L’utilisation d’hypothèses « irréalistes » est une des critiques les plus souvent adressées par les non-économistes à la profession. La théorie économique peut cependant, et doit même parfois, rechercher des postulats irréalistes pour être heuristiquement satisfaisante.
Tous les professeurs d’économie, et a fortiori les valeureux enseignants chargés du cours d’introduction à la microéconomie, connaissent la rengaine. Elle résonne dans leur amphithéâtre comme un leitmotiv, comme un mot que les générations se passeraient : pourquoi donc devrait-on, si l’on cherche à atteindre la vérité, partir de postulats faux ? L’argument du néophyte semble bien rôdé : si l’homo oeconomicus, hypothèse fondamentale de la microéconomie moderne, a été débunké par tel et tel sociologues, pourquoi donc continuerait-on à l’utiliser ?
À cela le professeur pressé répondra sans trop s’attarder que des hypothèses de départ, même fausses, sont nécessaires pour comprendre des théories générales plus justes. Cela a de quoi choquer l’esprit moderne, habitué au raisonnement en vigueur dans les sciences dures, qui veut que seul un postulat juste permette d’aboutir à une conclusion vraie.
Bâtir une maison sur des pilotis n’est rassurant que si on ne se situe pas dans une zone sismique – or, dans une époque de désenchantement et de crises économiques répétées, les demandes de reddition des comptes se font pressantes de la part des populations. Les économistes sont souvent vilipendés comme des charlatans qui auraient été incapables de prévoir les dernières crises – ou plutôt, pour reprendre l’expression de Paul Samuelson, qui auraient prévu neuf des cinq dernières.
La question de l’écart entre les hypothèses et le réel est d’autant plus importante qu’elle n’a eu de cesse d’inquiéter les non-économistes, et de servir d’épouvantail, si ce n’est de moteur au scepticisme à l’égard de cette discipline. Cette interrogation en soulève plusieurs autres : si, comme Karl Popper (1), on croit que l’économie est la plus dure des sciences molles et la plus molle des sciences dures, réussira-t-on un jour à la porter au degré de justesse des sciences exactes ? L’économie permet-elle, ou permettra-t-elle un jour, de formuler des prédictions universellement justes ? L’économie peut-elle dégager des lois, ou est-elle condamnée, comme les humanités, à devoir se contenter de mécanismes ? Une réflexion épistémologique sur le rapport des postulats au réel, c’est-à-dire sur la valeur heuristique de l’irréalisme en économie, paraît donc nécessaire. Les théories économiques doivent-elles être basées sur des hypothèses réalistes ?
Nous en conviendrons, dans un amphithéâtre de première année, le « oui » l’emportera largement. Intuitivement, il nous semble impossible de bâtir un château de cartes si sa base n’est pas solide. Le philosophe et logicien Bertrand Russell avait appliqué cette pensée à la question métaphysique ultime, à savoir celle de Dieu ; il en était venu à condamner la métaphysique scolastique sur le principe que celle-ci était entièrement basée sur un postulat non prouvé, à savoir celui de l’essence de Dieu.
Autrement dit, la validité d’une théorie dépend, en partie, de la validité de l’hypothèse qui la sous-tend. Une hypothèse valide, ça serait, si l’on penche pour l’empirisme, une hypothèse basée sur des faits observables. Si l’économiste suit la règle de Saint-Thomas, selon laquelle il faut voir pour croire, alors il est nécessaire pour un économiste de se baser sur ce qu’il a constaté pour construire une théorie qui corresponde aux observations (2).
Le réalisme, dans cette perspective empirique, se situe dans le rapport vrai entre ce que l’on conçoit par notre esprit et ce qui est hors de nous (si tant est qu’il y ait une réalité hors de nous, mais ce débat ne nous intéresse aujourd’hui pas). Le réel, c’est ce qui a été, ce qui est et ce qui est possible qui soit en vertu de ce qui a déjà été.
