Combien coûte la transition écologique ? Qui va payer ? Et comment ? Cet article résume les principaux débats relatifs au financement de la transition écologique en France.
A propos du projet de loi de finances 2024, Clara Leonard et Mathilde Viennot notaient l’existence d’un possible « triangle d’incompatibilité entre transition écologique, cohésion sociale et austérité budgétaire » (1). Dans un contexte de resserrement budgétaire – le gouvernement a annoncé en février dernier au moins 10 milliards d’euros d’économies, touchant en partie les dépenses favorables à l’environnement – et de conséquences du dérèglement climatique déjà bien visibles, le financement de la transition écologique se présente comme un véritable défi pour nos économies. Il est au cœur des discussions techniques du moment. Au-delà des enjeux comptables – quel est le montant des investissements supplémentaires à effectuer ? – il s’agit d’identifier les sources possibles du financement, i.e. ses acteurs et ses outils. Autrement dit, qui va payer pour la transition écologique ? Et comment ? Le présent article essaie de résumer les principaux débats pour la France en s’appuyant sur un certain nombre de publications et sans prétendre à aucune exhaustivité, ni à imposer une solution parmi d’autres.
Atténuer le dérèglement climatique
Tâchons déjà de rappeler brièvement pourquoi la transition écologique nécessite des financements. Dans les faits, ces derniers prennent la forme d’investissements et de dépenses supplémentaires. Ils sont nécessaires afin d’atténuer le dérèglement climatique en réduisant les émissions de gaz à effet de serre pour atteindre l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050. Ces investissements sont dits « bas-carbone » quand l’horizon est l’étape intermédiaire de 2030, soit une baisse de 55% des émissions nettes de gaz à effet de serre par rapport à 1990. Ils sont le principal objectif, d’autant plus que le coût de l’inaction sera bien plus élevé comme le suggèrent de très nombreuses études (2).
Toutefois, des moyens financiers seront aussi nécessaires pour s’adapter au changement climatique, par exemple afin de réduire la vulnérabilité des habitats aux catastrophes naturelles, qui sont amenées à s’amplifier, ou tout simplement pour en réparer les dommages. Néanmoins, la grande majorité des montants avancés à propos des investissements supplémentaires à réaliser se fonde sur le respect des engagements internationaux de réductions des émissions et ne prend pas en compte les coûts induits par les conséquences du dérèglement climatique. Les coûts de l’adaptation sont en débat et font l’objet d’études plus récentes, mais ils se comptent aussi en milliards d’euros (3).
Autrement dit, les montants évoqués ci-dessous sont des planchers, le coût global permettant à la fois d’atténuer et de s’adapter au dérèglement climatique est difficile à calculer mais sera en toute logique plus élevé. Il est vrai que l’on pourrait espérer des gains futurs générés par les investissements climat qui serviraient à « boucler » financièrement l’effort d’investissement originel, mais ce « bouclage » est incertain à court terme et varie selon les secteurs. Par ailleurs, le changement de comportement individuel, en allant vers davantage de sobriété, permettra à coup sûr de réduire les coûts de l’atténuation.
Au moins 2 à 3% du PIB à mobiliser chaque année
L’Institut de l’économie pour le climat (I4CE) chiffre à 100 milliards d’euros les investissements privés et publics en faveur du climat en 2022 (4). Les estimations des investissements supplémentaires à effectuer diffèrent selon le champ considéré et les scénarios de transition retenus mais, selon la plupart des études, l’ordre de grandeur des investissements bas-carbone à mener chaque année se situe au moins entre 2 et 3 points de PIB (le PIB français était de 2 370 milliards d’euros en 2023) (5). Le rapport coordonné par Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz sur Les incidences économiques de l’action pour le climat, publié en mai 2023, estimait un besoin annuel de 66 milliards d’euros d’investissements supplémentaires (6). Selon la Direction générale du Trésor, il pourrait même s’élever en moyenne à 110 milliards d’euros supplémentaires par rapport à 2021 et d’ici 2030 (7). Le rapport conduit par Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz établit une répartition équilibrée des investissements entre le public et le privé (50/50). Selon la Banque de France, la part optimale de la dépense publique dans l’effort d’atténuation augmente graduellement de 25% en 2030 à 40% en 2050 (8). En 2022, un tiers des investissements climat étaient déjà l’œuvre de la puissance publique (4). Il s’agit d’une combinaison d’investissements publics et privés pour assurer la transition de chaque secteur, et non de certains secteurs pris en charge par le public et d’autres par le privé.
