Les inégalités augmentent partout dans le monde, les populations sont de plus en plus en quête de justice sociale. Longtemps négligés dans la recherche économique, les inégalités sont aujourd’hui un sujet d’importance majeure. Cet article tente de rendre compte des causes du niveau actuel d’inégalité et offre ainsi quelques clés de compréhension.
Résumé:
- Ces dernières années, les inégalités de patrimoine et de revenus ont explosé, en particulier aux Etats-Unis.
- La comparaison des inégalités entre pays est compliquée: toutes les sociétés ont des visions différentes de ce qui est juste ou non.
- Les économistes ont longtemps négligé les inégalités, selon la thèse de la productivité marginale les inégalités sont un moteur de la croissance et profitent à tous, en récompensant et incitant les plus productifs.
- Ces dernières années, sous l’impulsion de certains économistes et mouvements sociaux, de nombreuses critiques des inégalités ont émergé.
- Pour Piketty, les inégalités sont naturellement entretenues, les patrimoines croissent plus vite que les salaires: un travailleur ne peut rattraper un rentier.
- Stiglitz considère que le niveau actuel d’inégalité n’est pas une conséquence des forces de marchés, elles sont créées et entretenues par les pouvoirs publics.
- Les inégalités ne sont pas une fatalité, des changements sont possibles mais il faut faire attention à ne pas détruire les bonnes inégalités nécessaires à la croissance.
- Des mesures tels qu’un impôt progressif sur le patrimoine, un héritage universel ou encore plus de dépenses en éducation pourraient réduire le niveau des inégalités.
On assiste depuis ces dernières années à une augmentation spectaculaire des inégalités de revenus et de patrimoines dans le monde. En 2019, aux États-Unis, la part du revenu national des 1% des individus les plus aisés a atteint 18,7% alors que les 50% des individus les moins aisés ne percevaient que 13.5% du revenu. Autrement dit, un groupe composé de la moitié des individus du pays ne gagne pas autant que les 1% les plus riches. En termes de patrimoine, l’écart est encore plus frappant, les 1% les plus riches possédaient en 2019 34.9%du patrimoine total alors que les 50% les moins aisés ne détenaient que 1.5% du patrimoine total (1). Des inégalités d’une telle ampleur sont-elles justifiées ?
L’inégalité, qu’est-ce que c’est ?
Lorsque l’on parle d’inégalité il faut distinguer deux concepts importants : l’égalité et l’équité. L’égalité correspond à une situation où tout le monde dispose exactement de la même chose, sans différences. L’équité est une notion relative à une conception de la justice : une situation équitable tolère les inégalités pourvu que celles-ci soient justifiées. La notion d’égalité est descriptive, elle correspond à une approche d’économie positive (cf. aucun jugement de valeur) alors que l’équité est une idée hautement normative. En effet, l’idée de ce qui est équitable suppose une prise de position, un jugement. Tandis qu’une situation inégalitaire peut être justifiée, une situation inéquitable ne peut l’être puisque, par définition, elle est considérée comme injuste. Néanmoins, la notion de ce qui est juste ou non diffère selon les sociétés et comparer l’inégalité entre pays est un exercice périlleux. Par exemple, certains ont tendance à se considérer comme pauvres en se positionnant par rapport à un certain seuil, indépendamment du revenu des autres membres de la société. A l’inverse, d’autres se considèrent comme pauvres par rapport au revenu des autres individus, et non par rapport à un seuil. Avec autant de visions de la “juste inégalité”, comment faire des comparaisons internationales crédibles et valables pour tous ? C’est presque mission impossible, c’est pourquoi l’étude des inégalités est un champ de recherche très normatif.
Comment la science économique justifie-t-elle l’inégalité ?
Selon la théorie économique néoclassique, les inégalités sont justifiées et ont pour fonction de maximiser le bien-être de la société. Les individus les plus productifs doivent être encouragés à donner le meilleur d’eux même afin que toute la société en profite. Un innovateur ne sera incité à créer une nouvelle technologie qui bénéficiera à tous s’il peut espérer tirer une rente de son innovation. Sans cette récompense, pourquoi se fatiguerait-il à travailler et donner son maximum ? Si un individu concentre plus de richesses qu’un autre c’est qu’il l’a mérité, il est simplement rémunéré pour sa plus grande contribution au bien-être de la société.
Un individu pauvre est mieux loti dans une société inégalitaire où sa part du gâteau est faible, mais où le gâteau est grand que dans une société sans inégalités où sa part du gâteau est la même que celle des autres, mais où le gâteau est plus petit -conséquence du fait que chacun a la même part et de la faiblesse des incitations qui en résulte-. Les inégalités apparaissent indispensables comme moteur de la croissance économique: qui veut plus d’égalité doit être prêt à sacrifier une partie de la richesse de la société. Sans cette incitation à fournir des efforts pour les plus productifs, ils ne se donneraient pas à leur maximum et c’est toute la société qui s’en trouverait pénalisée.
