Cet article tente d’expliquer pourquoi la rareté de l’eau entraîne des attitudes conflictuelles entre les pays riverains à travers l’exemple du Nil et du conflit qui oppose depuis 2011 l’Éthiopie et l’Égypte, et dans une moindre mesure le Soudan et le Sud Soudan. Une situation que le premier ministre Éthiopien Abiyi Ahmed n’a pas peur d’affronter puisqu’il déclarait le 22 octobre 2019 : “Si nous devons entrer en guerre, nous pouvons mobiliser des millions de personnes” (1). Alors que les dernières réunions de négociations ont eu lieu le mois dernier, un compromis n’aboutit pas. Pour autant, ce conflit peut-il se transformer en conflit armé ?
Nombreux sont les acteurs internationaux qui parlent de « guerres de l’eau ». 1985, Boutros Boutros-Ghali, alors ministre des Affaires Étrangères égyptiennes, annonce que c’est l’eau qui entraînera la prochaine guerre au Moyen Orient. 2001, Pour Kofi Annan la compétition grandissante pour l’accès à l’eau va très certainement devenir une source de conflits et de guerres. 2007, Ban Ki Moon explique que la rareté de l’eau peut catalyser les guerres (2). Le lien entre la gestion des ressources en eau et le déclenchement d’un conflit semble donc clairement établi pour ces trois Secrétaires Généraux de l’Organisation des Nations Unis. Interrogeons donc la nature de ce lien.
Tout d’abord, quels seraient les belligérants ? Une guerre implique forcément plusieurs acteurs qui se définissent eux-mêmes comme différents et comme opposés l’un à l’autre. Ces deux groupes définissent des intérêts qui sont divergents et chacun de ses groupes défend sa survie. C’est donc ici qu’il peut potentiellement y avoir une guerre : au moment du partage de l’eau. Il semble évident que les humains ne peuvent pas vivre sans eau.
Or, nombreux sont les cas où les sources d’eau potable sont de fait géographiquement partagées par des États. C’est le cas par exemple du Mékong qui est partagé entre la Chine, la Thaïlande, le Laos, la Birmanie, le Cambodge et le Viet Nam, et du lac Tchad qui est partagé entre le Niger, le Nigeria, le Tchad et le Cameroun. Tous ces pays sont ce qu’on appelle des États riverains. Un État riverain est un état qui partage une source d’eau , un fleuve ou un lac frontalier avec d’autre pays. Ces États ont le choix entre : exploiter la ressource au détriment des autres, ou coopérer et partager. C’est au moment de cette décision qu’il peut y avoir un risque de conflit.
Pourquoi un conflit surviendrait-il au moment du partage de l’eau ?
Commençons par des chiffres pour mieux comprendre la situation. 70% de la surface de la Terre est recouverte d’eau mais 97% de cette eau est de l’eau salée[3], donc non potable. Ensuite, seulement 0,3% du total de l’eau potable est utilisable pour les humains et les animaux. Seulement, cette disponibilité en eau potable est très inégalement partagée sur Terre, comme le montre cette carte de l’Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation :
Ainsi, cette répartition très inégale de l’eau en fait une ressource rare dans certains pays, notamment en Afrique du Nord et de l’Est, au Moyen et Extrême Orient et au niveau du sous-continent Indien. D’autant que dans certains pays, les ressources présentes ne sont pas exploitées et les habitants souffrent tout de même du manque d’eau comme le montre cette carte de l’Organisation Mondiale de la Santé :
A cette disponibilité de la ressource déjà contrainte s’ajoutent deux dynamiques qui viennent encore aggraver la situation. La première est démographique. La population augmente fortement dans le monde. Donc la demande d’eau augmente alors que l’offre reste la même, voire même diminue. En effet, une dynamique écologique est également à l’oeuvre. Le changement climatique entraîne des modifications des niveaux et fréquences des pluies, mais aussi des sécheresses et des inondations plus fortes. Ainsi, la demande en eau augmente et l’offre n’est pas constante.
Donc, l’eau est une ressource rare, et de plus en plus rare, ce qui peut entraîner dans les années à venir un stress hydrique important, visible sur cette projection :
Il y a donc conflit ne serait-ce que parce qu’il y a conflit d’intérêts entre plusieurs personnes à propos de la consommation de cette eau. L’individu 1 a intérêt à boire l’eau et n’a pas intérêt à ce que l’individu 2 boive l’eau, et inversement pour l’individu 2. Nous ne sommes pas encore arrivés au conflit armé, mais nous voyons déjà donc qu’il existe un conflit entre les consommateurs inhérent à l’offre de l’eau. Comment donc partager l’eau entre les individus ?
