Au cours des 20 dernières années, l’économie française a connu une diminution d’environ 2 points de sa croissance potentielle. Cette tendance qui concerne l’ensemble des économies avancées témoigne d’une stagnation économique, principalement attribuable à une baisse de la productivité du travail. En France, cette baisse est en grande partie causée par le processus de désindustrialisation.
En quelques années, la croissance potentielle de l’économie française a diminué d’environ 2 points. Plus encore, cette tendance ne concerne pas uniquement la France mais l’ensemble des économies avancées depuis deux décennies. Cette dynamique n’est pas sans conséquences : la croissance potentielle est une notion déterminante. Elle permet de comprendre la dynamique de fond d’une économie, c’est à dire les tendances économiques installées et certaines. En effet, beaucoup d’événements peuvent influer ponctuellement sur la croissance réelle, comme un hiver particulièrement froid (affectant les récoltes) ou une augmentation ponctuelle des dépenses publiques (augmentant directement le PIB). Les chiffres qui en ressortent sont donc biaisés par des évènements imprévisibles qui peuvent cacher des tendances plus profondes. La croissance potentielle de l’économie est ainsi essentielle pour la conduite de la politique économique, tant dans sa composante conjoncturelle lorsqu’il s’agit de répondre aux chocs de court terme, que structurelle lorsque réformer permet d’augmenter le potentiel de croissance. L’idée de cet article est donc de comprendre ce qu’est la croissance potentielle, et pourquoi elle recule en France.
Quelques définitions
Pour mieux comprendre ce qu’est la croissance potentielle, il convient de rappeler quelques notions clés. Tout d’abord, le PIB potentiel définit le niveau maximum de production que peut atteindre une économie sans que n’apparaissent de tensions inflationnistes. En effet, l’économie d’un pays est limitée par différents facteurs tels que les ressources ou la main d’œuvre disponible. Si l’on consomme trop ou produit trop, un déséquilibre s’installe entre l’offre et la demande et les prix augmentent. L’évolution du PIB potentiel d’un instant t à un instant t+1 correspond au taux de croissance potentiel, i.e. la croissance potentielle. Enfin, toujours dans cette même dimension, le taux de chômage structurel correspond au taux de chômage atteint lorsque l’économie est à son niveau d’équilibre, c’est-à-dire lorsqu’il n’y a pas de surproduction ou de sous-production. Cela peut paraître étonnant, mais les politiques économiques actuelles prévoient un certain taux de chômage pour stabiliser l’inflation : en France, le taux de chômage structurel est de 8%.
Ainsi, la croissance potentielle d’une économie est le taux de croissance qu’elle pourrait atteindre si toutes les ressources étaient utilisées de manière efficace. Le PIB potentiel et la croissance potentielle ne sont pas observables et ne se trouvent pas dans les statistiques publiques. Ils doivent être estimés.
L’estimation de la croissance potentielle fait appel à la recherche en économie, et notamment aux modèles mathématiques qui en sont ressortis pour modéliser et calculer le PIB. Plus précisément, le PIB peut se modéliser par une fonction mathématique appelée « fonction de production Cobb-Douglas » :
Y = g Na K(1-a)
- Y le PIB,
- g la productivité globale des facteurs (PGF),
- N l’emploi,
- K le stock de capital utilisé,
- a la constante 3/4 qui signifie ici que la part de l’emploi et du capital dans la productivité valent respectivement 3/4 et 1/4.
Cette équation permet d’expliquer le PIB comme étant le produit de la productivité globale des facteurs capital et travail (g), l’emploi (N) et le stock de capital utilisé par l’économie (K). L’emploi total et le stock de capital utilisé sont pondérés par a, la part respectivement du premier et second dans l’économie (l’un étant le complémentaire de l’autre). Derrière cette formule mathématique se cache une idée très simple, le PIB résulte de l’ensemble des ressources utilisées pour faire fonctionner l’économie (le travail i.e. la main d’œuvre, et le capital i.e. les machines, la technologie, etc) et de l’efficacité de ces ressources, autrement dit la productivité de la main d’œuvre ou des capitaux employés dans la production. Quant à la part respective du travail et capital dans le PIB, elle est estimée à respectivement, 3/4 et 1/4. En effet, même si suite aux révolutions industrielles des avancées technologiques ont progressivement remplacé certains métiers et tâches dans la chaîne de production, le travail occupe une part plus importante au sein du PIB que le capital.
