Le Ramadan plus que toute autre pratique religieuse se différencie par son intensité et sa longueur. Cette pratique a-t-elle un impact dans le monde économique musulman et comment affecte-t-elle les préférences du croyant ? Pour y répondre, nous solliciterons des concepts de microéconomie et d’économétrie.
Le Ramadan, qui est l’un des cinq piliers de l’Islam, s’avère être un exemple intéressant pour analyser comment les comportements religieux affectent l’économie au sens large. Le Ramadan plus que toute autre pratique religieuse se différencie par son intensité et sa longueur. Le mois saint est pour les musulmans du monde entier un mois de jeûne. Il est défendu de manger et de boire tant que le soleil n’est pas couché. Le Ramadan exige une implication forte de la part du croyant.
Ce mois modifie profondément la vie (sociale et économique) des musulmans. Le jeûne influe sur la vie du fidèle. Le croyant peut être amené à modifier ses comportements. Pour les économistes, cela représente un atout pour mieux comprendre l’impact des comportements religieux dans le monde économique. Le Ramadan est une étude de cas intéressante. Pour essayer d’éclaircir le lien entre le mois saint et la croissance, nous nous appuierons essentiellement sur l’article « Does Religion Affect Economic Growth and Happiness ? Evidence from Ramadan » (1) publié par Filipe Campante et David Yanagizawa-Drott en 2013.
Avant de commencer à rentrer dans le cœur du sujet, évoquons les liens théoriques entre le Ramadan et la croissance économique, à partir d’hypothèses discutables mais simplement manipulables. Pour y voir plus clair, il est judicieux de centrer l’analyse sur les comportements individuels du croyant puisque le Ramadan affecte l’individu sur le plan physique et moral.
D’abord, le fait de ne pouvoir se substanter à sa guise affecte le croyant. Ainsi, le travail peut s’avérer plus ardu qu’à l’accoutumé. Par exemple, le fait d’avoir soif sans pour autant étancher cette gêne est difficile sur le plan psychologique et physique. Pendant ce mois, il est probable que les musulmans soient moins productifs que le reste de la population et que cela ait un impact sur la croissance. Pour expliciter ce propos, nous pouvons nous aider d’une fonction de production néo-classique :
Où Y est la production, K le capital, A la productivité, L le travail et α une constante déterminée par la technologie. Par conséquent, si le jeûne entraîne une productivité moindre (ARamadan<A) alors la production mécaniquement baissera (YRamadan<Y).
D’autre part, pendant ce mois, on suppose que les pratiques religieuses prennent le pas sur le travail. En plus d’une baisse de productivité, il pourrait donc avoir une baisse du travail ? Pour essayer de voir comment l’arbitrage s’effectue entre les pratiques et le travail, on recourt à une analyse microéconomique.
Le Ramadan invite les croyants à mener une existence plus simple. Sur le site de la grande mosquée de Paris, on peut y lire à propos du Ramadan : “Il [le croyant] vivra ce mois dans un esprit d’ascèse quasi sacrificielle” (2). Le musulman éprouvera donc moins d’utilité à consommer qu’à l’accoutumée et décidera de moins travailler.
Cependant cette affirmation doit-être à nuancer. Il serait illusoire de croire que l’individu est totalement libre dans le choix de sa quantité de travaille offerte. Les individus sont soumis à des impératifs qui peuvent s’avérer être plus importants que les activités religieuses. Par exemple, les familles défavorisées ne peuvent pas moins travailler car il serait impossible pour elles de subvenir à leurs besoins primaires. De plus, nombre de pays fixent les horaires de travail légal. Le salarié ne pourra donc pas choisir librement sa quantité de travail offerte et préférera se tourner vers l’économie informelle (qui est plus flexible). “Les activités religieuses prennent le dessus sur les activités économiques” n’est donc pas une affirmation totalement fondée.
Pour y voir plus clair, nous nous aiderons du programme travail-consommation. Ce programme modélise le comportement du consommateur qui cherche à maximiser son utilité en fonction de la consommation et du travail. Plus il travaille, plus il peut consommer, néanmoins il disposera de moins de temps de loisir. Or, le loisir lui procure de l’utilité. Donc le consommateur cherche à trouver le meilleur compromis entre le temps de travail et le temps de loisir afin de maximiser son utilité. Le programme s’énonce comme suit :
Où U(C,T) est une fonction qui symbolise l’utilité en fonction de la quantité de consommation (C) et de travail (T), w est le salaire et RNS sont les revenus non-salariaux. Enfin, p est le niveau des prix.