L’économiste peut utiliser la démarche empirique pour proposer une théorie, la mettre en œuvre, et observer ses résultats. L’économiste peut aussi procéder à un rétro-empirisme en observant les résultats de mises en application de théories économiques passées, et ainsi déceler, dans le groupe de celles qui ont produits les conséquences désirés, les hypothèses qui ont conduit à la fonctionnalité de la théorie – c’est-à-dire à l’activation de ses causes.
Prenons, par exemple, la théorie quantitative de la monnaie, formalisée par Fisher comme MV = PY (M étant la masse monétaire, V la vitesse de circulation de la monnaie, P le niveau général des prix et Y le PIB réel de l’économie). Une des conditions de véracité de la théorie devrait être la véracité-même de ses postulats – parmi lesquels celui de la constance de la vitesse de la monnaie, qui nous permet de déduire que M ne peut faire varier que P. Sans cela, alors, la théorie ne pourra qu’être fausse ; si les postulats sont vérifiés, alors la théorie peut être, comme peut ne pas être, fausse.
On comprend alors pourquoi, aux yeux du prince, il convient de n’utiliser que des hypothèses réalistes : elles sont, pour lui, une assurance de la potentielle efficacité de ses politiques économiques. En l’absence de certitude sur les effets, il requerra qu’au moins les hypothèses de départ soient justes ; car en présence de prémisses erronées, il semble logique que la conclusion le sera aussi. Pensons au syllogisme du cheval, dont toute la réflexion tombe à l’eau à cause du péché originel qu’est sa prémisse majeure : « Tout ce qui est rare est cher / Or, un cheval bon marché est rare / Donc, un cheval bon marché est cher ».
Il semble par conséquent prudent de ne pas bâtir de théorie plus vaste sur une hypothèse fausse, car elle serait nécessairement fausse elle-même. Cette position est défendue au XIXème siècle par l’école historique anglaise, qui se construit en opposition aux ricardiens. Ces historiens de l’économie ont récusé l’ensemble des théories classiques puis néoclassiques qui se basaient sur les hypothèses contestables de l’homo oeconomicus, de la volonté constante de maximisation des bénéfices pour les entreprises, et d’accès direct et absolu aux informations sur les marchés.
Cela était d’autant plus facile que les théories économiques successives se basaient sur la figure utopique de l’homo oeconomicus, construite à partir des quatre axiomes de Senior dont le principe d’hédonisme a été réfuté, ainsi que le principe des rendements décroissants, également mis à mal par l’observation empirique.
La contradiction fut aussi apportée par Emile Durkheim, père fondateur de la sociologie en France, qui critiquait la simplification abusive de l’être par les économistes, conduisant à une conception ontologique de l’homme trop réductrice pour être utilisable : « Pour simplifier les choses, les économistes l’ont artificiellement appauvri […] Si bien que d’abstraction en abstraction, il ne leur est plus resté en main que le triste portrait de l’égoïste en soi. L’homme réel que nous connaissons et que nous sommes est autrement complexe ». Soutenir cela, c’est donc considérer l’économie comme économisme (3).
Mais le doute guette, à ce moment de sa réflexion, l’apprenti-épistémologue en première année d’économie. Une théorie, après tout, n’est-elle pas qu’une formulation parmi d’autres de la richesse du réel ? Cela, on peut tous en convenir ; mais si c’est le cas, alors ladite théorie n’est-elle pas dans la nécessité de ne pas prendre tout le réel en compte ? Notre réel n’est-il pas trop complexe pour qu’un modèle soit véritablement réaliste ? Si la réponse est oui, et elle ne peut que l’être, alors un choix s’offre à nous : ou bien nous considérons qu’un modèle ne pourra jamais être qu’une pâle imitation du réel, qu’un miroir imparfait qui jamais n’en saisira la profondeur, et toute visée scientifique doit être abandonnée sur-le-champ ; ou bien nous décidons, afin de continuer à assouvir notre naturelle soif de vérité, de nous résoudre à utiliser des hypothèses qui ne soient pas réalistes dans nos modèles, quitte à rogner provisoirement sur le réalisme.
