En 1817, Ricardo définissait l’économie comme « l’étude des lois de la répartition du revenu entre les classes » (1). Bien que cette perception au fondement même de la discipline économique fut marginale au cours d’un XXème siècle dominé par les penseurs de l’équilibre, elle est depuis revenue sur le devant de la scène, entre autres à travers les travaux d’Anthony Atkinson, Branco Milanović ou Thomas Piketty. L’étude de l’évasion fiscale comme possible moteur des inégalités économiques a quant à elle fait son apparition plus tardivement dans la littérature, portée par la médiatisation d’économistes tels que Gabriel Zucman (ancien doctorant de Thomas Piketty), récipiendaire en 2023 de la prestigieuse médaille John Bates Clark. Dans une interview pour Le Monde, datée de 2017, G. Zucman déclarait que « l’évasion fiscale est non seulement injuste mais augmente aussi les inégalités » (2).
La littérature présentée ci-dessous se restreint à l’évasion fiscale des ménages, soit des citoyens d’un pays qui placent leur patrimoine financier à l’étranger – souvent dans des paradis fiscaux – sans le déclarer, et perçoivent des revenus grâce à ces placements. L’évasion fiscale des entreprises n’est pas prise en compte, elle est étudiée par un autre pan de la littérature.
Le lien entre évasion fiscale et inégalités économiques est triple (3). L’évasion fiscale est d’abord inégalitaire en elle-même, puisqu’elle est majoritairement l’affaire des ménages les plus aisés. De plus, l’évasion fiscale conduit à sous-estimer les indicateurs d’inégalités, construits dans la grande majorité des cas à partir de données fiscales. Enfin, le patrimoine placé à l’étranger et non déclaré aux administrations fiscales, ainsi que les revenus qui en sont générés, privent l’Etat de recettes fiscales qui pourraient en partie être utilisées pour les politiques de redistribution.
L’évasion fiscale provient en majorité des très hauts patrimoines
L’un des articles majeurs sur le sujet est l’étude de Alstadsæter, Johannesen et Zucman publiée en 2019 dans l’American Economic Review sous le titre évocateur de « Tax evasion and Inequality » (3) (« L’évasion fiscale et les inégalités »). En regroupant les données des « Panama Papers » et des « Swiss Leaks » de la banque HSBC avec des données d’amnisties fiscales en Norvège, en Suède, et au Danemark, les auteurs calculent la part de la richesse offshore détenue par le haut de la distribution du patrimoine. Il apparaît que l’évasion fiscale est l’affaire des (très) riches : sur les 46 milliards de dollars que représentait la richesse offshore pour les pays scandinaves en 2007, les 0.1% les plus riches en détenaient 80%. Dans un article de 2021, Javier Ávila-Mahecha et Juliana Londoño-Vélez trouvent des résultats similaires pour la Colombie : deux-tiers des 0.01% les plus aisés seraient concernés par l’évasion fiscale (4). Et c’est justement parce que l’évasion fiscale est presque exclusivement réservée aux très riches qu’elle a des effets conséquents sur les inégalités économiques. Le refus d’une partie du haut de la distribution de consentir à l’impôt érode la progressivité effective du système fiscal. En effet, bien que l’évasion fiscale ne change évidemment pas les taux d’imposition appliqués à l’ensemble de la distribution, elle implique assez trivialement que ceux qui la pratiquent payent moins d’impôts que ce qu’ils devraient pour rendre le système effectivement progressif. Ainsi, Zucman et ses coauteurs estiment que les 0.01% des ménages ayant le patrimoine le plus élevé évadent environ 25% de leurs impôts normalement dus.
Des indicateurs d’inégalités sous-estimés
Connaître la distribution de la richesse offshore permet d’ajuster les indicateurs d’inégalités existants afin de prendre en compte l’évasion fiscale des ménages. Dans un second article, intitulé « Who owns the wealth in tax havens? Macro evidence and implications for global inequality » (5), Alstadsæter, Johannesen et Zucman calculent la part de la richesse offshore détenue par certains pays (dont la France, la Russie ou les Etats-Unis), appliquent la distribution de la richesse offshore trouvée pour les pays scandinaves et déterminent des indicateurs d’inégalités ajustés. La part de la richesse détenue par le haut de la distribution augmente significativement dans tous les pays lorsque la richesse offshore est prise en compte. Mathématiquement, l’évasion fiscale des plus aisés implique que l’ensemble des indicateurs d’inégalités sous-estiment la richesse détenue par le haut de la distribution. Le graphique suivant illustre les résultats pour les 0.01% des ménages les plus aisés en France, entre 1950 et 2014.