Étudions un modèle simple de fixation des prix et quantités d’équilibres en fonction de la demande et de l’offre.
Dans un tel modèle, une augmentation de la demande entraîne une augmentation du prix du bien puisque l’offre est inélastique. Si le prix du bien, ici l’eau, augmente, à qui l’allouer ? L’eau n’est pas un bien substituable : on ne peut pas la remplacer par de l’argent. B n’a que faire de recevoir de l’argent quand A reçoit de l’eau puisque B a aussi besoin d’eau. Bien sûr ce raisonnement se fait à l’échelle microéconomique de l’interaction entre deux individus. A plus grande échelle, une source d’approvisionnement en eau particulière est substituable par de l’argent, par exemple avec des investissements et la construction d’infrastructure comme des usines de désalinisation. Cependant, pour le but de cet article qui est d’étudier les interactions entre deux pays, que nous considérons comme des agents économiques uniques, il est intéressant de noter déjà un conflit d’intérêt quant à l’allocation de l’eau et notamment dans le cas des pays riverains qui doivent partager leurs ressources.
Ainsi, si l’on considère que l’offre est inélastique, ce qui signifie qu’il n’y a pas de variations en pourcentage de la quantité offerte résultant d’une variation du prix de 1%, et que la demande est également inélastique, puisque la quantité demandée ne varie pas en pourcentage quand le prix augmente de 1%, il n’y a pas d’équilibre possible. Il faut donc partager.
La théorie des jeux va nous permettre d’étudier les stratégies des États quant à la coopération pour l’allocation des ressources. Celle-ci étudie les interactions entre deux agents, que nous appelons des joueurs. Ici les joueurs sont les États riverains qui partagent par nature une ressource.
Proposons un modèle très simple de partage des eaux. Admettons qu’il existe deux pays A et B qui se partagent un fleuve frontalier de 100 mètres cubes d’eau. Chaque pays a le choix entre tout prendre ou coopérer et partager la ressource. Seulement, il y a forcément un différentiel de pouvoir entre les pays qui va impacter leurs stratégie. Nous allons donc étudier plusieurs cas typiques.
Premier cas: le pays A se trouve en amont du fleuve. Il est dans ce cas en situation de pouvoir puisque qu’il peut conserver, avec les infrastructures nécessaires, l’eau pour lui sans se soucier de l’autre pays, nous obtenons donc la matrice suivante :
Ici, le pays B n’a aucun pouvoir car il ne contrôle pas la ressource et ne peut prendre que ce que la pays A lui laisse, c’est-à-dire au maximum 50 mètres cubes d’eau si le pays A décide de coopérer. Seulement, nous voyons grâce à cette matrice que le pays A a intérêt à tout prendre et ne rien laisser. Le pays B se retrouverait alors sans rien et comme nous l’avons vu il y a alors conflit d’intérêt puisque l’action du pays A a des conséquences au sein des frontières du pays B et menace sa sécurité. Faisons maintenant l’hypothèse que le pays B décide d’entrer en guerre. Deux cas se présentent alors, soit le pays B gagne la guerre, soit c’est le pays A qui l’emporte. Nous matérialisons la guerre par -10 sur la matrice, pour montrer son coût, et par -60 en cas de défaite.
Première hypothèse : le pays B perd la guerre
Dans ce cas de figure, nous nous retrouvons à l’équilibre -60/90 ce qui est bien pire que l’équilibre 0/100 pour le pays B.