Les économistes arrivent très bien à justifier les inégalités, pendant longtemps cette thématique était même absente de la recherche en économie. Ces dernières années le sujet s’est peu à peu imposé comme incontournable avec par exemple les travaux précurseurs de Sen, le célèbre rapport Fitoussi-Sen-Stiglitz (2) et sa critique des indicateurs agrégés, ou encore plus récemment les travaux statistiques de l’équipe de la World Inequality Database avec Piketty et Saez au premier plan. De plus les populations demandent plus de justice sociale partout dans le monde, c’est le cas de plusieurs mouvements comme les Gilets Jaunes en France, Occupy Wall Street aux Etats-Unis, les Indignés en Espagne ou encore les mouvements associés au printemps arabes. Tous ces mouvements avaient comme point commun une demande d’égalité dans leur société. Devant des populations en quête de plus de justice sociale et des économistes de plus en plus impliqués dans l’étude des inégalités, de nombreuses critiques ont émergé.
Quel mécanisme économique derrière la création des inégalités ?
Dans son célèbre livre Le Capital au XXIème siècle (3), Thomas Piketty s’attaque à l’étude de la dynamique des inégalités à travers l’histoire. Outre son travail statistique et historique remarquable, Piketty identifie ce qu’il appelle “la contradiction fondamentale du capitalisme”. L’auteur définit deux variables importantes : r le taux de rendement privé du capital et g le taux de croissance de la production. En moyenne, les salaires croissent au taux g alors que les patrimoines croissent au taux r. Dans son livre il montre que le taux r peut rester durablement supérieur au taux g, et que c’est cette contradiction r>g qui est au cœur de la création des inégalités à travers l’histoire : le patrimoine d’un capitaliste augmentera plus vite que le salaire d’un travailleur. Les individus ayant réussi à innover et à accumuler du capital se transforment en rentier et leur patrimoine croît plus vite que celui des individus dont le seul revenu provient de leur travail. Pour diminuer les inégalités -ou en tout cas réduire leur aggravation-, il faudrait augmenter le taux de croissance de la production g. Historiquement le taux de rendement du capital est de 4-5% (3), alors que le taux de croissance de la production n’atteint de telles valeurs qu’avec des circonstances exceptionnelles comme ce fût le cas en France lors de la reconstruction pendant les trente glorieuses. A long terme, un pays développé ne peut dépasser 1-1.5% (3) de croissance par an, cela a pour conséquence une augmentation inexorable des inégalités. En plus de la différence entre r et g, les patrimoines qui augmentent les plus rapidement sont les plus importants : par rapport aux plus pauvres, les riches deviennent plus riches et les plus riches des plus riches augmentent encore plus vite. Le siècle dernier les inégalités avaient déjà atteint des niveaux d’inégalités comparables à ceux d’aujourd’hui mais ces dynamiques avaient été stoppées par les deux guerres mondiales.
Inégalités et pouvoirs publics
Pour le colauréat du prix de la Banque de Suède dit Nobel d’économie en 2001, Joseph Stiglitz, le niveau d’inégalité actuel -en particulier aux États-Unis- n’est en rien une conséquence des forces de marché comme le veut la théorie de la productivité marginale : les inégalités sont créées et entretenues par les pouvoirs publics. Pour Stiglitz, ce sont les lois et réglementations, la capture du régulateur ou encore l’absence de système de protection qui favorisent les inégalités. L’auteur prend par exemple le cas des lois sur la gouvernance d’entreprise, les PDG ne sont pas assez contrôlés par les conseils d’administrations. Ils sont libres de fixer leur rémunération : entre 1979 et 2006 les 1% des travailleurs les mieux rémunérés ont vu leurs salaires augmenter de 144% et les 0.1% supérieurs de 324%. Sur la même période, les 90% les moins bien rémunérés ont vu leur salaire augmenter en moyenne de 15% (4). Les pouvoirs publics sont censés être garants du bien commun et concevoir des réglementations pour éviter les abus -de la finance par exemple-. Stiglitz parle de capture du régulateur car les personnes qui font faire les lois ont des incitations financières à aider certains secteurs, la capture peut également être idéologique lorsqu’à force de lobbying les pouvoirs publics sont totalement acquis à la cause qu’ils sont censés combattre, par exemple l’idée que la régulation n’est pas souhaitable. L’absence de protection sociale est également un facteur d’aggravation des inégalités, les Etats-Unis ont un des systèmes d’assurance chômage les moins développés au monde et l’assurance maladie est quasiment absente. Lorsqu’une crise économique survient les problèmes s’accumulent et les plus pauvres ne peuvent pas y faire face. Le rôle de l’Etat est de mettre en place des “filets de sécurité” pour éviter des drames humains. Les causes de l’augmentation des inégalités aux Etats-Unis sont nombreuses, les points énoncés ci-dessus ne le sont qu’à titre d’exemple : l’inégalité n’est pas le fruit d’une économie de marché fonctionnant normalement mais bien de l’action -ou de l’inaction- des pouvoirs publics. Dans son livre de 2012 “Le prix de l’inégalité” (5), Stiglitz écrit : « L’inégalité actuelle résulte largement de la stratégie des pouvoirs publics – de ce qu’ils font et de ce qu’ils ne font pas. L’État a le pouvoir de déplacer l’argent, du haut vers le bas et vers le milieu [de la distribution des revenus], ou vice versa. ».