Cette définition permet de visualiser le PIB à l’instant t. Comme on souhaite estimer l’évolution du PIB dans le temps, on utilise le procédé mathématique de la dérivation et on obtient l’équation suivante :
dY/Y = d g/g + a d N/N + (1-a) d K/K
- dY/Y : le taux de croissance du PIB,
- d g/g : le taux de la productivité globale des facteurs,
- d N/N : le taux d’emploi,
- d K/K : le taux de stock de capital utilisé.
En de plus simples termes, cette équation reflète le fait que la croissance potentielle est obtenue par l’addition des taux de croissance 1) de la productivité globale des facteurs de production (du travail et du capital), 2) de l’emploi et 3) du capital utilisé dans l’économie, en considérant que les ressources utilisées le sont de manière efficace. Il s’agit donc du niveau de production (Y) atteint avec le stock de capital disponible (K), la productivité actuelle (G), et le niveau d’emploi (N) dépendant de la population active et du taux de chômage. Afin de prévoir l’évolution de K, N, et G, l’INSEE effectue souvent des prévisions qui permettent d’estimer l’évolution de la croissance potentielle.
L’évolution de la croissance potentielle en France depuis 20 ans
GRAPHIQUE 1. Évolution de la croissance potentielle en France1
GRAPHIQUE 2. Évolution de la croissance potentielle aux États-Unis, dans la zone Euro et au Japon2
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La croissance potentielle en France a diminué depuis les années 1980, suivant une tendance similaire à celle observée dans d’autres économies avancées qui ont perdu entre 1 et 2 points de croissance potentielle sur les 20 dernières années. Les données illustrées dans le graphique 1 montrent que la baisse de la croissance potentielle en France est principalement dûe à une diminution des gains de productivité, alors que les taux d’emploi et de capital utilisés restent stables. Le graphique 2 montre à son tour, que cette baisse est également présente aux États-Unis, en Europe, et surtout au Japon en raison d’une chute de leur emploi potentiel. Que retenir de ces graphiques ?
Le taux d’emploi potentiel est stable en France
Le taux d’emploi potentiel est le taux de croissance de la demande de travail qui peut être apporté dans l’économie sans entraîner d’inflation. En effet, plus le chômage diminue et plus les employés détiennent un pouvoir de négociation pour augmenter leurs salaires, menant à une recrudescence de l’inflation*. Le taux d’emploi potentiel correspond en clair à un équilibre entre la disponibilité de travail et les ressources disponibles. Un excès de travail par rapport aux ressources disponibles entraînerait une hausse des salaires et donc de l’inflation, tandis qu’un manque de travail entraînerait une sous-production. Ce taux est calculé en multipliant 1) la population en âge de travailler, 2) le taux d’activité tendanciel, c’est-à-dire le pourcentage d’individus actifs par rapport à la population totale, et 3) la moyenne des heures travaillées.
TABLEAU 1. Taux d’activité en France selon le sexe et l’âge3
GRAPHIQUE 3. Évolution de la population (15-64 ans) en France en bleu et au Japon en vert4
Le taux d’activité tendanciel, qui mesure la proportion de travailleurs par rapport à la population totale, est relativement stable en France depuis trente ans (voir le tableau 1). Cela s’explique notamment par l’augmentation de la participation des femmes au marché du travail qui contrebalance la baisse de l’activité des hommes. De même, l’augmentation de la participation des personnes âgées de 50 à 64 ans contraste avec la tendance des jeunes à entrer plus tardivement sur le marché du travail (voir le tableau 1). Le nombre total d’heures travaillées – qui diminuait depuis 40 ans – est stable depuis 2005 tandis que le pourcentage de la population en âge de travailler connaît une légère baisse par rapport aux Japonais : 4 points de moins en 20 ans en France contre 10 points au Japon, alors que leur taux d’activité et la moyenne de leurs heures travaillées n’ont pas augmenté de manière significative. La démographie est donc un facteur majeur dans le calcul de la croissance potentielle. Lorsque la population d’un pays vieillit, comme c’est le cas au Japon, la croissance potentielle tend à diminuer. À l’inverse, un rajeunissement de la population peut avoir tendance à augmenter la croissance potentielle, comme en témoignent les répercussions du baby-boom. La démographie peut également avoir une influence sur le stock de capital utilisé.
