j’ai beaucoup aimée. J’espère avoir d’autres occasions d’occuper un rôle dans les politiques publiques, car l’une de mes motivations pour faire de l’économie était de fournir des réponses aux questions de politique publique. La recherche nous offre un ensemble d’outils pour contribuer de manière originale et novatrice, tout en nous permettant de comprendre le travail de l’ensemble de la discipline économique sur différentes problématiques.
Toutes les évolutions dans le domaine empirique offrent davantage de ressources provenant de différentes littératures, directement exploitables pour le conseil des politiques.
En quoi consistaient vos responsabilités au sein du cabinet du Président de la République et de la Première Ministre ? Aviez-vous un rôle d’arbitrage, de synthèse de la littérature économique, ou encore de facilitation des échanges entre la sphère académique et décisionnelle ?
Ce n’est pas un rôle d’arbitrage, car se sont les décideurs publics qui prennent les décisions. Cependant, c’est un rôle de conseil visant à faciliter les arbitrages. Nos productions ne prennent pas la forme de papiers de recherche, mais plutôt de notes. La plupart de ces notes sont destinées à l’arbitrage, présentant aux décideurs, tels que la Première Ministre et le Président de la République, les différentes options possibles sur un sujet donné afin qu’ils puissent prendre des décisions éclairées. Notre responsabilité est de présenter ces options avec les arguments pour et contre, accompagnés de notre recommandation. La littérature économique sert de support, les connaissances existantes fournissent un éclairage. Cependant, il est essentiel de reconnaître que les aspects économiques ne sont qu’un des nombreux éléments dans le processus de décision, avec d’autres contraintes politiques et sociales. Souvent, ces notes sont rédigées en collaboration avec d’autres conseillers, chacun apportant son point de vue spécifique en fonction de ses compétences.
En plus de cela, il y a également un rôle de courroie de transmission avec l’écosystème dont nous avons la charge. Dans mon cas, il s’agissait des économistes. Organiser des moments d’échange entre ces experts et les décideurs politiques est un aspect important de notre travail. Rencontrer divers économistes est indispensable pour avoir des idées sur des sujets variés, une compréhension approfondie des arguments, et pour tester la solidité des différentes positions.
Ce rôle de conseillère économique du Président de la République et de la Première Ministre a-t-il toujours été occupé par des chercheurs ?
Récemment, ce poste a été plusieurs fois occupé, si ce n’est par des chercheurs, en tous cas par des docteurs. Par exemple, Laurence Boone a obtenu son doctorat à la LSE, tout comme Charles-Henri Weymuller est titulaire d’un doctorat d’Harvard. La personne qui me remplace actuellement, Clémence Lenoir, a réalisé sa thèse au CREST sous la direction d’Isabelle Méjean. Il n’était pas nécessaire d’avoir effectué une thèse il y a 20 ans, mais de nos jours, avoir effectué un doctorat me semble être devenue une norme plus répandue.
Quels sont les critères déterminant la nomination à ce poste ?
Il y a une dimension thématique et une dimension d’affinité dans ce processus. Lorsqu’une personne quitte un cabinet, on lui demande généralement si elle a des suggestions quant à qui pourrait la remplacer. Bien que ce ne soit pas à elle de faire le choix final, on sollicite son avis sur des candidats potentiels. Par exemple, lorsque Charles-Henri Weymuller a quitté son poste, c’est lui qui a recommandé mon nom parmi d’autres. Dans un processus similaire, lorsque j’ai quitté mes fonctions, j’ai également proposé des noms. Ce qui a peut-être joué en ma faveur lors de mon recrutement, c’est le fait que je suis spécialiste du marché du travail. Les réformes clés prévues pour la première année du second quinquennat portaient sur des sujets liés au travail, tels que la réforme de l’assurance chômage contracyclique, la réforme des retraites, et la réforme de France Travail.
La dernière partie du quinquennat suggère-t-elle donc un axe plus macroéconomie ?
La principale raison de mon départ était liée à mon statut de professeur non titulaire et à ma volonté de retourner à ma carrière académique pour essayer d’obtenir la titularisation. Cependant, lorsque je suis partie, je pensais que toutes les grandes réformes sur le travail avaient été décidées, et que nous étions désormais davantage dans la phase de mise en œuvre, sans grande réforme majeure à l’horizon immédiat. Ce raisonnement s’est avéré en partie faux, au vu des récentes annonces…
Il reste donc difficile de prévoir exactement les thèmes qui occuperont le plus le poste dans les années à venir, si ce n’est les finances publiques qui sont toujours un sujet majeur très structurant. Clémence Lenoir en a d’ailleurs une connaissance très approfondie.
En ce qui concerne le passage de la carrière académique à l’engagement dans la sphère politique, comment cela se matérialise-t-il ?
Dans mon cas, j’ai opté pour un congé sans solde, initialement d’une durée d’un an, que j’ai ensuite prolongé de quelques mois.