Deuxième hypothèse : le pays B gagne la guerre. Dans ce cas, le pays B sera en situation de pouvoir par rapport au pays A et pourra négocier de force un accord lui permettant d’avoir accès à l’eau du fleuve. Disons que ce nouvel accès sera matérialisé par un gain de 40 mètres cubes d’eau : le pays B va donc perdre 10 (coût de la guerre) et gagner 40. Nous obtenons donc la matrice suivante :
L’équilibre est désormais 30/40 et le pays B se retrouve dans une situation beaucoup plus avantageuse que lors de l’équilibre initial. Pour autant, il est toujours compliqué pour un pays de savoir à l’avance s’il va gagner ou non un conflit. Par définition si un pays entre en guerre c’est qu’il pense gagner, mais ce n’est pas toujours vrai. Ici le pays B est donc face à un vrai dilemme. Que faire donc ? Laisser la compétition s’installer jusqu’à ce qu’un conflit armé éclate entre deux pays ? Ou coopérer ? D’après la première matrice, si les deux pays avaient coopérer initialement, ils seraient à l’équilibre 50/50, ce qui aurait été plus juste que les équilibres -60/90 ou 30/40. Ainsi, nous voyons grâce à cette modélisation que la compétition sur des ressources peut entraîner des conflits, mais peut-elle également entraîner une coopération ?
Globalement il y a deux grandes représentations pour traiter cette question : le néo-malthusianisme et le cornucopianisme. La première considère que les humains sont la source du problème : la compétition grandissante pour l’eau due à une population grandissante mènera à des conflits. La deuxième approche met davantage l’accent sur la coopération que la rareté de l’eau entraîne. Nous avons donc deux modèles : compétition ou coopération. Aaron Wolf définit la « compétition » comme au moins deux entités, et au moins une entité qui perçoit un objectif comme étant bloqué par une autre entité[4], et la « coopération » comme la coordination des comportements au sein des entités pour atteindre au moins un objectif commun.
Comment coopérer pour partager l’eau quand les intérêts nationaux s’opposent ?
Depuis 1648, nous considérons les Etats comme westphaliens, c’est-à-dire qu’ils sont souverains, avec des frontières inviolables et des affaires intérieures qui ne doivent pas être ingérées. Chaque État défend son intérêt national à l’intérieur de ses frontières. Mais dans le cas de la gestion de l’eau c’est très différent puisque les dégradations environnementales dépassent largement les frontières. Cette approche ne prend donc pas en compte les externalités négatives qu’un État peut produire sur un autre État. Est-ce qu’un État a le droit d’aller défendre ses intérêts à l’extérieur de ses frontières quand justement un autre État produit des effets négatifs sur lui ? En particulier, si un État en amont puise toutes les ressources en eau d’un État en aval, ce dernier peut-il intervenir à l’extérieur de ses frontières pour défendre son intérêt national ? Pour étudier cette question, nous allons maintenant faire une étude de cas du conflit entre l’Égypte et l’Éthiopie.
Le barrage de la Renaissance, marqueur de pouvoir et catalyseur de tensions entre l’Égypte et l’Éthiopie.
Commençons par un peu de géographie. Le Nil a deux sources, le Nil bleu qui vient du lac Tana en Éthiopie et le Nil Blanc qui vient du lac Victoria, partagé entre l’Ouganda, le Kenya et la Tanzanie. Le Nil bleu représente 86% des arrivées d’eau du Nil, 95% en temps d’inondations[5]. Nous nous concentrerons donc sur le Nil bleu.
Le Soudan, le Sud Soudan, l’Egypte et l’Ethiopie sont des États Riverains du Nil, avec toutes les implications que nous avons décrites plus haut. L’Éthiopie se trouve en amont, donc toutes les actions que le pays entreprendra au niveau de la gestion d’eau aura des répercussions en aval. L’Égypte est extrêmement dépendante du Nil : 95% de l’eau utilisée par l’Égypte vient du Nil, 85% de l’eau douce du pays est utilisée pour l’agriculture[6] et les précipitations en Égypte sont pratiquement égales à zéro[7]. Donc, l’Égypte est dépendante de ce que font les pays en amont, Soudan et Éthiopie, et de leur gestion de l’eau.
Continuons par un peu d’histoire. En 1902, l’empereur d’Éthiopie Ménélik 2 signe un accord avec la Grande-Bretagne (qui était la puissance tutélaire de l’Égypte et du Soudan) pour s’engager à ne pas utiliser l’eau du fleuve à des fins hydrauliques. Donc depuis 1902, l’Éthiopie ne peut pas, ou presque pas, prélever d’eau sur le courant du Nil Bleu. Pendant ce temps, l’Égypte et le Soudan signe un accord en 1959 permettant à la première de puiser chaque année 87% du débit annuel du Nil et laissant au dernier les 13% restants[8]. Seulement les autres pays, à la tête desquels l’Éthiopie, s’organisent pour refuser ce statu quo. En 2008 les autres États riverains signent la déclaration de Khartoum, sorte d’accord-cadre pour la coopération des eaux du Nil, accord auquel l’Égypte et le Soudan se montrent réticents. En 2010, l’Ethiopie signe ce traité et commence la même année le projet du barrage de la Renaissance, qui va catalyser les tensions.