Des investissements publics et privés
La répartition des investissements entre le public et le privé, qui dépend fortement du secteur considéré, est en effet un des enjeux du financement de la transition. Mathématiquement, un simple redéploiement d’une partie des investissements privés permettrait de combler dans tous les secteurs le manque d’investissements pour le climat. Toutefois, le redéploiement n’aura sans doute pas lieu de lui-même, et certaines dépenses ne peuvent être prises en charge autrement que par l’Etat. Il fait aujourd’hui consensus qu’il est indispensable de mobiliser l’épargne privée, mais que les pouvoir publics doivent assurer au moins en partie ce redéploiement.
Afin de susciter des investissements privés en faveur du climat, de nouveaux mécanismes se sont développés au sein du secteur financier et sont regroupés au sein du terme générique de « finance verte ». Pour ne citer que quelques exemples, la MAIF a lancé son initiative du dividende écologique : 10% de ses bénéfices annuels sont depuis 2023 « alloués à des projets de solidarité climatique et de régénération de la biodiversité ». Une quarantaine d’entreprises se sont également emparées du « dividende climat », un indicateur supplémentaire qui rémunère les actionnaires pour leurs investissements dans des activités liées à la décarbonation ou à la préservation de la biodiversité.
Néanmoins, la difficile coordination des investissements publics et privés en faveur de la transition, ainsi que l’inertie du système financier et la primauté de la logique de rentabilité qui y figure, imposent des politiques volontaristes et une planification à l’échelle nationale. En France, plusieurs outils sont utilisés pour répertorier et coordonner les financements climat. La Stratégie nationale bas-carbone (SNBC), publiée en 2015 et mise à jour depuis, a constitué la première feuille de route permettant d’estimer les besoins de décarbonation par secteur, mais elle n’abordait pas directement la question du financement. Le « budget vert », un rapport associé au projet de loi de finances, évalue depuis 2021 l’impact environnemental des dépenses de l’Etat. Le budget vert 2024 prévoyait, avant le plan national d’économies, 7 milliards d’euros de dépenses supplémentaires en faveur de la transition écologique, portant ainsi à 40 milliards d’euros les dépenses de l’Etat ayant un effet favorable sur l’environnement (soit 7% des dépenses totales). Un véritable plan du financement public et privé de la transition devrait voir le jour en 2024 grâce à la stratégie pluriannuelle de financement de la transition écologique (SPFTE), qui donnera plus de visibilité aux acteurs publics et privés et jouera le rôle d’indicateur de performance.
Le rôle de l’Etat et des collectivités
La nécessaire mobilisation du privé ne se substitue donc pas au rôle central de l’Etat, qui doit a minima susciter des investissements qui n’auront pas lieu autrement (on parle alors de derisking), quand il ne doit pas lui-même les prendre en charge.
Son premier rôle peut prendre la forme de bouquets de subventions ou de crédits pour les agents économiques afin de les inciter à investir dans des projets « verts ». La Banque centrale européenne pourrait aussi utiliser différents outils monétaires et financiers afin d’inciter au redéploiement de la finance privée vers les investissements climat. Le « verdissement » de la politique monétaire actuelle de la BCE est une piste assez consensuelle qui ne changerait pas le cœur institutionnel de la BCE. Concrètement, la BCE pourrait appliquer des taux d’intérêts plus faibles (« taux verts ») pour refinancer des prêts bancaires utilisés pour des investissements favorables au climat et des taux plus élevés (« taux bruns ») pour les autres. La régulation financière et ses dispositifs prudentiels peuvent aussi être mobilisés, en coordination avec la politique monétaire, pour assurer les banques face au risque climatique, par exemple en exigeant des réserves de fonds propres supplémentaires.
Par ailleurs, l’Etat doit investir directement dans des infrastructures, afin de financer des projets d’énergie renouvelable par exemple, ou d’améliorer l’efficacité énergétique de ses bâtiments. Enfin, le cas trivial de la taxe carbone et des « Gilets Jaunes » nous enseigne que l’on ne peut se passer d’un soutien explicite aux ménages les plus modestes si l’on veut mettre en place des politiques environnementales. L’enjeu d’équité – condition de l’acceptation sociale et politique de la transition – implique des dépenses publiques importantes. Le dispositif MaPrimeRénov’ – pour lequel le ministre de l’Economie Bruno Le Maire a récemment annoncé une réduction budgétaire d’un milliard d’euros – ou le « bonus écologique » octroyé sous condition de revenus lors de l’achat d’un véhicule électrique – en suspens pour les mêmes raisons budgétaires depuis février 2024 – sont deux illustrations de ce soutien aux ménages les plus modestes, qui devra pourtant encore s’intensifier. Toutes ces dépenses en faveur de la « transition juste » ne sont pas prises en compte dans les besoins d’investissements estimés par les différentes études chiffrant les coûts de l’atténuation du dérèglement climatique et feront augmenter la note.