Ce programme énonce l’offre de travail d’un individu et sa demande de biens de consommation. Le consommateur maximise donc son utilité sous contrainte de sa droite budgétaire.
À l’équilibre du consommateur, il n’existe aucune modification possible des quantités de biens de consommation et de loisir qui permettrait d’augmenter l’utilité du consommateur en respectant la droite de budget. Il s’ensuit que le Taux marginal de compensation (TMC) est égal au salaire réel :
À l’équilibre, un euro supplémentaire dépensé en consommation compense la désutilité marginale résultant de l’obtention par le travail de cet euro supplémentaire. Il n’existe alors plus aucune modification du nombre d’heures travaillées qui augmenterait l’utilité. Le maximum d’utilité est atteint.
Nous avons émis l’hypothèse selon laquelle le Ramadan prône un mode de vie plus simple. Ainsi pour maximiser son utilité le croyant aura besoin de moins travailler car il consommera moins. Cela se traduit, par le fait que le fidèle sera moins enclin à subir la désutilité provenant du travail. Pour se faire, l’article de Filipe Campante et David Yanagizawa-Drott note que nombre de croyants préfèrent travailler dans l’économie informelle. Ainsi, le travailleur peut choisir plus librement son temps de travail grâce à l’absence de contrat de travail. Ainsi, le TMC du croyant change pendant cette période.
Pendant le Ramadan, le TMC du croyant change. Ainsi :
Il faudra une plus grande compensation pécuniaire, afin que le fidèle décide de travailler plus. En effet, pendant ce mois le travail lui procure moins d’utilité. Il est plus apte à dépenser son temps en loisir.
Après s’être intéressé à l’impact microéconomique, il nous faut passer à une analyse macroéconomique.
Qu’arrive-t-il à l’économie lorsque que tous les croyants (hypothèse) se tournent vers des activités spirituelles ? On distingue deux phénomènes majeurs.
Le premier phénomène porte sur la baisse de l’offre du travail. Nous avons déduit de façon microéconomique que le croyant décide de moins travailler lors du Ramadan. À l’échelle nationale, cela se traduit par une baisse significative de l’offre du travail sur le marché du travail. Ainsi, la quantité produite sera inférieure pendant le mois saint. Il semble logique que si moins de gens produisent alors la richesse créée sera moindre. En reprenant notre fonction de production initiale, cela se traduit par une baisse de L (LRamadan<L). Cette baisse de la quantité de travail fera donc baisser Y.
Le deuxième phénomène concerne la consommation. Nous avons émis l’hypothèse que le croyant décidera de moins consommer lors du Ramadan. Du point de vue macroéconomique, on en déduit donc une baisse de la consommation finale des ménages (les croyants sont associés aux ménages). En travaillant moins, le croyant perçoit moins de revenus, si on reprend nos hypothès du dessus (à savoir que les fidèles se tournent vers le secteur informel).
Cette baisse du pouvoir d’achat peut entraîner une baisse de la consommation si le croyant décide de ne pas emprunter. Pour l’économie nationale, cela s’apparente à un choc de demande négatif. Ceteris paribus, les entreprises produisent moins car elles sont moins sollicitées par les ménages. En prévision du Ramadan, les entreprises réduisent leurs productions afin d’éviter une surproduction. Le choc de demande négatif est donc combiné à un choc d’offre négatif. Ces deux chocs entraînent ainsi une baisse de la production.
Cependant, cette affirmation selon laquelle la consommation est plus faible pendant le ramadan est erronée. Dans beaucoup de pays musulmans, on assiste à une inflation conséquente dans l’alimentaire. Par exemple, le Haut-Commissariat au Plan marocain, énonce que pendant le mois saint les dépenses alimentaires augmentent de 18,6 % (4). Cela n’est qu’un des nombreux exemples possibles.
Après ce raisonnement élémentaire, les intuitions théoriques sont-elles confirmées ?
L’article de Filipe Campante et David Yanagizawa-Drott permet d’éclairer certaines zones d’ombres.