La première pierre du barrage est posée le 2 avril 2011, en plein printemps arabe, pendant la destitution du Président Moubarak, donc pendant une période de déstabilisation importante en Égypte. Avec le Président Morsi les tensions avec l’Éthiopie sont assez importantes. Puis le Président Morsi est destitué à son tour et c’est le général Sissi qui récupère la Présidence de l’Égypte. Pendant tout ce temps la construction du barrage a continué et aujourd’hui il est pratiquement prêt.
Depuis 1902, c’est l’Éthiopie qui fournit littéralement l’eau de l’Égypte alors qu’elle-même ne peut pas en profiter. Pour l’Éthiopie, l’enjeu de ce barrage est plus que simplement l’eau : c’est avant tout un enjeu de puissance, « c’est un conflit de fierté » selon Alexandre Taithe. Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui l’Éthiopie (105 millions d’habitants en 2017[9]) est un pays qui est plus peuplé que l’Égypte (98 millions d’habitants en 2018[10]). Même si l’Egypte conserve aujourd’hui un PIB de 250 Milliards USD alors que l’Ethiopie ne produit annuellement que 84,355 milliards de US dollars en 2018, la tendance risque de s’inverser très rapidement puisque le taux de croissance annuel éthiopien est d’environ 10% par an contre 5,30 en Egypte[9][10].
La croissance démographique égyptienne est de 1,96 par an, pour 2,33 en Éthiopie. L’Éthiopie disposera donc d’une main d’oeuvre jeune dans les prochaines années et construit sa croissance sur des projets d’infrastructures et de développement, tel le GERD. L’Éthiopie est également un des territoires privilégiés d’investissement des Routes de la Soie en Afrique et la Chine est aujourd’hui le premier partenaire économique du pays. La Chine y construit des routes, des lignes de train et des infrastructures, comme la ligne de train Addis-Abeba/Djibouti qui permet en quelques heures de rejoindre la mer, rappelons que l’Éthiopie n’a plus de littoral depuis l’indépendance de l’Érythrée, et d’accéder à l’un des axes majeurs des exportations par bateau.
Un autre exemple majeur est la promesse d’investissement de 300 millions de dollars en vue de la construction d’un parc industriel à Adama, directement relié à la ligne de chemin de fer vers Djibouti. Cette somme représente 85% des investissements nécessaires à la mise en place de ce parc, les 15% restants étant fournis par le gouvernement éthiopien. Depuis 2000, l’Éthiopie aurait emprunté 12 milliards de dollars à la Chine et voit les intérêts des prêts qu’elle a contracté avant 2018 annulé par son créditeur[11]. Faveur de la Chine ou stratégie? Toujours est-il que l’Éthiopie est le deuxième lieu d’investissement de la Chine en Afrique aujourd’hui, derrière l’Angola. Donc l’Éthiopie est en train de gagner en puissance dans la région.
Ce barrage une fois construit sera le 13e plus gros barrage du monde et ce sera la plus grande retenue d’eau d’Afrique. L’Éthiopie sera une puissance hydroélectrique et pourra vendre son électricité dans la région. Il y a donc une inversion du rapport de force entre l’Éthiopie et l’Égypte et c’est de là que viennent les tensions. Cette inversion s’effectue d’ailleurs dans un contexte plus large de jeu de puissance puisque se dessine là de manière flagrante une confrontation entre le bloc des États-Unis et celui de la Chine.
Modélisation économique du conflit entre l’Éthiopie et l’Égypte
Continuons par une modélisation économique de la situation en ne considérant que deux joueurs, l’Éthiopie et l’Égypte et en laissant de côté le Soudan et Sud Soudan. Actuellement, 84 milliards de mètres cubes d’eau arrivent en Égypte au barrage d’Assouan. 54 milliards sont prélevés par le pays, dont 45,9 à l’usage exclusif de l’agriculture. Les 30 milliards de mètres cube restant s’évaporent ou finissent dans la mer Méditerranée[12]. L’agriculture représente aujourd’hui 20% du revenu national égyptien[13], soit 51,2 milliards sur 256 milliards de dollars[14]. C’est également un secteur qui emploie le tiers de la population égyptienne[15]. Le barrage de la Renaissance a été construit pour retenir au maximum 74 milliards de mètres cubes d’eau[16]. Mettons-nous maintenant dans une situation extrême de conflit entre les deux pays et partons du principe, simple effectivement mais plus facile pour permettre la compréhension des enjeux sous-jacents, que le barrage est entièrement rempli par l’Éthiopie à l’instant t. Maintenant, à l’instant t+1, qu’ont intérêt à faire les pays? Coopérer et ouvrir le barrage, ou le laisser fermer?