Le rôle de la puissance publique ne se limite pas à l’Etat central. Les collectivités territoriales, qui sont les premières à faire face aux conséquences concrètes du dérèglement climatique au quotidien, font partie intégrante du processus du fait des compétences qui sont les leurs (transports, urbanisme, logement). Dans un rapport rendu public, l’Inspection générale des finances estime un besoin de 21 milliards d’euros par an d’ici 2030 afin d’opérer « une réduction des gaz à effet de serre et l’adaptation des territoires au changement climatique » (9). Selon I4CE, les collectivités devront au minimum doubler leurs investissements dédiés à la transition écologique, de l’ordre de 6 milliards d’euros en 2022, seulement afin d’atteindre la neutralité carbone (10). Afin d’y parvenir, plusieurs outils sont mobilisables (11). L’endettement est une des solutions, mais ses possibilités sont limitées et hétérogènes selon les collectivités. Une réorientation des dépenses « brunes », c’est-à-dire défavorables au climat, vers des « dépenses vertes » est aussi envisageable. Les collectivités pourraient mobiliser de nouvelles ressources propres, comme l’augmentation de certains tarifs ou des impôts locaux, dont la taxe foncière par exemple. Le soutien de l’Etat devra aussi s’accentuer et se pérenniser. Il prend pour l’instant la forme du « Fonds vert » ; 2 milliards d’euros destinés à financer des projets portés par les collectivités. La phase de territorialisation de la planification écologique, en cours en cette année 2024, est une occasion d’améliorer la coordination encore plus essentielle en termes d’investissements climat entre Etat et collectivités.
Les limites des outils traditionnels du financement public
Dans un contexte d’acteurs financiers encore peu enclins à financer des investissements potentiellement moins rentables, d’où peuvent provenir ces dizaines de milliards d’euros supplémentaires que doit prendre en charge la puissance publique ? Les outils traditionnels du financement public que sont l’endettement et la fiscalité sont des possibilités mais sont fortement limités. En ce qui concerne l’endettement public, les contraintes sont nombreuses, à commencer par la volonté du gouvernement de réduire le niveau de la dette publique dans une période de remontée des taux, ce qui rend peu probable l’utilisation de cet outil. Les règles budgétaires européennes établies dans le Pacte de stabilité et de croissance (PSC), et assouplies pendant la pandémie de Covid-19, ont été renforcées et entravent de facto le recours à l’endettement public pour financer la transition. L’endettement public ne pourrait de toute façon financer à lui tout seul la transition sans prendre le risque de menacer la soutenabilité de la dette (8). Il convient de noter que cette volonté affichée de réduction de la dette malgré des besoins de financements est questionnée par un certain nombre d’économistes. Le rapport coordonné par Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz affirmait qu’« il ne sert à rien de retarder les efforts au nom de la maîtrise de la dette publique » et que « contraindre à l’excès la possibilité d’y avoir recours risque de compliquer encore la tâche des décideurs publics ». Comme mentionné plus haut, retarder des investissements qui seront inévitables à long terme ne ferait qu’augmenter les coûts pour les finances publiques.
Une autre piste réside dans la hausse de la fiscalité. Le même rapport de J. Pisani-Ferry et S. Mahfouz évoquait la possibilité d’un prélèvement obligatoire exceptionnel sur les 10% des plus hauts patrimoines afin de financer en partie la transition écologique. Un prélèvement forfaitaire de 5 % rapporterait ainsi 150 milliards d’euros (6). Là encore, le veto d’un gouvernement qui s’est engagé à ne pas augmenter les impôts constitue une limite politique.
Une solution à l’échelle européenne ?
Pour faire face à ces contraintes, l’Union européenne est un acteur majeur qui pourrait faire émerger des outils de financement alternatifs, non sans requérir, pour paraphraser l’ancien président de la BCE Mario Draghi (12), un « changement radical ». Plusieurs propositions concernent la politique monétaire ou la politique budgétaire et font débat parmi les économistes (13).
