Avec la nomination de Michel Barnier à Matignon et la constitution du nouveau gouvernement, les revendications issues du programme du Nouveau front populaire à la suite des élections législatives ont été évincées de l’actualité. Or, parmi celles-ci, il en est une qui reste clivante : le pouvoir d’achat des Français et les évolutions salariales. On se souvient de la proposition du NFP d’augmenter le Smic à 1600 euros nets. S’il est aisé de comprendre l’opposition doctrinale sur ce sujet : permettre d’augmenter le niveau de vie des catégories les plus fragiles et donc lutter contre les inégalités de revenu d’un côté, dénoncer les effets néfastes d’une telle mesure pour son caractère couteux de l’autre, il est plus difficile d’identifier ce que nous dit le savoir économique sur cette question. Alors, si on se tient à distance des grilles de lecture strictement politiques, augmenter le Smic de 200 euros par mois est-ce envisageable, souhaitable, efficace ?
Avec la nomination de Michel Barnier à Matignon, l’idée du Smic à 1600 euros, argument fort de la campagne du Nouveau front populaire aux élections législatives de juin dernier, semble avoir fait long feu. Si on ne peut présager de ce que seront les « dossiers » qui vont s’inviter en premier à la table du Premier ministre, il est fort probable que la question du « pouvoir d’achat des français » ne va pas quitter l’actualité économique. Notons à ce propos que lors d’une de ses premières prises de parole, Michel Barnier a indiqué que « le travail doit payer plus ». Nous savons d’expérience que les choix en matière de politique de l’emploi font l’objet d’un fort clivage doctrinal : pour la gauche, il s’agirait d’être nécessairement favorable à la revalorisation du Smic dans la mesure où cela réduirait les inégalités, revaloriserait le travail et les travailleurs les plus modestes (ceux dont on a tellement parlé pendant la crise Covid comme étant « en première ligne ») tout en mettant à contribution les entreprises.
De son coté, la posture de « droite » consiste à rappeler que le surcoût du travail associé à la hausse du Smic aurait des effets négatifs notamment sur la compétitivité des entreprises et que la France ne peut pas se permettre de « vivre au-dessus de ses moyens » en rémunérant les bas salaires plus qu’ils ne rapportent. Dans cette seconde optique, le discours de politique générale de Gabriel Attal le 30 janvier 2024 sur la nécessité de « désmicardiser la France » et de revaloriser le travail productif, conduit à la même position que celle que l’on retrouve aujourd’hui chez Michel Barnier. Entre soutien aux bas salaires et au pouvoir d’achat pour des raisons de justice sociale d’une part et défense de la « valeur du travail » avec une ambition de « réalisme économique » de l’autre, cette opposition récurrente dans l’espace politique n’épargne pas la communauté des économistes. Depuis le printemps dernier, les contributions d’économistes dans la presse, pour ou contre la hausse du Smic a 1600 euros, ont été nombreuses. Bien entendu, les économistes ont, comme les autres acteurs, toute légitimité à alimenter le débat public. Mais il est pour cela essentiel que les citoyens sachent quelle est la nature, politique ou scientifique, des arguments mobilisés. Sur ce sujet comme sur d’autres, la question essentielle reste la même : qu’en est-il du savoir économique si nous faisons abstraction des postures doctrinales ? A quels objectifs une hausse du Smic peut-elle répondre et quels peuvent-être ses effets sur l’emploi et l’activité d’une part, sur la réduction des inégalités et l’évolution du pouvoir d’achat d’autre part ?
Le Smic : comment ça marche ?
Depuis le 1er janvier 2024, le salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) est établi, conformément à la loi, à 11,65 euros bruts par heure de travail effectuée. Cela revient à 9,63 euros en termes nets, c’est-à-dire après déduction des cotisations sociales. Le Smic mensuel brut, pour 35 heures hebdomadaires de travail soit un temps complet, est fixé à 1767 euros, soit un peu moins de 1400 euros nets. Le Smic fixe le revenu horaire en dessous duquel aucun salarié ne peut être rémunéré. Il est par ailleurs le prix plancher du marché du travail, c’est-à-dire le taux de salaire en deçà duquel il n’y a plus de prix et donc plus échange de travail.
En France, comme dans les autres pays dotés d’un salaire minimum, il existe toujours des employeurs qui ne respectent pas cette règle. Sur les 250 branches professionnelles agrégées que compte l’économie française, 60 pratiquaient des minimas salariaux inférieurs au Smic au moment de la crise inflationniste en 2022. Ce nombre est tombé à moins de 40 après la conférence sociale conduite par la Première ministre Elizabeth Borne le 16 octobre 2023 lorsque celle-ci a annoncé des sanctions pour les entreprises qui ne se mettraient pas en accord avec la loi. Il y a deux explications principales à cela. D’une part, les branches peuvent prendre du retard dans les négociations salariales surtout durant les périodes où les revalorisations du Smic sont fréquentes. D’autre part, certaines branches peuvent facilement se retrouver dans l’illégalité et donc en deçà du minimum légal dès lors qu’une fraction importante de leurs grilles de salaires reste proche du Smic (comme l’agroalimentaire ou la chimie).
