Souleymane Faye – Pourquoi avoir étudié l’économie puis s’être orienté vers la recherche dans cette discipline ?
ANTOINE LEVY – Je ne vais pas être très original, mais ce qui m’a véritablement orienté vers l’économie, ce sont les professeurs exceptionnels que j’ai eu la chance de rencontrer. En classe préparatoire, Pascal Combemale, un professeur d’économie très engagé à gauche mais aussi extrêmement brillant, a su éveiller en moi une passion pour la discipline grâce à sa manière unique d’enseigner. Plus tard, lors de ma première année à l’ENS, Daniel Cohen, récemment disparu, a été un professeur remarquable. Il est rapidement devenu un mentor inspirant et chaleureux, dans la recherche comme dans la vie plus généralement, qui m’a définitivement convaincu que l’économie était ma voie.
En parallèle, la crise de la zone euro entre 2009 et 2011 a été un moment décisif pour renforcer mon intérêt pour la macroéconomie. Les débats autour de la dette publique, de la fiscalité et de l’intégration internationale étaient au cœur des discussions, soulignant l’importance de comprendre ces enjeux pour l’avenir de l’Europe. Cette combinaison entre une formation académique exceptionnelle et des événements économiques majeurs a consolidé ma passion pour l’économie.
En France, grâce à des institutions comme l’ENS et la Paris School of Economics, nous avons une filière d’excellence en économie. J’ai eu la chance de profiter de cette qualité, que ce soit à travers mes rencontres avec d’excellents professeurs ou lors de mon échange à Berkeley pendant mon master, grâce à une bourse de la Fondation américaine pour la PSE. Cela m’a permis d’interagir avec des chercheurs de haut niveau avant même d’entamer mon doctorat.
Il y a également des figures emblématiques issues de la PSE, notamment parmi les anciens élèves de Daniel Cohen, qui représentaient des modèles pour moi. Ces économistes, ayant brillamment travaillé sur des sujets passionnants, ont acquis une reconnaissance internationale pour leurs travaux. Leur succès souligne l’importance de cette filière française et le rôle crucial de la PSE dans le domaine économique.
Après mon master, il m’a semblé naturel de me tourner vers les États-Unis pour mon doctorat. Bien que d’excellents doctorats puissent se faire en France, le MIT, où de nombreux économistes français sont passés, m’offrait l’opportunité d’explorer l’économie sous un angle différent. J’y ai trouvé un véritable épanouissement, et après mon doctorat, j’ai rejoint Berkeley.
Que constatez-vous comme changements récents dans la recherche économie, tant dans les méthodologies que son environnement ?
Je pense que le changement le plus marquant, bien qu’il ait débuté avant que je n’entre dans la recherche, est ce qu’on appelle parfois la « révolution de la crédibilité ». Cela a marqué la transition d’une approche où l’on modélisait d’abord théoriquement avant de valider certaines prédictions empiriques, vers une économie où la priorité est donnée à la distinction entre corrélation et causalité. Ce tournant a favorisé des avancées en économétrie et dans l’utilisation des données pour prouver des relations causales. Toutefois, ces dernières années, on observe un retour vers la modélisation quantitative, qui s’appuie sur les résultats empiriques pour être mieux paramétrée et reproduire avec précision ces relations.
Un autre changement notable est la montée des modèles géographiques et ceux qui intègrent l’hétérogénéité des agents. Il y a une forte tendance vers les modèles à agents hétérogènes en macroéconomie, ainsi que dans des domaines comme le commerce international, l’économie spatiale et le marché du travail. Contrairement aux anciens modèles basés sur des agents représentatifs, ces nouveaux modèles mettent l’accent sur l’importance de la diversité des comportements économiques.
Enfin, la politisation croissante de l’économie est un phénomène important. Ce n’est pas tant le contenu de la discipline qui a changé, mais plutôt son statut en tant que domaine scientifique, comme l’aurait décrit Bourdieu. Les économistes sont devenus plus politisés qu’auparavant, avec un glissement progressif vers la gauche. Les sondages montrent que ce déplacement est particulièrement marqué parmi les économistes et, plus largement, chez les personnes hautement diplômées, notamment celles ayant un master ou un doctorat. Aux États-Unis, cette polarisation éducative entre diplômés et non-diplômés se reflète de plus en plus dans un clivage politique entre gauche et droite.
Cette polarisation accrue présente des risques pour la neutralité scientifique de l’économie et peut nuire à la qualité du débat. Il y a un danger que les économistes soient jugés plus en fonction de leurs positions politiques que de leurs contributions scientifiques. Cette polarisation éducative et politique constitue donc un défi majeur pour l’économie contemporaine.
À vos yeux, quel doit être le rôle de l’économiste dans la société ?
Je pense que le rôle de l’économiste va bien au-delà de celui de simple conseiller du pouvoir. L’économiste ne se limite pas à valider les décisions des dirigeants en répétant ce qu’ils veulent entendre. Au-delà de la justification, de la mesure et de la quantification des politiques publiques, sa mission est de révéler, à travers l’analyse des données et des modèles économiques, des aspects que d’autres approches ne permettent pas d’éclairer.
Le raisonnement économique doit parfois contrebalancer les intuitions populaires, car les citoyens ne réfléchissent pas toujours en utilisant les concepts économiques. Cela ne signifie pas pour autant que ces concepts soient toujours les plus pertinents pour chaque débat. Les discussions politiques ne se limitent pas uniquement à l’économie.
Cependant, la contribution essentielle de l’économiste réside dans sa capacité à apporter une perspective différente, en analysant les enjeux sous l’angle des arbitrages, des coûts et bénéfices, des incitations, des coûts d’opportunité et des avantages comparatifs. En intégrant ces concepts, ainsi que des considérations empiriques comme les biais de sélection, la distinction entre corrélation et causalité, ou encore les défis liés à la collecte et à l’interprétation des données, l’économiste enrichit le débat public et apporte une profondeur indispensable à l’analyse des problématiques complexes.