Oeconomicus et les Journées de l’économie (JECO) ont interviewé Patricia Crifo, Professeure d’économie à l’Ecole Polytechnique, dans le cadre de la conférence “L’ESS, une radicalité en économie ?”. Nous discutons dans cette conversation de l’ESS (Economie Sociale et Solidaire), de la place des critères ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) dans l’économie française, et en particulier de l’impact des pratiques d’ESG en finance sociale et solidaire.
Regardez en replay la conférence des JECO : https://www.youtube.com/watch?v=I9zzhnDq_t4
Pierre Rousseaux – Qu’est-ce que l’ESS, quel est son objectif, et en quoi cette notion s’insère-t-elle dans vos recherches ?
PATRICIA CRIFO – L’ESS signifie Economie Sociale et Solidaire. Pour être qualifiées de sociales et solidaires les entreprises ou organisations doivent avoir un certain objectif, une gouvernance particulière et un mode de gestion spécifique. Il existe une définition formelle établie par la loi du 31 juillet 2014 [1], qui met en avant le but (social et solidaire) poursuivi, une lucrativité encadrée (réinvestir plutôt que redistribuer les bénéfices) et lune gouvernance participative. L’ESS est en réalité une petite partie de la finance sociale et solidaire. Mes recherches portent sur la finance durable et l’investissement à impact qui est un ensemble beaucoup plus large, mais qui englobe la finance sociale et solidaire. Je m’intéresse également à la participation des salariés dans les instances de gouvernance, qui est un des piliers de l’ESS.
Ce sont donc surtout les critères ESG (Environnemental, social et de gouvernance) que vous étudiez dans vos recherches ?
Exactement. L’intégration des critères ESG , chère à la finance durable, signifie l’intégration des dimensions environnementale, sociale et de gouvernance dans la stratégie d’une entreprise, ses décisions opérationnelles, ou la stratégie d’un investisseur. L’intégration ESG est un point crucial, car le développement de la finance durable au cours des 20 dernières années a connu un essor spectaculaire. On parle aujourd’hui de “mainstream”, signifiant qu’elle est devenue partie intégrante de la finance conventionnelle. En Europe, la moitié des actifs sous gestion seraient dirigés vers des fonds ESG. L’un des facteurs de cette expansion vient d’une impulsion réglementaire. En France notamment, plusieurs lois imposent depuis 2001 des obligations de reporting extra-financier, d’abord aux entreprises cotées, puis aux entreprises non cotées cotées d’une certaine taille et enfin aux investisseurs. L’Europe a également adopté plusieurs directives sur le reporting non-financier : Non-Financial Reporting Directive (NFRD) en 2014 et Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) et European Sustainability Reporting Standards (ESRS) en 2022. L’économie sociale et solidaire est beaucoup plus engageante que l’intégration ESG. Il s’agit véritablement de démontrer un impact concret sur la société et les enjeux auxquels elle fait face, et ce n’est pas simplement de l’intégration ESG dans une gestion financière classique.
Existe-t-il des sanctions au non-respect de ces critères ?
En ce qui concerne l’ESG, s’il y a non-respect des critères imposés, alors non il n’y aura pas de sanctions. On n’impose pas aux entreprises de mettre en œuvre l’ESG. Ce qui est imposé, c’est la nécessité de rendre compte de ce qui est fait. Le principe est axé sur la transparence, un terme bien choisi puisqu’il est modelé sur le concept de transparence financière et comptable. En matière d’ESG, on a suivi le modèle de l’information économique et financière en demandant aux entreprises de fournir des rapports, de divulguer des informations, donc de faire preuve de transparence, avec le principe du “comply or explain” (se conformer ou expliquer).