Nous nous retrouvons ici dans la même situation que tout à l’heure, les deux pays arrivent à l’équilibre 0-74 (tout prendre/tout prendre) car l’Éthiopie a un avantage naturel sur l’Égypte puisqu’elle se situe en amont et qu’elle dispose donc comme elle l’entend de sa ressource alors que l’Égypte est totalement dépendante. Comme tout à l’heure, cette situation peut motiver deux comportements de la part de l’Égypte : entrer en guerre contre l’Éthiopie, ou essayer de coopérer.
Un conflit armé peu probable
Si l’Égypte entre en guerre, deux situations peuvent arriver : soit elle sortira vainqueur du conflit et sera en mesure légitime de négocier, ou d’imposer un partage plus équitable de la ressource; soit essuiera une défaite et perdra sa crédibilité de négociation. Dans les deux cas, le pays devra aussi payer le coût de la guerre, ce qui est non négligeable. Un fin calcul est donc nécessaire. Pourtant, l’Égypte ne peut pas se permettre, dans la situation où elle est aujourd’hui, d’entrer en conflit frontal avec l’Éthiopie. Elle ne peut pas déclencher une guerre contre l’Éthiopie car elle devrait traverser le Soudan qui est un territoire immense et instable, pour se retrouver face à une puissance forte qui fournit des hommes pour les missions de maintien de paix, avec par exemple plus de 7000 casques bleus éthiopiens et une participation active en Somalie au sein d’AMISOM et qui a donc une armée aguerrie[17].
Elle ne peut pas non plus envisager une intervention directement sur le barrage puisque le Président Sissi fait du retour de l’Egypte sur la scène internationale une des priorités de son mandat : le pays cherche donc à s’imposer comme puissance régionale médiatrice sur plusieurs dossiers, notamment syrien mais aussi et surtout libyen[18]. Le pays assure également la présidence de l’Union Africaine depuis 2019. Une intervention militaire directe d’une telle ampleur ne serait donc pas en ligne avec cette politique de médiation. L’Égypte s’exposait alors très certainement à de vives réactions de la part de la communauté internationale, chose qu’elle ne peut pas se permettre. L’Égypte est dépendante des importations de biens matériels et produits de consommations et l’économie nationale est freinée par une dette et un déficit importants[18].
Pourtant, l’issue d’un conflit n’est jamais donnée par avance et n’oublions pas les alliances proches entre l’Égypte, les États-Unis, premier poste de dépenses militaires mondial avec 732 milliards de USD en 2019, et l’Arabie Saoudite, cinquième budget militaire mondial avec 61,9 milliards de USD. De même, le budget militaire égyptien, de 11,2 milliards, est près de 30 fois plus élevé que celui de l’Éthiopie, de 340 millions USD. Pour autant, le Président Sissi semble choisir la voie de la coopération et prévoit d’ailleurs la construction prochaine de stations de désalinisation, d’une capacité de 160 000 mètres cubes par jour[19].
Des ébauches de coopération
Ainsi, l’Egypte a plus intérêt à coopérer sans passer par un conflit armé coûteux, afin d’arriver plus près de l’idéal 37-37 qui représente une situation ou les deux pays se partagent équitablement l’eau retenue par le GERD. Pour autant, la mise en place concrète de cette coopération est compliquée puisque l’Éthiopie n’a, elle, que très peu d’intérêt à négocier avec l’Égypte, si ce n’est pour empêcher un conflit armé. Au contraire, ce barrage est pour le pays un marqueur fort de pouvoir et d’affirmation du pays, de “Renaissance” comme son nom l’indique. La réalisation effective du projet est donc au coeur des priorités.