Le taux de stock de capital est stable
Depuis les années 1980, la tendance de la croissance du stock de capital est également stable en France. Selon l’article du gouvernement Australien Potential growth in Advanced Economies l’équilibre du taux du stock de capital pourrait être lié à la stabilité de la croissance démographique pour deux raisons. Premièrement, une augmentation de la population active nécessite une augmentation du capital nécessaire afin d’équiper suffisamment les travailleurs. Deuxièmement, la croissance de la population suppose qu’il faut investir dans de nouveaux logements et infrastructures publiques.
Lorsque l’on regarde l’évolution du taux d’emploi et du taux de capital des graphiques 1 et 2, on observe en effet que les tendances sont plus ou moins identiques pour les États-Unis, le Japon et la zone euro. La croissance potentielle française est donc étroitement liée à l’évolution de la démographie. Cependant il existe une variable qui, elle, décline depuis plusieurs années et n’est pas liée à la démographie : le taux de productivité.
Le taux de productivité diminue depuis 20 ans en France
GRAPHIQUE 4. Gains de productivité annuels français5
GRAPHIQUE 5. Croissance de la productivité totale des facteurs en zone Euro, au Japon et aux É.-U.2
Les gains de productivité en France ont en effet perdu 2 points en 50 ans. Cette tendance est globale : l’ensemble des économies avancées ont perdu entre 2 et 3 points de gains de productivité en 50 ans. Dans son article Pourquoi la croissance potentielle du monde ralentit-elle ? (1) Patrick Artus rappelle que, contrairement au recul du taux d’emploi qui serait « naturel » car lié à des raisons démographiques, le recul des gains de productivité est surprenant. En effet, dans les années 1990, suite à l’essor d’internet et au développement des technologies de l’information et des communications (TIC), les économistes s’attendaient à une nette augmentation de la productivité des économies avancées : « il y a tout de même eu la révolution des technologies de l’information et de la communication, et maintenant la révolution de l’intelligence artificielle. On aurait pu se dire que ça, quand même, cela devrait faire exploser la productivité » expliquait Philippe Aghion, au Collège de France 8.
GRAPHIQUE 6. Gains tendanciels de productivité horaire en France6
GRAPHIQUE 7.7
En s’intéressant aux gains de productivité dans une approche sectorielle (industrie, agricole, construction, services) on obtient une vision plus précise des effets du ralentissement de la productivité. Tout d’abord, ce ralentissement peut être partagé par l’ensemble des secteurs. Ainsi, si tous les secteurs voient leurs gains de productivité diminuer, l’ensemble de la production verra ses gains de productivité diminuer. De la même façon, si un secteur comme l’industrie recule – secteur où la productivité est plus élevée que la moyenne – alors les gains de productivité en seront négativement impactés. Puisque les gains de productivité horaire ont diminué en France dans chaque secteur (voir graphique 6), et les pays développés ont opéré une transition d’une économie de biens à une économie de services (voir graphique 7), on constate un transfert net des indutries à productivité forte (industrie) vers des secteurs à gains de productivité plus faibles (services). Bien qu’en France, ce sont les deux effets qui s’appliquent, Bruno Doucouré explique que la baisse des gains tendanciels de productivité provient à plus de 90 % de l’industrie4. Si l’on veut relancer la croissance, il est donc indispensable d’augmenter de nouveau ces gains de productivité. Certains affirment qu’il est impératif d’investir davantage dans la recherche et le développement, pourtant ce n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. Les investissements en R&D sont de moins en moins efficaces, compte tenu des avancées déjà acquises : c’est le paradoxe de la productivité.
