Souleymane Faye – Qu’est-ce qui vous a conduit à vous spécialiser en macroéconomie, et plus précisément dans le domaine des finances publiques, en utilisant des outils de mechanism design pour résoudre des problématiques dynamiques liées à la politique publique ?
ABDOULAYE NDIAYE – Ce qui m’a initialement orienté vers la macroéconomie et l’économie publique, c’est en grande partie ma formation d’ingénieur. J’ai étudié à l’École polytechnique, où l’approche est fortement axée sur l’amélioration des systèmes. En me tournant vers l’économie, j’ai naturellement adopté cette perspective d’ingénieur : comment optimiser un système et quelles améliorations peut-on apporter ? Je percevais alors le rôle du gouvernement comme un ingénieur voit un système à ajuster et à perfectionner.
À cette époque, plusieurs économistes m’inspiraient, notamment des Français comme Emmanuel Farhi, qui a eu une grande influence sur moi. Mon intérêt pour les questions de politique publique liées au développement, particulièrement en lien avec le Sénégal, mon pays d’origine, m’a conduit à effectuer ma dernière année de recherche sous la direction d’Emmanuel Farhi. Pour cela, j’ai dû me familiariser davantage avec les concepts de l’économie publique, où j’ai découvert une approche rigoureuse alliant théorie économique et données empiriques, ce que l’on appelle parfois la “révolution de la crédibilité”, utilisant des statistiques suffisantes pour relier les modèles économiques aux faits observables.
J’ai ensuite approfondi mes connaissances en “mechanism design”, non pas comme une fin en soi, mais comme un outil pour aborder des questions spécifiques, notamment en politique publique. Ainsi, c’est vraiment cette combinaison de ma formation technique, de mon intérêt pour les politiques publiques, et de ces influences académiques qui m’ont amené à me spécialiser dans ce domaine.
Vous avez évoqué votre apprentissage de la recherche aux côtés d’Emmanuel Farhi. Comment se déroule ce processus pour un économiste théoricien comme vous ? Est-ce que cela débute par une question de recherche complexe, ou bien par un modèle simple que vous enrichissez progressivement ?
Très bonne question. Le processus de recherche évolue avec le temps, mais il débute toujours par une interrogation. Cette question est souvent motivée par des faits observés dans les données. Prenons, par exemple, la question des retraites, un sujet central tant aux États-Unis avec la Sécurité sociale qu’en France avec les réformes des retraites. Ce type de question se pose également dans d’autres pays, comme le Sénégal, où les systèmes de retraite s’inspirent souvent des modèles français.
En tant qu’économiste théoricien, mon point de départ est de me demander si les théories existantes saisissent bien les aspects fondamentaux du problème. Mon approche est souvent qualifiée de théorie appliquée, car je cherche systématiquement à lier théorie et données. L’idée est d’explorer ce que la théorie peut nous apprendre sur un sujet donné, et surtout comment elle peut être utilisée pour éclairer des décisions en matière de politique publique.
Je collabore régulièrement avec des chercheurs plus empiriques pour valider ou affiner ces théories. Par exemple, dans le cas de l’assurance chômage, il ne s’agit pas seulement d’estimer les effets d’une politique, mais de comprendre son impact sur le bien-être social. Cela nécessite une théorie sur les préférences des individus – la manière dont ils consomment, épargnent, travaillent – et sur la façon dont ces comportements sont influencés par les politiques publiques. Cette approche va au-delà de la simple mesure d’un effet de traitement.
Ce qui est central dans ma démarche, c’est l’intégration d’une dimension structurelle à la révolution de la crédibilité. En macroéconomie, et de plus en plus en microéconomie, nous tentons de modéliser les comportements des individus de manière à ce que ces modèles puissent dialoguer avec les données empiriques. Cela permet de formuler des prédictions robustes sur l’impact des politiques publiques.
Dans votre article Property Taxes and Housing Allocation Under Financial Constraints, vous montrez que la réduction des impôts fonciers peut avoir des effets négatifs sur les ménages contraints par la liquidité, en limitant leur accès au marché de l’immobilier. Pouvez-vous expliquer comment fonctionne ce mécanisme ?
Oui, absolument. Dans ce travail, notre point de départ a été les données en Californie, où la Proposition 13 limite fortement les taxes foncières, en particulier pour les maisons détenues depuis longtemps. Ce sont souvent des personnes âgées qui bénéficient de cette mesure, et elles continuent d’occuper de grandes maisons même après le départ de leurs enfants, ce que l’on appelle des « empty mansions ». Cela crée un problème pour les jeunes ménages, qui n’ont souvent pas assez d’économies pour fournir l’apport initial nécessaire à l’achat d’une maison, le fameux « down payment ». On observe alors que de jeunes familles vivent à plusieurs dans de petites maisons, faute de pouvoir accéder à des logements plus spacieux. Cette faible mobilité résidentielle est exacerbée par les contraintes financières.