Il y a plusieurs facteurs qui président aux augmentations du Smic : a) le niveau de l’inflation qui conduit à son ajustement annuel (au 1er janvier de chaque année) pour empêcher la perte de pouvoir d’achat ; b) une hausse fixée à la moitié du gain de pouvoir d’achat du salaire horaire de base des ouvriers et des employés (SHBOE), ce mécanisme étant un moyen de reporter la hausse de l’activité économique sur le Smic ; c) une revalorisation automatique en cours d’année si l’indice des prix augmente de plus de 2 % ; d) une décision discrétionnaire complémentaire du gouvernement pour l’augmenter au-delà de ces trois mécanismes (le fameux « coup de pouce »). Entre 2021 et 2024, le Smic a ainsi connu 8 revalorisations essentiellement du fait de la hausse des prix (facteurs a et c) conduisant à une hausse de près de 15 % passant de 10,15 euros bruts par heure à 11,65 euros (document A).
Les effets macroéconomiques de la hausse du Smic depuis 2022
Pour savoir si une augmentation du Smic à l’automne 2024 est souhaitable, il est bon de commencer par évaluer les effets macroéconomiques de la hausse qui a été enregistrée depuis 2022. Les revalorisations récentes du Smic ont eu au moins deux conséquences macroéconomiques importantes. La première est la hausse de la part des salariés en France rémunérés au Smic et l’effet de compression sur l’échelle des salaires qui l’accompagne. La seconde est la baisse des recettes publiques du fait de l’exonération des cotisations salariales pour les employeurs.
La hausse des actifs en emploi payés au Smic
En 2023 (dernières données disponibles stabilisées), 17,3 % des salariés du secteur privé en France, soit 3,1 millions de personnes, sont rémunérés au Smic selon la Dares contre 12 % en 2021 (document B). Cette situation est largement inédite pour la France dans la mesure où, depuis le début des années 2010, la part relative des salariés du privé rémunérés au Smic a toujours oscillé entre 10 et 12 %. Avec, fin 2024, une part probable de ce ratio à 18 %, l’économie française est entrainée dans un mécanisme de tassement de l’échelle des salaires vers le Smic. Celui-ci s’explique par deux facteurs complémentaires. D’une part, comme seul le Smic est indexé sur l’inflation, la crise inflationniste a contribué à « rapprocher » les salariés au Smic au fur et à mesure des réajustements par rapport à ceux qui se situaient juste au-dessus et qui n’ont pas vu leur salaire croitre dans les mêmes proportions. Ainsi depuis 2021, alors que l’indice des prix a augmenté en France de près de 12,5 %, le Smic a progressé de près de 15 % alors que le SHBOE pour sa part s’est accru de moins de 11 % (document A).
C’est cet effet de rattrapage qui se retrouve dans l’expression politique de « smicardisation de la France ». D’autre part, le dispositif d’exonération de cotisations employeur sur le Smic entraine un effet pervers. Alors que le coût du travail employeur est faible pour les salaires au Smic (et encore davantage en cas de recours au temps partiel), celui-ci augmente plus que proportionnellement au salaire net lorsqu’on se déplace vers le haut dans la grille salariale. Ainsi, alors que les cotisations patronales représentent à peine 3 % du salaire brut sur un Smic à temps plein, elles grimpent à plus de 26 % sur un salaire brut à 1,6 fois le Smic. Il est manifeste qu’il y a une incitation rationnelle pour les employeurs à ne pas augmenter les salariés au-dessus du Smic dans les négociations de branches : c’est ce qu’on appelle le phénomène de trappe à bas salaires. Empiriquement ce mécanisme est à l’œuvre depuis 2021 : avant la crise sanitaire, l’écart entre le salaire mensuel médian en France et le Smic était proche de 790 euros. A peine trois ans plus tard, cet écart est de 600 euros : le Smic a progressé plus rapidement que le salaire médian.
La hausse du Smic et la baisse des recettes publiques
La seconde conséquence macroéconomique est la baisse des recettes publiques consécutive à l’exonération des cotisations salariales au niveau du Smic pour les employeurs. Le système français de protection sociale fonctionne pour une part significative sur le principe assurantiel des cotisations cumulées des employeurs et des salariés. Les exonérations des cotisations sur les bas salaires ont été introduites en France au début des années 1990 sur la base de l’hypothèse empiriquement valide que le coût du travail sur les salariés peu qualifiés excède leur productivité. L’objectif était ainsi de favoriser l’emploi des travailleurs peu qualifiés en réduisant ce coût. En 2003 par exemple, la loi Fillon instaure un mécanisme d’allègement dégressif des cotisations jusqu’à 1,6 fois le Smic. En 2015 sous la présidence Hollande, le pacte de responsabilité a renforcé ce mécanisme, puis en 2019, le CICE est transformé en dispositif d’allègement sur les cotisations patronales. On le voit, ce choix politique est structurel en France et largement transpartisan. Il s’est construit dans contexte institutionnel long où les salariés au Smic n’ont jamais dépassé 12 % des salariés du privé. Or, depuis la sortie de la crise sanitaire, la configuration macroéconomique a changé : avec la montée du nombre de salariés au Smic et le tassement de l’échelle des salaires autour du Smic, la chute des recettes pour financer la Sécurité sociale est significative ce qui alimente le déséquilibre des finances publiques. Le coût pour l’Etat est actuellement évalué à 20 milliards d’euros par an de manque à gagner du fait de l’exonération de cotisations sur les bas salaires.