Dans les rapports financiers ou les codes de gouvernance, par exemple, une entreprise peut choisir de ne pas aborder certains enjeux liés à l’ESG, mais elle doit expliquer pourquoi. Il ne lui est pas obligatoire d’intégrer ces dimensions, mais elle doit expliquer ses choix. C’est pourquoi on n’impose pas de manière stricte. Pourquoi? Parce que l’intégration de l’ESG va au-delà du simple respect des lois. On considère que c’est une initiative volontaire de l’entreprise où on lui demande simplement d’être transparente sur la manière dont elle répond aux attentes de ses parties prenantes , c’est comme cela que la commission européenne définit la RSE [2]. Les entreprises peuvent choisir de ne rien faire ou prétendre en faire beaucoup, pratiquer le “greenwashing” en faisant des déclarations exagérées sans réellement agir. La question du contrôle et de la qualité de l’information est cruciale. Normalement, les rapports sur le développement durable, les rapports ESG font l’objet de vérifications, mais c’est un vrai défi pour les régulateurs.
Cette exigence de transparence permet en quelque sorte la promotion d’un “signal qualité” envers l’entreprise en question. Ce signal a-t-il un impact sur la performance de l’entreprise ?
Exactement. Il existe justement une abondante littérature, théorique et empirique, sur l’impact de ces critères sur la performance des entreprises. Pour ma part, mes travaux se concentrent plutôt sur des approches empiriques car j’ai accès à des bases de données pertinentes à ce sujet. L’intérêt des économistes à ce sujet est présent depuis plusieurs décennies. Toutefois, l’approche des recherches à ce sujet ont beaucoup évolué. Traditionnellement, ils considéraient que cela relevait de l’éthique, de l’altruisme ou du marketing, mais pas d’une véritable stratégie financière.
En effet, dans les années 70, Milton Friedman a publié un article qui a eu une influence significative sur la perception économique de la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Cet article, paru dans le New York Times, avait pour titre “The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits” (La responsabilité sociale des entreprises est d’augmenter leurs profits). Friedman y argumente que dans un monde de concurrence pure et parfaite, d’informations parfaites et de contrats complets, il n’était pas légitime de demander aux entreprises de faire plus que ce que la réglementation exige pour préserver l’environnement, le bien-être des salariés, etc. Cet article a largement cristallisé l’approche économique dominante pendant un certain temps. Il convient de noter que Friedman a aussi été parfois caricaturé, en grande partie parce que la plupart des gens ne lisent pas l’article en question. Cet article expose de manière simple et limpide les principes de la théorie néoclassique moderne et de l’économie du bien-être selon lesquels, dans des conditions idéales de concurrence et d’information pures et parfaites, il n’est pas légitime de demander aux entreprises d’aller au-delà des exigences réglementaires pour des préoccupations environnementales, de bien-être social, etc.
L’argument classique en économie, que l’on connaît bien, est que lorsqu’il y a une défaillance du marché, c’est à l’État de corriger l’externalité avec des instruments tels que taxe, réglementation etc. Seul l’Etat dispose de la légitimité politique pour décider de pallier des défaillances de marché ou corriger des externalités et produire des biens publics. Cependant, la responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE) devient justifiée économiquement lorsqu’il n’existe pas seulement une défaillance du marché, mais aussi une défaillance des gouvernements, en raison notamment de la faible acceptabilité sociale des politiques environnementales ou de l’insuffisance des taxes et réglementations environnementales. Dans le cas d’une double défaillance (marchés et gouvernements), il est légitime que les entreprises interviennent. Milton Friedman soutient que, dans une solution de premier rang, c’est à l’État de réguler. Mais il reconnaît à la fin de l’article que sous certaines circonstances il peut etre du ressort des entreprises d’entreprendre certaines démarches RSE.
Pourquoi, selon lui, ne devrait-ce pas être la responsabilité des entreprises?
L’argument de Friedman selon lequel les entreprises ne devraient pas assumer la responsabilité de fournir des biens publics est pertinent. L’approvisionnement de biens publics relève de la prérogative de l’État, qui est responsable devant le Parlement et élu par le peuple. Les dirigeants d’entreprise, en tant que salariés, n’ont pas la légitimité politique nécessaire pour prendre des décisions de niveau et/ou de financement de biens publics.