Dans notre modèle, nous avons intégré des facteurs démographiques, des chocs de revenus, ainsi que les limites de crédit auxquels les ménages peuvent faire face. Ce que nous observons, c’est que dans les zones où les taxes foncières sont plus élevées, les prix des maisons tendent à baisser, car la taxe est perçue comme un coût supplémentaire, équivalent à une hypothèque. Cela réduit la barrière à l’entrée pour l’acquisition de logements et facilite l’accès à la propriété pour les jeunes ménages.
En résumé, notre étude montre que des taxes foncières plus élevées peuvent permettre une meilleure réallocation des logements, facilitant l’accès des jeunes familles à des logements plus grands et incitant les personnes âgées à réduire la taille de leur logement ou à déménager vers des régions plus adaptées à la retraite, comme la Floride. C’est une conclusion particulièrement pertinente pour des États comme la Californie et le Texas.
Vous avez également publié un article intitulé How to fund unemployment insurance with informality and false claims : Evidence from Senegal sur l’assurance chômage dans les marchés du travail informels, où vous proposez qu’une taxe sur la consommation pourrait s’avérer plus efficace que les cotisations sociales pour financer cette assurance. Pourriez-vous nous en dire davantage sur ce point ?
Effectivement. Ce travail part d’une observation simple : la protection sociale est essentielle, même dans les pays en développement. Cependant, ces pays disposent souvent de systèmes de protection sociale mal ciblés, et l’assurance chômage y est quasiment inexistante, en grande partie à cause de la prédominance du secteur informel, où il est difficile de suivre les revenus des travailleurs.
Nous nous sommes donc posé la question suivante : est-il possible de mettre en place une assurance chômage dans ces pays, notamment pour les travailleurs du secteur formel ? Le problème réside dans le fait que, dans des économies où le secteur informel est largement dominant, les cotisations sociales ne suffisent pas à financer un tel système, car la base fiscale est trop étroite dans le secteur formel.
C’est là qu’intervient l’idée d’une taxe sur la consommation, une forme de TVA, qui permet d’élargir la base fiscale en mobilisant les ressources de l’ensemble de la population, pour les redistribuer aux travailleurs du secteur formel qui perdent leur emploi.
Notre modèle montre que cette approche est non seulement réalisable, mais qu’elle peut également améliorer de manière significative le bien-être des travailleurs, même dans les pays où le secteur informel est important. Autrement dit, une taxe sur la consommation peut constituer une méthode de financement alternative solide, garantissant un niveau minimal de bien-être pour les travailleurs formels.
Vous avez également travaillé sur un papier intitulé Theory of International Boycotts qui traite des effets des boycotts des consommateurs sur le commerce international. Comment les États peuvent-ils intégrer ces nouvelles dynamiques tout en maintenant des politiques de libre-échange ?
C’est une question très pertinente. Le commerce international, tel qu’il est traditionnellement conçu, repose sur l’idée que les pays s’engagent dans des échanges pour maximiser leur bien-être mutuel à travers des accords commerciaux. Cependant, on constate de plus en plus que le monde est fragmenté par des alliances géopolitiques qui influencent ces échanges. Les boycotts, par exemple, sont un outil de pression économique ou politique qui reflète cette fragmentation.
Les économistes reconnaissent aujourd’hui que les modèles traditionnels de commerce ne capturent pas toujours bien ces nouvelles dynamiques géopolitiques. En effet, nous ne vivons plus dans un monde où les pays cherchent simplement à maximiser leur bien-être mutuel ; il y a des alliances, des rivalités, et des considérations stratégiques qui rendent les échanges plus complexes. Des éléments comme la sécurité nationale, le contrôle des ressources stratégiques, ou encore le rôle de certaines monnaies, comme le dollar, viennent perturber les flux commerciaux traditionnels.
Dans mon papier, je me penche sur l’impact des boycotts sur les gains du commerce. Ce n’est plus seulement une question d’efficacité économique, mais également une question de stratégie politique. Les pays doivent intégrer ces dimensions géopolitiques dans leurs politiques commerciales. On observe ainsi que cette fragmentation pourrait mener à un commerce moins « libre » dans le sens traditionnel, et davantage axé sur des échanges entre alliés géopolitiques, un phénomène que l’on désigne parfois sous le terme de « friend-shoring ».
Cela ne signifie pas que le commerce international va disparaître, mais qu’il va évoluer pour refléter ces nouvelles réalités géopolitiques. Cela crée un défi pour les politiques de libre-échange, car les pays doivent trouver un équilibre entre les bénéfices de la mondialisation économique et les exigences géopolitiques. Ils peuvent être tentés d’imposer des barrières commerciales ou des sanctions, mais ils doivent également réfléchir aux répercussions économiques globales. Par exemple, un boycott peut perturber les chaînes d’approvisionnement ou entraîner une hausse des prix de biens essentiels. Parfois, des boycotts motivés par des raisons éthiques ou environnementales peuvent même encourager la production locale dans certains secteurs.
En somme, les États doivent repenser leurs stratégies commerciales pour intégrer ces dimensions géopolitiques, tout en préservant un certain niveau de libre-échange. Cela nécessitera probablement des mécanismes de coordination internationale plus sophistiqués, ainsi qu’une compréhension plus fine des interactions entre la politique et l’économie sur la scène mondiale.