Premièrement, l’article ne se concentre que sur les pays musulmans, c’est-à-dire que plus de 70 % de la population est musulmane. Avant de rentrer dans une analyse complexe, l’article soulève une spécificité intéressante du Ramadan. Les heures de jeûne varient d’une année à une autre et diffèrent entre les différents pays. Le Ramadan étant régi par le calendrier hégirien, il est basé sur les cycles lunaires. Ainsi, le calendrier hégirien compte quelques jours de moins que la calendrier grégorien (calendrier solaire). Ce décalage n’est pas compensé, ce qui permet au Ramadan de se mouvoir chaque année. Donc quand le Ramadan se situe en été, les heures de jeûne sont plus longues qu’en hiver. Ensuite, en fonction de la latitude des pays, les heures varient. Cette spécificité du Ramadan met en lumière la question suivante : Est-ce que l’augmentation des heures jeûnées entraîne un impact négatif sur la croissance ?
L’article prétend que si le Ramadan passe de 12h à 13h, alors la croissance économique serait inférieure d’environ 0,7 point de pourcentage dans les pays musulmans. L’article, via une formule économétrique montre que plus le jeûne dure plus la croissance est faible.
Où g est le résultat (la croissance du PIB réel, la croissance du PIB réel par habitant, etc.) dans le pays c en l’an t, RamadanHours est la moyenne quotidienne d’heures de jeûnes pendant le Ramadan, δ et µ saisissent respectivement les effets fixes par pays et par année. Notre hypothèse de base selon laquelle le Ramadan a un effet négatif sur la croissance économique se traduirait donc par β < 0. Cette affirmation permet d’amorcer le fait que le Ramadan produit une baisse de la croissance. Cependant, calculer cette baisse est difficilement quantifiable.
D’où provient cette baisse ?
Pour les auteurs, la baisse de la croissance économique provient essentiellement de la modification du marché du travail pendant cette période. Le marché du travail désigne le marché théorique où se rencontrent l’offre et la demande de travail. Comme énoncé précédemment, le marché du travail peut se modifier sous l’effet de deux forces.
Il peut tout d’abord y avoir une baisse de la productivité. Cette diminution de la productivité entraînerait donc une diminution de la demande de main-d’œuvre. L’autre force est la suivante : l’augmentation du jeûne conduit les travailleurs à moins travailler. Cela conduit donc à un déplacement vers la gauche de la courbe d’offre de travail. Ainsi, il faut savoir lequel de ces deux mécanismes est prédominant.
Pour l’article, il ne fait aucun doute que c’est la baisse de l’offre de travail qui domine. Pour parvenir à ce résultat, les chercheurs se sont appuyés sur des données au niveau national de différents pays sur l’emploi et les salaires dans les secteurs manufacturiers, et des données d’enquêtes individuelles sur la situation de l’emploi. Finalement, la raison principale de la baisse de la croissance est donc la baisse d’offre de travail. Il est possible que les travailleurs arbitrent différemment leurs temps.
L’autre idée qui prévaut, selon laquelle la productivité du travail diminue est à nuancer. L’article note que selon des études, le Ramadan provoque chez certains musulmans des soucis de santé. Les plus notables sont les maux de tête ou l’irritabilité à cause des changements métaboliques. Cependant ces cas sont rares. L’idée selon laquelle la baisse de croissance est dû à une baisse de la productivité à cause du jeûne, est donc fausse.
De plus, pendant cette période, nombre de fidèles préfèrent travailler dans l’économie informelle selon l’article. Les travailleurs qui n’ont pas de contrat de travail, peuvent gérer leurs temps de travail plus aisément. Cela convient, aux musulmans qui peuvent ainsi baisser leur offre de travail plus facilement. L’idée selon laquelle la baisse de croissance est dû à une baisse de la productivité à cause du jeûne, est fausse.
Ensuite, il faut se poser la question : “Pourquoi les préférences pour le temps libre se modifient pendant le Ramadan ?”. Là encore l’article dépeint une des solutions. Le Ramadan est une pratique religieuse qui affecte la relation qu’entretient le croyant vis-à-vis du travail. Le croyant privilégie pendant ce mois la spiritualité à la labeur. Il est évident que les pratiques religieuses, qui plus est « contraignantes », affectent indéniablement les valeurs des personnes. Cela explique ainsi la baisse d’offre du travail pendant la période de jeûne.