Cette décision n’est peut-être pas nietzschéenne. Le philosophe au lourd marteau considérait que la parole ne pouvait dire que des faussetés, et que donc le seul moyen de ne pas se tromper était, tout simplement, de ne pas parler ; mais que, parce que le « jugement faux » est essentiel et difficilement contournable, « renoncer aux jugements faux serait renoncer à la vie ». Bien maline la société qui peut progresser sans parole et atteindre la vérité sans langage. L’économiste se doit d’utiliser des modèles aux hypothèses irréalistes car y est condamné (4).
Il n’en ressort pas pour autant que ces modèles induisent systématiquement le chercheur en erreur – c’est même tout à fait le contraire. Le réalisme prétendu de l’empirisme transforme la science économique en une histoire de l’économie, particulière et relative. Là est l’erreur fondamentale du chercheur qui voudrait se cantonner au réalisme.
Les ricardiens ont eu pour argument que si on ne se base que sur des postulats prouvés empiriquement, alors on ne fait plus de l’économie mais de l’histoire de l’économie ; au lieu de construire une science économique, on crée une économie relative à la société, au pays et au temps, ce qui va dans le sens contraire du rapprochement de l’économie des sciences exactes – on ne ferait alors que laisser végéter l’économie dans son statut mi-mou, mi-mathématisant.
En effet, l’empirisme économique consiste à analyser le passé afin de déduire des théories économiques vérifiées par les faits, et ainsi déterminer les hypothèses fondamentales qui ont mené à la mise en place des politiques économiques.
L’économiste se heurte donc, dans l’empirisme économique, à un problème fondamental : se tourner vers un moment x ou y du passé pour trouver des théories économiques mises en œuvre, observer leurs effets et déterminer leurs hypothèses, tout cela ne va pas déboucher sur la création d’un savoir universel et absolu, mais sur un savoir qui sera particulier au temps et au lieu x ou y.
L’historien Hérodote a laissé la première trace connue, dans l’histoire, d’une relance budgétaire. Elle fut lancée par un pharaon d’Egypte (5). Le chômage rampant dans son royaume l’avait incité à mobiliser d’importantes sommes issues du trésor public pour les investir dans une politique de grands travaux. La réussite de cette politique en termes de chômage fut réelle, selon Hérodote – quoique nous ne devons pas oublier, selon lui, que le pharaon, ne pouvant rembourser ses dettes, dut prostituer sa fille (6).
L’histoire a le mérite d’être vraie et d’être parvenue jusqu’à nous, mais peut-on pour autant construire une hypothèse réaliste universelle et absolue (« la dépense publique investie dans des travaux de construction ») à partir de cet exemple ? Cette relance par la demande a fonctionné – mais est-elle transposable à la France du XXIème siècle ?
Notre exemple est, bien sûr, exagéré ; mais l’histoire économique nous montre que si les relances budgétaires par la demande avaient des effets très positifs sur l’économie française dans les années 1940 et 1950, elles étaient devenues relativement inefficaces dès la relance Chirac sous Valéry Giscard d’Estaing.
Se baser sur l’histoire pour trouver des hypothèses « réalistes », dans le sens de « conformes au réel », n’est pas un gage de validité. Les hypothèses peuvent être « irréalistes » sans invalider la théorie qui repose sur elle, tout comme des hypothèses « réalistes » peuvent invalider une théorie économique.
L’économiste doit donc, paradoxalement, utiliser des hypothèses irréalistes. Le seul moyen de ne pas tomber dans l’écueil qui serait de trouver des lois particulières, valables dans certains lieux à certains moments uniquement, est pour l’économiste de se débarrasser du particulier pour aller à l’essentiel. Il s’agit pour lui de se défaire du magma d’informations inutiles pour ne garder que la propriété commune et universelle sur laquelle il pourra bâtir une théorie économique universelle.