Le 23 mars 2015, un accord est signé à Khartoum entre les Présidents soudanais et égyptien El Béchir et Sissi et le premier ministre d’Éthiopie Haile Mariam Dessalegn, pour co-organiser ce barrage. Seulement, les négociations sont interrompues à cause de la situation au Soudan et la destitution du Président El Bechir. Les discussions ont repris en novembre 2019 à Washington DC au cours desquelles les ministres Éthiopien et Égyptien ont réaffirmé leur volonté de travailler de concert conformément à l’accord initial de 2015[20]. Ils fixèrent alors le 15 janvier comme date-butoir pour arriver à un accord précis et le 15 janvier venu, réaffirmèrent la possibilité d’un compromis. Seulement, l’accord définitif n’a toujours pas vu le jour.
Rappelons également que ce conflit est à replacer dans le contexte international : l’Égypte du Président Sissi est soutenue par Washington et par le Président Trump, l’Égypte étant largement bénéficiaires des aides américaines. De l’autre côté l’Éthiopie est, on l’a dit, l’un des lieux d’investissements principaux de la Chine en Afrique. Le barrage est donc un véritable lieu de tensions régionales mais aussi internationales. Les négociations concernant le barrage sont toujours en cours, sous l’égide de l’Union Africaine dont la présidence est assurée par l’Afrique du Sud aujourd’hui. Aux dernières nouvelles, les négociations ont pris fin en juillet dernier, date à laquelle les pays parties prenantes ont remis à l’UA des rapports, attendant que celle-ci donne son opinion sur la situation[21]. Les désaccords ne portent plus désormais sur la présence ou non du barrage puisque celle-ci est actée mais sur les modalités de remplissage et de fonctionnement. Affaire à suivre donc.
Sources citées :
- Franceinfo. Lachkar, M. 2019. “Barrage de la Renaissance : Washington propose une médiation à l’Éthiopie et à l’Égypte, en conflit sur la répartition des eaux du Nil”. Accessible à : https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/soudan/barrage-de-la-renaissance-washington-propose-une-mediation-a-l-ethiopie-et-a-l-egypte-en-conflit-sur-la-repartition-des-eaux-du-nil_3671931.html [consulté le 10 Aout 2020]
- United Nations University. 2011. “Former National Leaders: Water as a Global Security Issue”. Accessible à : https://unu.edu/media-relations/releases/water-called-a-global-security-issue.html [consulté le 10 Aout 2020]
- Vajpeyi, D.K. 2012. Water Resource Conflicts and International Security: a global perspective. Lexington Books. p.1
- Wolf, A. Hydropolitics along the Jordan River. Scarce water and its impact on the Arab-Israeli conflict, p. 98
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- France 24. 2020. Barrage sur le nil : Vers un compris entre l’Égypte, l’Éthiopie et le Soudan.
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- France Diplomatie, 2019. “Présentation de l’Égypte”. Accessible à : https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/egypte/presentation-de-l-egypte/ [consulté le 10 Aout 2020]
- France Culture. Les enjeux internationaux. 1 Novembre 2019. Conflit diplomatique entre Égypte et Éthiopie autour de la construction d’un grand barrage sur le Nil Bleu
- Agence Congolaise de Presse. 17 Novembre 2019. Egypte : Le gouvernement annonce la tenue d’une nouvelle série de négociations sur le barrage du Nil.
- Agence de Presse Africaine. 27 Juillet 2020. Barrage sur le Nil : Un accord contraignant sur le remplissage et l’exploitation en gestation
Sources non citées :
- Agence de Presse Africaine. 1 Octobre 2019. Barrage sur le Nil : les scientifiques des États riverains se concertent.
- Agence de Presse Africaine. 7 Novembre 2019. Barrage de la renaissance : Les réunions de Washington sont “positives” (ministre égyptien)
- Agence de Presse Africaine. 7 Novembre 2019. L’Éthiopie et ses voisins vont renouer le dialogue sur le barrage du Nil.
- Agence de Presse Africaine. 6 Mars 2020. Le barrage éthiopien est une question de souveraineté.
- Agence de Presse Africaine. 14 Juillet 2020. Barrage de la renaissance : Fin des négociations tripartites.
- Agence Congolaise de Presse. 30 Octobre 2019. Barrage sur le Nil : rencontre tripartite le 6 Novembre à Washington
- France 24. 23 Juillet 2020. Pour son barrage de la Renaissance sur le Nil, “L’Ethiopie est prête à tout, absolument tout”