D’autre part, le Ramadan demande du temps qui n’est pas consacré au travail. On peut citer par exemple les cinq prières quotidiennes. On suppose que pendant le mois saint, les musulmans sont plus assidus. Autre exemple, l’iftar (rupture du jeûne) qui est souvent un repas copieux, demande beaucoup de préparatifs. Ce temps alloué à la préparation est donc substitué au temps de travail.
Une autre explication est que le Ramadan rend plus heureux les croyants. L’article est clair à ce sujet. Malgré le coût matériel du Ramadan, le bien-être des musulmans augmente. Plusieurs sondages réalisés pendant le Ramadan vont dans ce sens.
Cependant, cela entraîne un paradoxe, car un article publié en 2008 (Individual Welfare and Subjective Well-Being : Commentary Inspired by Sacks, Stevenson and Wolfers), démontre qu’une hausse de la croissance économique entraîne une hausse du bien-être subjectif. Or, on observe que pendant le Ramadan, où une baisse de la croissance est effective, le bien-être des musulmans augmente. D’où vient alors le fait qu’en devenant plus pauvre on devient plus heureux ?
L’article de Filipe Campante et David Yanagizawa-Drott propose plusieurs axes de réponses. Pour les auteurs, la réponse se trouve dans le fait que pendant cette période, les musulmans « changent » de mentalité. Ainsi, la vie spirituelle devient plus importante que le travail. Il semble logique que pendant le mois saint les priorités des fidèles changent. Le travail n’est plus vu comme la vertu principale. La religion implique de se recentrer sur l’essentiel : la famille, la prière, le jeûne…
Un autre article propose une réponse allant dans ce sens, article écrit en 2016 par Ahmet C. Gülenay sous le titre « The impact of Ramadan to the economy » (2). Pour lui, la chose la plus importante pour le croyant est l’au-delà. La vie n’est qu’un passage. Toute sa vie, le croyant essaye par ses actions d’assurer à son âme l’accès au paradis. La pratique du Ramadan qui demande un fort investissement, est vu par beaucoup de musulmans comme un moyen de parvenir au salut de son âme. C’est pour cela que le travail est délaissé par rapport au Ramadan. Le travail est jugé moins rémunérateur du point de vue spirituel que le jeûne. Pour finir cette partie, l’article de 2008 évoque que plus les heures de jeûnes sont nombreuses, plus l’impact sur la mentalité est fort et entraîne un plus grand bonheur. Dans les pays musulmans, la période du Ramadan est synonyme de congés. Par exemple, l’Aïd est un jour férié dans nombre de pays musulmans.
Il est ainsi indéniable que le Ramadan entraîne un ralentissement de l’économie dans les pays musulmans. Cependant, l’idée selon laquelle la baisse est dûe à une baisse de la productivité n’est pas vérifiée. Elle n’explique pas la majeure partie de cette baisse de la croissance. Pour Campante et Yanagizawa-Drott, c’est la baisse de l’offre de travail qui en est à l’origine. L’impact du Ramadan sur la croissance peut être rapproché à d’autres exemples. Côté religieux, les jours fériés ou les pèlerinages produisent des effets similaires. Pour ce qui est des exemples non religieux, on peut citer les vacances. Enfin, si le Ramadan freine la croissance économique, cette baisse de la production est-elle problématique ? Le bonheur tiré de la pratique religieuse est, semble-t-il, plus important pour les croyants que l’enrichissement économique. Cela amènerait à réfléchir à la finalité d’une poursuite de la croissance économique, envisagée comme seul façon d’accroître le bonheur.
Sources :
- Campante et Yanagizawa-Drott. 2015. “Does Religion Affect Economic Growth and Happiness ? Evidence from Ramadan ”, The Quartely Journal of Economics, Volume 130, Pages 615-658
- Grande Mosquée de Paris, Le jeûne (As-sawn). Accessible à: https://www.mosqueedeparis.net/le-coran/les-cinq-piliers/le-jeune-as-sawm/ [consulté le 23/07/2020].
- Haut commissariat au Plan marocain, 2007, Effets du Ramadan sur la consommation, les prix et la pauvreté
- Gülenay. 2016. “The impact of Ramadan to the economy”, The pen magazine. Accessible à : http://www.thepenmagazine.net/the-impact-of-ramadan-to-the-economy/ [consulté le 23/07/2020]
Autre source :
- Bien F. et Méritet S. 2016, Microéconomie : comportement des agents et concurrence parfaite, Pearson.