Dans Funès ou de la mémoire, Jorge Luis Borges écrit un personnage, Funès, qui dispose d’une mémoire eidétique ; capacité prodigieuse que celle de ne jamais rien oublier. Ce don est toutefois sa malédiction : n’oubliant jamais rien, lorsqu’il tente de penser à ce qu’est un chien, il voit défiler dans son esprits tous les chiens qu’il a vus au cours de sa vie ; en plus de n’être que peu utile, cette mémoire parfaite l’empêche de penser le chien dans l’abstrait : il est incapable de passer du singulier au commun (7). L’économiste qui se bornerait à créer un modèle « réaliste », c’est-à-dire qui n’accepterait de penser le monde que lorsque sa pensée est adossée au réel, se trouverait, comme Funès, submergé par sa complexité, et écrasé sous son poids. Penser l’économie, c’est être proprement irréaliste.
Cette thèse est soutenue par Milton Friedman en 1953, dans son Essay in Positive Economics (8). Le monétariste y tient un discours épistémologique d’une radicalité étonnante, affirmant que « la vérité des hypothèses est, à quelques nuances près, sans intérêt ». L’« irréalisme », qu’il soit la non-concordance avec la réalité, l’impossibilité d’existence réelle, ou l’impossibilité de vérification de concordance avec la réalité, n’est pas un critère d’invalidation du postulat – pas plus qu’un critère de validation. L’économiste doit sélectionner un certain nombre de données réelles ou réalistes (des paramètres), mais doit les simplifier au maximum ; ce n’est qu’alors qu’il pourra trouver des lois générales applicables à toutes les circonstances.
Afin d’expliquer les comportements dans un marché d’une société ouverte, Friedman utilise la figure de l’homo oeconomicus, plus petit dénominateur commun envisageable, qui permet d’englober les acteurs économiques dans une théorie générale. Parce que les conclusions que l’on tire par la théorie de l’équilibre des marchés basées sur l’hypothèse de l’homo oeconomicus sont considérées comme satisfaisantes, alors cela justifie l’irréalisme de l’hypothèse fondatrice.
Sans prendre en compte le frottement de l’air, on réussit à calculer la chute d’une pomme de notre main jusqu’au sol avec une simple équation : le frottement, les mouvements de la Lune et l’irrationalité des passants n’ont pas d’impact assez fort sur le calcul pour qu’ils en modifient la validité.
Ce « gommage » des propriétés particulières dans les hypothèses est résumée par Friedman dans sa formulation « comme si » (« As if ») : c’est une interprétation du réel qui va supprimer une « classe d’implications » (Friedman) afin de simplifier : dans le cas de notre exemple sur le calcul de la chute d’une pomme, on va faire « comme si » le frottement de l’air n’existait pas, car il est négligeable.
L’économiste sait bien que l’homme n’est pas forcément, toujours et constamment au courant de toutes les informations et qu’il existe sur le marché des asymétries d’informations. Mais, pour le bien de la théorie, on peut faire « comme si » ce n’était pas le cas.
Il ne faudrait cependant pas commettre l’erreur préjudiciable de croire que Friedman appelait ses collègues à ne pas se soucier du réalisme du résultat, c’est-à-dire de la validité de la thèse. L’examen empirique des hypothèses est inutile, mais la validation empirique des théories doit, elle, être recherchée, tout en utilisant une méthode de simplification comprenant une mise à l’écart des facteurs non-contrôlés. La validité d’une théorie s’apprécie donc dans l’examen de leur pouvoir de prédiction, ou de rétro-prédiction.
Friedman soutient qu’à partir d’hypothèses fausses, on peut parfaitement obtenir un sous-ensemble de conséquences qui soit vrai. À partir de la proposition « tous les oiseaux peuvent voler », qui est fausse, on peut déduire la conséquence « les pingouins volent », qui est certes fausse, mais aussi « les corbeaux peuvent voler », qui, elle est vraie. Si une hypothèse fausse mais générale permet d’obtenir des résultats intéressants, alors cette hypothèse a une « capacité heuristique » qui lui donne toute sa valeur et toute sa légitimité : elle permettra de servir de base à une modélisation économique qui donnera des fruits – ceux de la vérité, que tout chercheur souhaite cueillir.