L’économie moderne, notamment l’économie publique, l’économie industrielle et l’économie de l’information et des contrats, en remettant en cause des hypothèses de la concurrence pure et parfaite (asymétries d’informations, distorsions de concurrence, différenciation de produits, contrats incomplets) rend légitime au plan théorique les stratégies de RSE dans un univers de second rang.
Sur le plan empirique, la question consiste à démontrer que la RSE est compatible avec la maximisation des profits. De nombreux travaux de recherche se penchent sur cette question, mais ils sont parfois limités par des questions méthodologiques telles que la nature des données, les variables utilisées, et des biais potentiels. La question de la causalité est également un défi, c’est-à-dire déterminer si être plus responsable est un gage de performance ou non (ou l’inverse). C’est une question complexe qui nécessite une analyse approfondie.
Que montrent vos travaux à ce sujet ? Les entreprises ont-elles intérêt à intégrer les critères ESG ? Quels sont les effets sur leur performance économique ?
Pour comprendre le lien entre RSE et performance mes travaux se sont appuyés sur trois types de données. J’ai utilisé des données provenant d’agences de notation spécialisées dans l’évaluation de la performance environnementale, sociale et de gouvernance. Ces données se présentent sous la forme d’une note (souvent sur une échelle de 0 à 10 ou 100), qui représente un indicateur qualitatif, reposant sur le jugement de l’évaluateur. Ces données font l’objet de critiques récurrentes, notamment parce qu’une même entreprise peut recevoir des scores différents de la part des différentes agences de notation, pour un même facteur E, S ou G. Si cette absence de convergence entre les agences n’est pas forcément surprenante (ces agences vendent un conseil elles ont donc intérêt à se différencier), elle souligne cependant la faible transparence des méthodologies de notation et la qualité de l’évaluation proposée au final. Un second type de données disponibles repose sur la mesure des pratiques (et non pas des notes) réellement adoptées par les entreprises. Les données d’enquête de l’INSEE par exemple peuvent être très pertinentes de ce point de vue, même si ces pratiques ne sont pas labellisées (ou auto-déclarées) par les entreprises comme responsables, elles permettent toutefois de caractériser les pratiques organisationnelles et opérationnelles mises en oeuvre (vis à vis des salariés clients fournisseurs de l’environnement) , pour des entreprises de toute taille (PME et pas uniquement grande firme cotée en bourse). Elles permettent également de travailler sur des échantillons plus larges que ceux des agences de notation extra-financières. Avec ce type de données (par exemple issues de l’enquête COI), nous avons montré qu’il existe un écart de compétitivité de 13% entre les entreprises responsables et les autres, et cela de manière immédiate.
Quant à la troisième source de données, elle provient de la méthode expérimentale en économie. Notre objectif était de quantifier un éventuel bonus/malus attribué par les investisseurs en capital aux entreprises pour leurs bonnes ou mauvaises performances ESG. Cette méthode nous a permis de mettre les investisseurs en situation réelle de valoriser des entreprises, mais en contrôlant toutes les informations qui leurs sont apportées. Le dispositif expérimental reposait d’une part sur un modèle de théorie des enchères garantissant son efficacité et d’autre part sur un mécanisme de contrôle de l’information afin de pouvoir se focaliser sur l’impact de la perception des facteurs ESG par les investisseurs dans la valorisation des entreprises. Les résultats obtenus ont mis en évidence un impact significatif de la divulgation d’information ESG tel que les entreprises ont plus à perdre à être irresponsables qu’à gagner à être responsables. A noter qu’en ce qui concerne la gouvernance, elle se distingue, car une bonne nouvelle en gouvernance n’a pas vraiment d’effet marqué sur les investisseurs, alors qu’une mauvaise nouvelle en matière de gouvernance constitue un signal très négatif et est donc plus fortement pénalisée que les autres domaines ESG. [3]
Ce critère constitue-t-il une radicalité dans la correction de certains comportements des entreprises ?
L’importance ici est de démontrer un véritable impact. De ce point de vue, l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) ne se limite pas à l’Investissement Socialement Responsable (ISR) ni à l’intégration à l’ESG (Environnement, Social, Gouvernance), elle relève de l’Investissement à Impact. Pour que cette approche sociale et solidaire puisse monter en puissance, elle doit évoluer vers des fonds à impact.