Le paradoxe de la productivité
GRAPHIQUE 8.7
Le paradoxe de la productivité définit le constat qu’à mesure que l’investissement dans les technologies de l’information augmente, la productivité des travailleurs peut diminuer au lieu d’augmenter. De nombreux économistes ont travaillé sur la question et les spécialistes trouvent plusieurs explications à ce recul de l’efficacité de la recherche et du développement. Une première explication consiste à dire que les investissements récents dans les nouvelles technologies ne servent pas directement l’industrie, très productive, mais plutôt les services liés aux télécommunications, moins productifs (Dreyfuss et al.). Cela expliquerait le fait que les investissements en R&D ne sont pas optimaux, mais cela n’explique pas une baisse des gains de productivité. Une autre explication viendrait directement de la source : le PIB. Actuellement très critiqué, il ne permettrait pas de mesurer l’ensemble des progrès. En effet, les smartphones sont infiniment plus performants qu’il y a 15 ans, pourtant cette augmentation de la performance ne ressort pas dans le PIB puisque leur prix n’a pas vraiment changé. Cette deuxième explication, cohérente avec le fait que la productivité ralentit dans tous les secteurs de l’économie, considère que la productivité augmente mais que le PIB ne le retransmet pas. D’autres spécialistes qui se sont intéressés au paradoxe de la productivité pointent du doigt un mauvais partage de l’innovation qui ne profite qu’aux monopoles et qui découragent les petites entreprises à investir dans les technologies.
« L’émergence aux États-Unis, grâce aux technologies de l’information et de la communication, d’une série d’entreprises superstars qui ont des avantages sur leurs concurrents, des avantages impossibles à imiter [est problématique]. Ces entreprises ce sont notamment les GAFA, Google, Amazon, Facebook, Apple. Au moment de l’émergence des TIC, elles sont devenues hégémoniques. A court terme, cela a fait accélérer la croissance de la productivité, parce qu’elles sont plus productives que les autres. On a observé une augmentation de la croissance de la productivité aux États-Unis entre 1995 et 2005 mais depuis, elle baisse parce que ces entreprises inhibent les concurrents, elles les découragent de faire de l’innovation. Car ces concurrents qui se disent qu’ils n’y arriveront jamais parce que ces géants ont un tel avantage compétitif qu’il leur semble impossible de s’imposer » explique Philippe Aghion, professeur au collège de France8.
Ainsi, ce ralentissement de la croissance potentielle de la France et plus généralement des économies avancées traduit un ralentissement bien réel de la croissance, qui devrait s’installer dans la durée. Il est notamment dû à plusieurs facteurs. La population française vieillit, la proportion d’individus en âge de travailler diminuant ainsi naturellement. Cependant, les mesures politiques adoptées à l’image du recul du départ à la retraite permettent de maintenir un taux d’emploi potentiel stable. Nous avons également vu que le taux de croissance du capital utilisé était étroitement lié à la démographie. Le nombre d’habitants étant stable en France, le taux de croissance du capital français reste stable. Enfin, le recul des gains de productivité auquel se combinent un passage d’une économie de biens à une économie de services et la mauvaise diffusion des innovations est la principale raison du ralentissement de la croissance potentielle de la France, du Japon et des États-Unis. Il est ici question de la croissance du PIB, un indicateur qui permet de mesurer la production en termes d’échanges monétaires d’un pays mais ne prend pas directement en compte la qualité des biens échangés ou le niveau de vie des habitants. Ainsi, il est primordial de comprendre que la croissance du PIB n’est pas synonyme d’un monde meilleur.
Note de bas de page
* Cette relation négative entre le taux d’inflation et le chômage correspond à la courbe de Philipps, théorisée en 1958 par William Philipps.
Sources
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Commission européenne, “Document de travail des services de la commission : Rapport 2018 pour la France” Graphique 1.2. Accessible ici.
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Reserved Bank of Australia, Arsov I. et Watson B. 2019 “Potential Growth in Advanced Economies” page 53. Accessible ici.
-
Insee. Accessible ici.
-
Banque Mondiale. Accessible ici.
-
Gadray J. 2015. “Effondrement historique des gains de productivité : une bonne nouvelle… sous certaines conditions”. Alternatives economiques. Accessible ici.
-
Ducoudré B. et Heyer E. 2018. “Quel nouveau sentier de croissance de la productivité du travail”. OFCE. Accessible ici.
-
Arthus P. 2022. “Pourquoi la croissance potentielle du Monde ralentit-elle ?” Newsroom BPCE. Accessible ici.
-
Gassé M. “Philippe Aghion: les gains de productivité sont sous-estimés” RTBF, 2019. Accessible ici.