En soutenant cette thèse, Friedman se positionne en faveur d’une perspective instrumentaliste des hypothèses en économie. Peu importe, dit-il, que les hypothèses soient contestables, du moment qu’elles sont un moyen crédible de prédire avec justesse un comportement futur. Si la théorie permet une prédiction juste, l’hypothèse, même fausse, est valide, et son caractère réaliste ou irréaliste ne doit pas être discuté. « Une théorie ne peut pas être jugée sur le réalisme de ses postulats […] Une hypothèse ne peut être jugée que sur la conformité de ses prédictions avec les phénomènes observables ».
Une objection s’élève cependant alors. Nous savons désormais qu’il faut pour l’économiste utiliser des hypothèses irréalistes, du fait de l’incapacité humaine à saisir tout le réel. Mais le risque inverse, celui de tomber dans un excès d’abstraction, qui déconnecterait véritablement le modèle du réel, ne peut-il pas aussi être préjudiciable à l’heuristique économique ? Le statut de l’économie comme une discipline intercalée entre les sciences dures et les sciences molles ne l’oblige-t-elle pas à être particulièrement attentive aux hypothèses qu’elle utilise ?
La science économique a fait de grands progrès depuis les temps de Jean Bodin, ou même ceux d’Aristote. D’une branche de la philosophie, puis de la philosophie morale, puis de la « science du législateur » (9), elle s’est autonomisée au fur et à mesure que son contenu se précisait.
À l’heure où de plus en plus de programmes doctoraux en économie aux Etats-Unis requièrent des connaissances en programmation informatique et en mathématiques très poussées, on pourrait croire le projet de l’économie parachevé – il n’en est pourtant rien, et elle n’a toujours pas atteint le stade d’exactitude des sciences exactes. Prenons un petit caillou, par terre, et jetons-le sur le sol : on sait ce qui va se passer. Prenons ce même petit caillou et jetons-le sur quelqu’un : on ne peut pas savoir exactement ce qu’il va nous dire.
Bien sûr, pour prolonger la comparaison, on peut se douter que le passant ainsi assailli ne tirera qu’une désutilité de l’attaque qu’il vient de subir. Mais on ne sait pas exactement ce qu’il dira et ce qu’il ressentira. La science économique cherche à se préciser afin de devenir une science exacte, label de légitimité essentiel dans le monde actuel – nonobstant cette louable volonté, le chemin est encore long.
Les économistes doivent, on l’a dit, se dégager du magma des connaissances, mais sans tomber dans l’abstraction totale qui déconnecterait la science économique de son objet d’étude. La crise économique de 2007-2008, imprévue par bien des économistes, a été le moment d’une remise en cause collective de la science économique, par les populations comme par ses acteurs.
Comme l’a dit Paul Krugman, « La profession a collectivement déraillé car elle a confondu la beauté, sous ses très impressionnants habits mathématiques, avec la vérité » (10). Tous les modèles doivent se baser sur des hypothèses irréalistes, nous en sommes convenus ; mais si un modèle dont les prédictions ne sont pas conformes à la réalité continuent d’être soutenus, alors, pour penser avec Hannah Arendt, la science s’efface devant l’idéologie, c’est-à-dire une apparence de savoir produisant des idées non-démontrées qui répondent à leur propre logique interne sans se soucier de la conformité au réel (11).
Il convient donc de trouver un juste milieu qui associe, d’un côté, l’abstraction nécessaire au niveau des hypothèses, qui mènent à la découverte de lois qui s’appliquent dans un nombre satisfaisant de cas (assez satisfaisant pour qu’on se base sur elles pour créer un modèle), et, d’un autre côté, une conformité à la réalité qui soit telle que la théorie qui en découle soit elle-même le réceptacle d’une partie assez grande de la réalité pour que la théorie ne créée par une fausse représentation de la réalité, mais s’insère bien dans la réalité économique. C’est dans cet esprit que Samuelson, en 1963, dit : « Ce que je choisis d’appeler un degré admissible d’irréalisme et de non-validité empirique est le degré tolérable d’irréalisme ». Ce degré de tolérance est tel que s’il est dépassé, alors l’irréalisme de l’hypothèse sera trop fort ou trop faible, et par conséquent la véracité de la théorie sera menacée (12).