L’investissement à impact désigne des stratégies d’investissement actives cherchant un retour extra financier fort, en s’appuyant en général sur des stratégies thématiques. Ce mouvement est né dans les années 1960 aux États-Unis avec la prise de conscience de l’opinion publique sur les enjeux environnementaux et sociaux, et s’est fortement développé dans les années 1990, grâce aux investisseurs en capital-risque de la Silicon Valley qui ont voulu redynamiser la philanthropie.
Cette radicalité nécessiterait donc de développer une culture de l’impact, d’évaluer l’impact de ces critères ?
Oui, exactement. Dans les définitions d’impact, la notion de causalité est essentielle pour distinguer la mesure d’impact d’une mesure de performance. Cette question a largement été étudiée en économie dans le cadre de l’évaluation de politiques publiques. Pour étudier la causalité entre une action et un effet, l’approche idéale consiste à comparer un contexte similaire sans l’action (situation contrefactuelle). La mesure d’impact d’un investissement, qu’elle soit quantitative ou qualitative, va chercher ensuite à démontrer qu’une différence observée (ex. performance) sur un ou plusieurs critères est attribuable à l’investissement. Il s’agit véritablement de développer une culture de l’évaluation d’impact, similaire à celle que l’on applique pour les tests d’évaluation des politiques publiques.
Plus généralement, où se place la France en matière d’ESG et d’ESS ?
En ce qui concerne l’ESG, la France occupe une position plutôt favorable, étant souvent considérée comme un leader dans ce domaine. Cela s’explique en partie par l’adoption de lois dès 2001, ce qui a été assez pionnier (loi NRE ou loi instituant le FRR fonds de réserve des retraites, avec un mandat ISR). Actuellement, ces régulations s’étendent à l’échelle européenne (directive NFRD de 2014 puis directives CSRD et ESRS de 2022). Ainsi, bien que la France ne soit plus aussi pionnière qu’elle a pu l’être dans les années 2000, elle demeure bien positionnée. Pour ce qui est de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS), la situation est similaire. Dès 1997 la France a créé un label sur les marchés financiers appelé FinanSol (Finance Sociale et Solidaire) qui joue un rôle crucial, offrant transparence, visibilité, et instaurant la confiance. Cela permet d’atteindre une audience plus large. Il est à noter cependant que l’ESS est également présente dans tous les pays européens.
Quels sont les pays qui se rapprochent le plus des pratiques de la France ? Quelles sont les différences ?
L’Europe est souvent considérée comme pionnière en matière de responsabilité environnementale et sociale, avec les standards les plus élevés en la matière. Le développement de cette finance durable est un facteur de convergence à l’échelle européenne et représente un enjeu crucial pour la promotion des critères responsables sur le plan environnemental et social, mais également en matière de gouvernance dans les entreprises et sur les marchés. Elle reflète les efforts continus de la part des investisseurs, des législateurs, des entreprises, et de l’ensemble des parties prenantes en faveur de la RSE au cours de ces deux dernières décennies. Nous avons montré que l’évolution des modèles de RSE et gouvernance a fait émerger ces dernières décennies quatre types de pays [4]:
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ceux fondés sur le modèle des Etats-Unis avec une gouvernance actionnariale (création de valeur pour l’actionnaire), et une intégration ESG relevant d’une logique non-contraignante.
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ceux fondés sur le modèle de la Grande-Bretagne avec gouvernance et droit des société autour de la création de valeur actionnariale éclairée donnant davantage de poids à l’intérêt des parties prenantes non-actionnariales, relativement aux États-Unis, et une dimension sociale beaucoup plus présente.
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ceux fondés sur le modèle de l’Allemagne: avec gouvernance partenariale, avec une influence nette des représentants des salariés (codétermination) et RSE relevant d’une logique non-contraignante.
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ceux fondés sur le modèle de la France avec gouvernance plus hybride qu’en Allemagne (moindre poids des salariés) mais RSE plus contraignante…