La Banque centrale européenne (BCE), responsable de la politique monétaire dans la zone euro, pourrait être amenée à faire évoluer son mandat afin de (re)jouer pleinement son rôle de pilier de l’Etat providence en assurant la transition écologique. C’est par exemple ce qu’avance Éric Monnet dans son livre La Banque-providence (14). Au-delà du verdissement des politiques monétaire et prudentielle, la création monétaire par la Banque centrale est aussi une solution alternative proposée par certains. Elle consisterait en un versement monétaire sans contrepartie auprès des Etats ou des ménages. On parle alors de monnaie « hélicoptère ». Cette proposition est défendue entre autres par Jézabel Couppey-Soubeyran dans le livre Le Pouvoir de la monnaie, écrit avec Pierre Delandre et Augustin Sersiron (15). Financer la transition en se reposant sur le pouvoir de création monétaire de la BCE aurait l’avantage de faire avancer significativement les investissements climat, mais nécessiterait des changements institutionnels profonds (16). De plus, les détracteurs de cette proposition mettent en avant le risque de tensions inflationnistes en contradiction avec le mandat de stabilisation des prix d’une banque centrale, menaçant du même coup sa crédibilité, ce qui renforcerait encore davantage ses difficultés à contenir l’inflation.
Bien qu’il n’existe à l’origine pas de véritable politique budgétaire européenne commune, des évolutions récentes laissent penser qu’il serait possible d’y recourir pour financer la transition écologique. L’endettement commun des Etats membres à travers la Commission européenne (« eurobonds ») a été utilisé pour financer le plan de relance NextGenerationEU après la pandémie de Covid-19 et il pourrait être une solution pour financer la transition à l’échelle européenne malgré des règles budgétaires strictes. Cette perspective se heurte néanmoins aux désaccords profonds en matière budgétaire entre les Etats membres et à la problématique du remboursement. L’idée d’un fonds européen pour le climat financé par des contributions des Etats membres à hauteur de leurs émissions carbone ainsi que par des ressources propres à l’Union européenne a aussi émergé (17).
Une question technique… et politique
La transition écologique ne se fera pas sans une implication véritable de tous les acteurs, de la petite commune rurale à l’Union européenne en passant par les acteurs privés et les ménages, ni sans une coordination efficace de leurs actions. Son financement nécessite d’être inventif et de bousculer le modèle économique actuel. Il nécessite également de faire des choix. Comme le rappelle le philosophe Pierre Charbonnier, auteur de l’ouvrage Abondance et liberté (18), la transition écologique n’est pas qu’un sujet technique, mais bien une question conflictuelle soumise à des arbitrages qui feront des gagnants et des perdants. Des perdants qu’il faudra accompagner, car tant que la transition écologique en fera davantage que de gagnants, tant qu’une partie de ces perdants seront les mêmes que ceux qui ont déjà subi les conséquences néfastes de la mondialisation, elle ne mobilisera pas. Et ne se réalisera pas.
Références
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C. Leonard, M. Viennot, « Le triangle d’incompatibilité du PLF 2024 », Alternatives Économiques, 2023
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Rapport intermédiaire Les enjeux économiques de la transition vers la neutralité carbone, Direction générale du Trésor, 2023
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Anticiper les effets d’un réchauffement de +4°C : quels coûts de l’adaptation ?, Institute for Climate Economics (I4CE), 2024
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Panorama des financements climat. Edition 2023, Institute for Climate Economics (I4CE), 2023
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L’économie mondiale 2024, CEPII, 2023
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J. Pisani-Ferry, S. Mahfouz, Les incidences économiques de l’action pour le climat, France Stratégie, 2023.
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L. Gourmand, « Quels besoins d’investissements pour les objectifs français de décarbonation en 2030 ? », Trésor-Éco, n°342, Direction générale du Trésor, 2024
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C. Seghini, S. Dees, “The Green Transition and Public Finances”, Banque de France, 2024
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L’investissement des collectivités territoriales, Inspection générale des finances, 2023
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Collectivités locales : quelle évolution des investissements climat depuis 2017 ?, Institute for Climate Economics (I4CE), 2023
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Collectivités locales : comment financer l’accélération des investissements climat ?, Institute for Climate Economics (I4CE), La Banque postale, 2023
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Discours de Mario Draghi à la Conférence de haut niveau sur le pilier européen des droits sociaux, “Radical Change – Is What Is Needed”, 16 avril 2024.
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Pour une synthèse, voir par exemple : C. Leonard, J. de Pierrebourg, « Quels nouveaux outils pour financer la transition écologique ? », Institut Avant-Garde, 2024
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E. Monnet, La Banque-providence, 2021
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J. Couppey-Soubeyran, P. Delandre, A Sersiron, Le Pouvoir de la monnaie. Transformons la monnaie pour transformer la société, 2024
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J. Couppey-Soubeyran, « Le rôle de la politique monétaire dans la transition écologique: un tour d’horizon des différentes options de verdissement », Institut Veblen, 2020.
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Un fonds européen pour le climat, Institut Avant-Garde, 2024