Pierre Rousseaux – Pourquoi avoir étudié l’économie, puis sa recherche ?
CAMILLE LANDAIS – À la base, comme beaucoup d’entre nous, je suis un peu un passionné de connaissances, j’aime bien comprendre les choses, et cela m’a toujours fasciné d’essayer de décortiquer le fonctionnement du monde. Cependant, le fait de devenir chercheur a été largement influencé par des rencontres fortuites avec des personnalités passionnantes. Pour moi, il était clair que mon professeur de sciences sociales en classes préparatoires, Pascal Combemale, a joué un rôle crucial. Ensuite, il y a eu Daniel Cohen à l’ENS puis Thomas Piketty, qui était mon directeur de mémoire et m’a encouragé à poursuivre en thèse. À ce moment-là, j’hésitais énormément et je ne voulais pas nécessairement faire une thèse, mais il m’a convaincu de poursuivre en thèse avec notamment un financement qu’il avait négocié pour moi.
Il y a certes une part de hasard, mais cela repose également sur une passion pour le savoir, qui est essentielle parce que la recherche est un métier difficile. Nous sommes souvent dans le brouillard, sans bien savoir à quoi nous servons, et donc, si cette valeur intrinsèque d’aimer comprendre, d’aimer chercher n’est pas présente, il est difficile de survivre. Après le développement de la carrière, il est évident que la chance a joué un rôle important, en particulier grâce à des rencontres avec des personnes exceptionnelles, pédagogues et bienveillantes, qui ont apporté leur aide. De ce point de vue, je considère que j’ai eu beaucoup de chance.
Selon vous, comment a évolué la recherche en économie ces dernières années ? Beaucoup d’économistes interviewés par le journal ont mis en avant évidemment l’importance des données, de l’approche empirique, mais également une forte spécialisation ou à l’inverse une progression vers l’interdisciplinarité…
Je suis d’accord avec tous ces points, mais j’ajouterai peut-être un aspect moins souvent évoqué, mais qui me semble important et assez problématique : l’ampleur de la compétition. J’ai l’impression que ce monde académique en économie est devenu excessivement compétitif, avec des dangers potentiels derrière tout cela. Bien sûr, on peut attribuer cela à un investissement plus large d’un plus grand groupe d’individus, car le nombre de chercheurs en économie a augmenté. Si l’on considère la recherche comme une analogie minière, c’est positif : nous avons plus de personnes qui explorent la mine, poussant ainsi les frontières. Cependant, il y a aussi de nombreux effets pervers liés à cette compétition, tant du point de vue du coût imposé aux nouvelles générations de chercheurs que de l’impact sur le niveau de vie et la qualité de vie des jeunes chercheurs. Il me semble que cela nécessite une refonte du curriculum dans son ensemble.
D’un point de vue culturel, cette compétition peut également être préjudiciable. La folie de la publication dans les revues de premier plan, devenues de plus en plus sélectives en raison du nombre croissant de publications, crée une culture où le plaisir partagé de la découverte et de la recherche commune est souvent éclipsé par la recherche individuelle de notoriété. Être le premier à publier un article devient un objectif en soi, et une fois que l’on a accès à des données, on peut être réticent à les partager. C’est, à mon avis, un point de vigilance crucial, surtout dans une discipline de plus en plus empirique où l’accès aux bonnes données est essentiel. Malheureusement, cela crée également des inégalités d’accès et des disparités de chances, mettant en péril le bien public que représente l’accès à l’information. Ce phénomène est l’un des aspects les moins agréables des développements récents dans notre discipline. Cependant, je ne veux pas non plus paraître excessivement pessimiste. Il y a beaucoup de choses passionnantes dans le développement de l’économie au cours des 15-20 dernières années, et c’est pourquoi je continue d’apprécier la recherche.
Une partie de votre quotidien est aujourd’hui tourné vers le lien entre la recherche et la décision politique. En quoi ce rôle est-il important dans notre société comme dans notre discipline, et pourquoi avoir accepté cette responsabilité ?
La passion pour la chose publique est pour moi indissociable de ma passion pour la recherche. Lorsque l’on est curieux et désireux de comprendre, cela va de pair avec le désir de partager ce savoir, ce qui est lié à la dimension pédagogique inhérente à notre métier, étroitement liée à la recherche. L’idée de pouvoir servir le bien commun avec ce savoir dépasse la simple volonté de partage, car cela implique également un désir de contribuer à provoquer des changements. Ainsi, l’ensemble des sujets de recherche que j’aborde sont ceux où je crois qu’il y a une opportunité de provoquer des changements concrets. Ma recherche m’a toujours poussé à participer au débat public en utilisant les résultats de mes travaux et de ceux de mes collègues.
Lorsque j’étais en thèse avec mes collègues tels que Julien Grenet, Antoine Bozio, Gabrielle Fack, cet engagement a toujours été crucial pour moi. Au fil du temps, en grandissant et en vieillissant, bien que je le regrette, certaines opportunités pour avoir un impact plus important dans la capacité à transformer la recherche en décisions publiques se sont présentées. Maintenant, avec une certaine expérience, nous avons potentiellement accès à des postes qui agissent comme des points de jonction entre le monde académique et la sphère publique.
Il m’a semblé naturel de participer à des instances telles que le CAE, qui jouent un rôle essentiel pour éviter que le monde académique soit systématiquement coupé de la décision publique. Ce lien est souvent ténu et complexe, en particulier en France. Il me tient à cœur de renforcer ce lien plutôt que de le voir s’affaiblir. Ainsi, sans se substituer à l’administration, la recherche académique peut contribuer de manière utile au débat public et à la prise de décision. Le CAE incarne cette ambition, et c’est pourquoi j’ai décidé de m’impliquer. Il faut bien que quelqu’un s’en charge, et je me suis senti capable de contribuer, connaissant certains sujets, avec du temps et de l’énergie à consacrer. Voilà, c’est fondamentalement la raison pour laquelle j’ai accepté ce poste.
L’économiste est-il écouté par la sphère publique ?
Les économistes, tout comme d’autres acteurs, n’ont ni plus ni moins d’importance qu’un autre auditoire dans une société démocratique, heureusement ! Dans une démocratie, différentes sphères d’influence, d’expertise et de connaissances contribuent à éclairer les décisions. Ainsi, il n’y a pas de raison de privilégier l’écoute d’un économiste par rapport à d’autres voix. Chacun apporte sa propre expertise, connaissance et savoir.
Cependant, le poids de cette expertise dans la décision publique dépend grandement du contexte d’incitations du décideur public. Le décideur peut accorder plus ou moins d’importance à l’expertise économique en fonction de diverses considérations, telles que des facteurs politiques à court terme. Cela peut être influencé par des aspects géopolitiques et des incitations spécifiques au sein des institutions.
Il est essentiel de souligner que la nature du dialogue entre les experts en économie et les décideurs politiques dépend également de l’organisation des institutions. La création d’institutions qui favorisent un échange institutionnalisé entre le politique et l’académique, avec un respect mutuel, une indépendance académique, et une qualité du travail reconnue, est donc cruciale. Cela contribue à encadrer de manière efficace l’influence de l’expertise économique dans le processus décisionnel, en établissant un cadre institutionnel solide.