L’on conclut de tout cela que l’hypothèse irréaliste peut parfaitement servir de base à l’élaboration d’une théorie temporaire, mais non pas à une théorie finale, dans le cas où le résultat n’est pas validé. Il est nécessaire de comprendre, cependant, que toutes les hypothèses irréalistes ne se valent pas. Les adversaires de Friedman ont mis en avant l’existence de trois types d’hypothèses : exclusives, essentielles et heuristiques. Les hypothèses exclusives énoncent qu’une hypothèse peut ne pas contenir certains aspects de la réalité, ceux qui n’ont pas d’effets et qui sont donc négligeables. L’économiste n’a pas, dans son raisonnement, à les tenir en compte (on fait « comme si », on utilise l’hypothèse du ceteris paribus). On ne dit pas que les facteurs mis de côté sont absents, mais on dit qu’ils sont non-importants pour expliquer le phénomène.
Les hypothèses heuristiques, elles, sont des hypothèses que l’on sait être fausses, mais que l’on utilise dans un premier temps pour aboutir à une théorie générale qui va nous faire découvrir une hypothèse juste. Newton a fait ses calculs, dans un premier temps, en ne considérant que seuls le Soleil et la Terre existaient dans le système solaire ; c’était certes faux, mais cela a permis de découvrir la trajectoire elliptique des planètes en orbite. Avec une hypothèse fausse, on a abouti à une hypothèse plus juste, qui a permis la découverte d’une théorie juste, celle de l’existence de notre système solaire.Voilà ce vers quoi les économistes doivent tendre. Ces hypothèses heuristiques sont justifiées parce qu’elles permettent dans un premier temps d’établir une nouvelle connaissance, mais elles ne sauraient être utilisées constamment du fait de leur fausseté. Les postulats douteux et répandus, comme celui de l’homo oeconomicus, doivent par conséquent être maniés avec la plus grande prudence, et n’être validés que lorsqu’ils soutiennent heuristiquement une thèse aux résultats réalistes. Par son statut unique dans le champ du savoir, la science économique doit faire l’objet d’une introspection constante sur les conditions d’existence du savoir qu’elle cherche à établir.
Sources :
- Agassi J. 1960. « Methodological Individualism ». British Journal of Sociology, Vol. 11, pp. 144–170.
- Russell B. 1946. Histoire de la philosophie occidentale, Les Belles Lettres, Paris, réed. 2011.
- Steiner P. 2005. « Durkheim et la critique de l’économie politique », in Steiner P. L’École durkheimienne et l’économie: Sociologie, religion et connaissance, Librairie Droz, Genève, pp. 21-60.
- Lichtenberger H. 1901. La Philosophie de Nietzsche, Editions Félix Alcan, Paris, p. 143, citant Nietzsche F. 1886. Par-delà le bien et le mal, Editions Livre de poche, Paris, réed. 1991.
- Hérodote, L’Enquête, Folio, Paris, réed. 1985.
- Haziza T. 2012. « De l’Égypte d’Hérodote à celle de Diodore : étude comparée des règnes des trois bâtisseurs des pyramides du plateau de Gîza ». Kentron. No. 28, pp. 17-52
- Borges J. 1944. Fictions, Folio, Paris, réed. 2019
- Friedman M. 1953. Essays in Positive Economics, University of Chicago Press, Chicago.
- Diatkine D. 2014. « Les capitalistes et les législateurs: À propos du système de la liberté naturelle selon Adam Smith ». Revue économique, Vol. 65.
- Krugman P. 2019. « How did economists get it so wrong? ». The New York Times, 6 septembre 2019.
- Arendt H. 1951. Les Origines du totalitarisme, Gallimard, Paris, réed. 2002.[12] Salmon P. 2020. « Le problème du réalisme des hypothèses en économie politique », Verbatim d’une conférence de 1968.