Ce qui est intéressant, c’est que lors de mon départ, j’ai discuté de la possibilité de me remplacer avec plusieurs personnes, y compris des universitaires. La plupart de ces universitaires étaient réticents.. Certains avaient des bourses importantes, nécessitant la publication et la réalisation des projets liés à ces financements. Ils étaient engagés également dans de nombreux projets et avaient du mal à envisager un retrait. Ainsi, les raisons du constat que l’on déplore souvent, à savoir le faible nombre d’universitaires dans le domaine politique, sont à chercher des deux côtés. D’une part, l’univers des politiques et des hauts fonctionnaires a peut-être une préférence naturelle pour ses pairs plutôt que pour des chercheurs extérieurs. D’autre part, même lorsque l’on sollicite des chercheurs extérieurs, beaucoup d’entre eux refusent, et cela ne relève pas uniquement de considérations politiques, mais souvent du fait qu’ils considèrent les responsabilités en politiques publiques comme une taxe sur leur temps, parallèlement à la manière dont certains voient l’enseignement ou les services administratifs. Par ailleurs, il est intéressant de noter que les académiques qui acceptent des responsabilités de politiques publiques ne reviennent pas toujours à la recherche. Peut-être parce qu’ils se rendent compte qu’avoir un poste intéressant en politiques publiques peut permettre d’avoir beaucoup plus d’impact que certains postes académiques..
En tous cas, je pense que des allers-retours plus fréquents entre la sphère académique et le domaine des politiques publiques seraient très bénéfiques, pour les politiques publiques mais aussi pour la recherche car cela pourrait enrichir les questions abordées et les perspectives adoptées par les chercheurs.
Comme vous l’avez mentionné, vous avez également eu l’occasion de découvrir d’autres littératures, susceptibles d’alimenter de nouvelles recherches.
Par exemple, la question des inégalités hommes-femmes, pour laquelle je suis peut-être la plus identifiée dans mes travaux de recherche, n’a pas été directement applicable dans le cadre de mes fonctions de conseillère l’année dernière, étant orientée plutôt vers des sujets macroéconomiques..
Je pense qu’il est bénéfique de se spécialiser, car le monde devient de plus en plus complexe, exigeant une expertise pointue. Mais il est utile aussi de développer des compétences de généraliste, celles-ci peuvent être acquises par l’expérience, au contact des politiques publiques, tandis que les compétences techniques nécessitent une formation spécifique. .
La recherche est-elle écoutée par la sphère décisionnelle ?
Certaines personnes soutiennent que les travaux de recherche ne sont pas suffisamment pris en compte, ou que les évaluations ne reçoivent pas l’attention nécessaire. Avec mon expérience, j’ai développé une analyse un peu différente. En effet, pour que les travaux de recherche influencent les décideurs publics, plusieurs conditions doivent être remplies.
Tout d’abord, il doit y avoir une synchronisation entre la disponibilité des résultats et une fenêtre d’opportunité politique. En d’autres termes, les résultats doivent être disponibles au moment où il existe une opportunité politique pour les mettre en œuvre et proposer des actions conformes à ces résultats. C’est le premier point.
Ensuite, ces résultats doivent également être en phase avec un consensus émergent. Souvent, les résultats de la recherche mettent du temps à avoir un impact, car ils doivent être intégrés dans un consensus plus large. Par exemple, la réforme de France Travail s’est inspirée directement d’une vingtaine d’études en économie du travail, mais ces études n’ont pas été réalisées en vue d’influencer la réforme. Elles ont été menées, pour la plupart à une époque où cette réforme n’était même pas en projet, par des chercheurs qui se posaient des questions indépendantes et évaluaient des programmes associés à Pôle emploi. Certaines de ces études n’ont peut-être pas eu l’impact immédiat souhaité, mais au moment de réformer, nous nous sommes tournés vers la littérature existante pour orienter nos choix et le fait qu’il y ait de nombreuses études a permis de dégager des pistes consensuelles.
Finalement, l’influence d’une publication se juge à ses répercussions à moyen ou long terme plus qu’à court terme. Il en va de même pour de nombreuses évaluations qui, bien qu’elles n’aient pas d’impact immédiat, influent progressivement sur les discours, les arguments, et in fine sur les politiques qui sont élaborées.
Je suis d’avis que les travaux de recherche ne doivent pas être fait dans l’optique de nécessairement vouloir avoir un impact immédiat. Ils doivent répondre à une question que le chercheur se pose à ce moment-là. Il est bénéfique pour le chercheur d’échanger avec les décideurs publics, car cela peut élargir ses perspectives, mais c’est le chercheur qui doit décider quelle question il souhaite explorer. Une fois les travaux réalisés, leur impact dépendra du contexte politique et d’autres facteurs. Cependant, lorsque les résultats de plusieurs études convergent dans une direction cohérente, ils finissent généralement par exercer un effet, même si cela peut prendre du temps.