Pierre Rousseaux – Pourquoi s’être tourné vers l’économie puis la recherche en économie ?
VINCENT PONS – Mon intérêt pour l’économie est en quelque sorte le fruit du hasard. Après avoir rejoint l’ENS, j’ai d’abord commencé par étudier la philosophie, avant de me diriger assez rapidement vers la philosophie politique. C’est là que j’ai développé un intérêt particulier pour Karl Marx, ce qui m’a amené à rédiger un mémoire de master à ce sujet : j’ai essayé de comprendre le système international contemporain à travers la vision du monde de Marx. Toutefois, au fur et à mesure que je développais mes réflexions, j’ai compris que j’avais besoin de données tangibles pour nourrir mon travail. C’est alors que j’ai décidé de me pencher sur l’économie, car elle me paraissait être la discipline capable de me fournir cette base concrète pour mes réflexions. Ayant suivi une formation en lettres et sciences sociales qui comprenait des cours de mathématiques, j’ai estimé que l’économie offrait un terrain fertile pour mes recherches.
Compte tenu de mes centres d’intérêt, il m’a paru naturel de me diriger vers l’économie. C’est un ami, qui avait suivi quelques cours d’économie alors que je me consacrais exclusivement à la philosophie durant ma première année, qui m’a suggéré d’envisager cette discipline. C’est ainsi que j’ai commencé mes études en économie.
Pourquoi être parti aux Etats-Unis pour réaliser votre thèse et continuer d’y enseigner et mener vos recherches ?
J’ai eu l’occasion de faire un doctorat après une première année d’échange à l’Université de Chicago, où j’étais étudiant en échange international. J’ai contacté Esther Duflo, qui m’a d’abord envoyé en tant qu’assistant de recherche au Maroc, puis j’ai reçu plusieurs offres de thèse aux Etats-Unis et, bien que je pense probablement vouloir revenir en France ou en Europe un jour, j’ai jugé que commencer ma carrière aux États-Unis serait une bonne idée. En particulier à Boston, où j’enseigne actuellement, il y a une densité de chercheurs qui n’a pas d’équivalent ailleurs dans le monde, y compris aux États-Unis. La vie intellectuelle y est extrêmement riche.
Quels ont été pour vous les grands changements dans la recherche en économie ?
L’attention portée à la causalité est une des raisons pour lesquelles la révolution dans le domaine empirique est si significative. Aujourd’hui, nous disposons de résultats beaucoup plus crédibles concernant les liens causaux entre différents phénomènes, et les méthodes que nous utilisons pour établir ces liens se sont grandement améliorées.
La deuxième révolution qui a accompagné la première est effectivement l’explosion du nombre de données disponibles et de leur qualité. Cela est particulièrement visible en économie politique. Aujourd’hui, je travaille sur des données qui sont en partie collectées par d’autres et en partie constituées par moi-même et mes collègues. Ces données couvrent, par exemple, l’ensemble des résultats des élections présidentielles et législatives dans le monde entier depuis 1945. Au niveau d’un pays, elles incluent l’intégralité des électeurs de ce pays.
Aux États-Unis, par exemple, j’ai travaillé sur des bases de données qui comportent une ligne par électeur américain et qui nous informent sur leur participation électorale lors de chaque élection depuis une dizaine d’années, ainsi que sur leur affiliation en tant que démocrate ou républicain. J’ai également collaboré avec des collègues sur une base de données qui répertorie toutes les contributions financières faites par l’ensemble des Américains à l’ensemble des candidats. Elle nous indique, jour après jour, heure après heure, qui a contribué à quel candidat, à hauteur de quel montant, ainsi que le nom et l’adresse des contributeurs.
La richesse des bases de données que nous pouvons utiliser est considérable. Cela nous permet de répondre à des questions de politique publique sur lesquelles l’économiste porte sinon un regard normatif. L’économie politique est une branche de l’économie qui est en forte croissance aujourd’hui. Elle fait le lien entre les phénomènes politiques et économiques et réfléchit aux conditions de possibilités politiques pour qu’une nouvelle politique publique puisse être mise en place.
Quels sont à vos yeux les défis que la recherche en économie doit relever ou continuer de relever ?
Je pense que les économistes doivent continuer à faire ce travail, qui est encore trop peu fait aujourd’hui. Il ne s’agit pas seulement d’avoir une approche normative sur quelle est la meilleure politique publique, mais aussi une approche plus descriptive pour comprendre les conditions de possibilités. Et je crois que pour bien faire ça, il faut aussi s’ouvrir effectivement aux autres sciences sociales. Il faut accepter d’avoir un dialogue beaucoup plus riche et plus continu avec des chercheurs en sciences politiques, en sociologie, en anthropologie et toutes les sciences sociales en réalité.
Moi-même, dans plusieurs travaux, j’ai collaboré avec des chercheurs en sciences politiques et j’ai toujours beaucoup apprécié ces collaborations parce qu’ils avaient parfois des appareils conceptuels un peu différents des miens et donc ça donnait lieu à des dialogues vraiment très riches et je pense un questionnement plus riche que si j’avais juste travaillé avec des économistes.
Ne pensez-vous pas qu’il existe justement un paradoxe entre la nature même de l’économie, à l’intersection des sciences sociales et dures, et son hyperspécialisation actuelle ?
C’est exact, mais je pense qu’il y a un changement en cours. Aujourd’hui, y compris en France, l’économie est plus ouverte à d’autres disciplines et collabore avec des historiens, par exemple. Bien sûr, ces frontières entre disciplines existent toujours, mais elles ne sont pas insurmontables tant que l’on a la volonté de s’ouvrir à d’autres sciences et que ces autres sciences sont également disposées à s’approcher de l’économie.
Par exemple, les équipes de politistes avec lesquelles j’ai travaillé étaient toujours enthousiastes à l’idée de collaborer avec des économistes. Il existe également de nombreux colloques qui rassemblent économistes et politistes. Par exemple, il y a une conférence annuelle intitulée “Economics and Politics” organisée par des chercheurs des deux disciplines, alternativement à Lille, Bruxelles ou Paris. Ce ne sont donc pas simplement des idéaux pieux ; il y a de véritables collaborations. En particulier, dans mon domaine de l’économie politique, je dirais, sans trop me tromper, que c’est un champ auquel contribuent à parts égales économistes et politistes, avec de nombreuses collaborations sur des projets spécifiques. Cela se traduit par le fait que, par exemple, je publie parfois mes articles dans des revues de science politique plutôt que dans des revues d’économie.
Enfin, quel est à vos yeux le rôle de l’économiste ? A-t-il un rôle dans le débat public, au-delà de sa production scientifique ?
Je pense que les économistes se sont trop souvent confinés au rôle de conseillers du prince, adoptant une perspective normative. Néanmoins, ils ont également une contribution à apporter à l’analyse des conditions préalables nécessaires à la mise en place de telle ou telle politique publique. Les politiques publiques ne sont pas prises dans le vide, mais dans un monde réel où les gens sont motivés par certaines incitations et croyances. Il est donc essentiel de décoder ces incitations et croyances pour pouvoir mettre en place des politiques efficaces.