Quelles solutions ?
Un certain niveau d’inégalité est nécessaire dans chaque société afin d’inciter les plus productifs à entreprendre et innover et, in fine, créer de la richesse qui bénéficiera à tous. Néanmoins toutes les inégalités de nos sociétés ne peuvent être attribuées à cette dynamique, certaines inégalités sont injustifiées. En réduisant les inégalités, il faut faire attention à ne pas faire disparaître les incitations nécessaires à la croissance économique. La question des bonnes mesures à mettre en œuvre est complexe, voici quelques pistes :
-Les inégalités de patrimoines et de revenus entre les individus peuvent être justifiées si tous ont eus les mêmes chances au départ : l’égalité des chances peut légitimer les autres inégalités. Si dès leur naissance, de par leur origine sociale, les individus ont des opportunités différentes, les inégalités qui se créent par la suite sont injustes. Une égalité des chances absolue est un objectif impossible à atteindre, mais il est possible de s’en rapprocher. Cela peut se faire avec l’éducation, plus un pays investit dans son système éducatif et met en place des mesures telles que la gratuité des études, plus les individus commencent leur vie avec des opportunités similaires. Dans ce cas-là, les différences de réussite et les différences économiques sont plus justes.
-L’un des principaux canaux de propagation des inégalités est l’héritage, les enfants héritent d’un patrimoine accumulé par leurs parents pour lequel ils n’ont fourni aucun effort. L’enfant d’un milliardaire n’a pas nécessairement plus de mérite qu’un enfant de classe populaire, pourtant il hérite d’une fortune colossale. Certains économistes prônent un héritage universel où chacun recevrait la même somme d’argent. Une telle mesure aurait le mérite de remettre à plat les inégalités de patrimoine à chaque nouvelle génération. Néanmoins dans la réalité cette mesure est difficile à mettre en œuvre car l’impôt sur l’héritage est l’un des plus impopulaires. Pour beaucoup il apparaît “juste” que des parents puissent léguer le fruit du travail de toute une vie à leurs enfants.
-Il est possible de réduire les inégalités en distribuant une partie du revenu via l’impôt, néanmoins cela crée des distorsions qui réduisent les incitations des plus productifs. A la fin de son ouvrage (3), Piketty évoque l’idée d’un impôt progressif sur le patrimoine, l’objectif est de lutter contre l’augmentation toujours plus importante des gros patrimoines sans détériorer les incitations. Son idée est l’instauration d’un impôt progressif à mesure que le patrimoine augmente avec des taux de 0.1-0.5% pour les patrimoines inférieurs à un million d’euros et monter graduellement vers 10% pour les fortunes les plus importantes de plusieurs milliards. Piketty argumente que les fortunes colossales n’apportent rien à la croissance et que cet impôt -de par sa progressivité- ne nuirait pas aux incitations à entreprendre.
Conclusion
Bien qu’ayant une réelle utilité sociale, le niveau d’inégalités atteint aujourd’hui par nos sociétés ne peut se justifier uniquement avec la thèse de la productivité marginale. Pendant longtemps les économistes ont laissé de côté la question des inégalités, mais ces dernières années cette thématique s’est imposée comme incontournable en science économique. Beaucoup d’auteurs sont très critiques vis-à-vis des inégalités car elles sont souvent injustifiées et entretenues par les pouvoirs publics. Lutter contre ces inégalités sans nuire aux incitations est une tâche compliquée, il est quand même possible d’agir avec par exemple la mise en place d’un impôt progressif sur le patrimoine, un héritage universel ou encore une augmentation des dépenses d’éducation.
Sources
- World Inequality Database, accessible à: https://wid.world/fr/accueil/
- Fitoussi JP, Sen A et Stiglitz J, 2009, Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social
- Piketty T, 2013 , Le Capital au XXIème siècle, Edition du Seuil
- Mishel L, Bernstein J et Shierholz H, 2009, The State of Working America 2008/2009, Ithaca, NY, ILR Press, filiale de Cornell University Press
- Stiglitz J, 2012, Le prix de l’inégalité, Les Liens qui libèrent, page 65