Un Smic à 1600 euros : que nous dit l’analyse économique ?
Compte tenu de l’ensemble de ces observations, quelle crédibilité faut-il accorder à la proposition d’un Smic à 1600 euros ? Cette hausse reviendrait à un bond en avant (par « coup de pouce » du gouvernement) de 200 euros nets mensuel, soit 12 % de hausse supplémentaire au-delà de celle de l’indice des prix.
La hausse du Smic, l’emploi et l’activité économique
S’agissant du rapport entre le niveau du Smic et l’emploi d’une part et le niveau de l’activité économique d’autre part, un champ de recherche de l’économie expérimentale appelé New minimum wage research aux Etats-Unis a produit de nombreux résultats depuis les années 1990. On peut s’appuyer en particulier sur une étude fameuse conduite par David Card (prix Nobel d’économie en 2021) et Alan Krueger publiée en 1994 à propos des effets sur l’emploi local d’une hausse du salaire minimum dans les fast food. Ils ont utilisé pour cela la méthode dite de la double différence. La première « différence » consiste à comparer la situation d’emploi des mêmes individus avant et après la hausse du salaire minimum. La seconde « différence » consiste à comparer deux populations d’individus, une première qui est concernée par la hausse du salaire minimum (le groupe de traitement) et une seconde qui ne l’est pas (le groupe témoin dans une autre ville).
Cette étude s’appuyant sur des données contrefactuelles a produits un résultat notable : la hausse du salaire minimum dans le New-Jersey a effectivement conduit à une création d’emplois, sans nuire à la rentabilité des entreprises de fast-food, par rapport à la situation en Pennsylvanie où le Smic n’avait pas augmenté. Depuis cette publication et après de vifs débats souvent doctrinaux, l’analyse économique montre que le contexte institutionnel du pays considéré, le niveau initial du salaire minimum, le niveau de la productivité et l’intensité de la concurrence affectent grandement les effets d’une hausse du salaire minimum sur l’emploi et l’activité et que ces derniers peuvent être positifs comme dans l’étude de Card et Krueger ou bien au contraire négatifs. Cette ambivalence de la relation causale dépend de la situation économique considérée. On peut identifier les configurations types suivantes :
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Dans les économies où le marché du travail est peu encadré, la mise en place initiale d’un salaire minimum est positivement corrélée avec des créations d’emplois et une activité en expansion (il s’agit là des liens vertueux et connus en économie entre l’institutionnalisation du marché du travail et le développement d’un pays) ;
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Dans les pays avancés tels que ceux de l’Union européenne déjà dotés d’un salaire minimum, lorsque les salariés sont plutôt jeunes et peu productifs, la hausse du salaire minimum n’a pas d’effet positif sur l’emploi total surtout lorsque les dispositifs de formation continue sont faibles et difficiles d’accès. Les études montrent que les effets sont même négatifs lorsqu’il s’agit de branches vendant des produits de gamme intermédiaire et ouverts à la concurrence internationale. Dans ce cas, les effets de pénalisation de la compétitivité l’emportent dès lors que le coût du travail excède significativement la contribution productive des travailleurs. Ce mécanisme pèse surtout quand il s’agit de PME exportatrices, c’est-à-dire le type d’entreprise qui est déjà insuffisant dans le maillage productif en France. C’est la raison pour laquelle les hausses de Smic ont été accompagnées de dispositifs d’exonérations de cotisations salariales afin de justement compenser la hausse du coût du travail ;
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Enfin, des travaux déjà anciens conduits en France notamment par Gilbert Cette, Pierre Cahuc ou André Zylberberg et plus récemment par la direction générale du Trésor mettent en lumière un mécanisme central : les effets de la hausse du Smic sur l’emploi et l’activité économique dépendent de la distance de ce salaire minimum au salaire médian. Dans les cas où le salaire médian est nettement supérieur au salaire minimum, une hausse de ce dernier a des effets positifs sur l’emploi et l’activité (contexte de l’étude de Card et Krueger aux US). A l’inverse, lorsque le salaire minimum se rapproche du médian (soit du fait d’une hausse répétée du premier… ou d’une stagnation du second !), la hausse du salaire minimum produit le mécanisme décrit précédemment (tassement de l’échelle des salaires) combiné à une pénalisation de l’emploi. Or, la France est l’un des pays de l’UE ou la distance du Smic au salaire médian est la plus courte et où elle se réduit. Au milieu des années 2000, le Smic en termes bruts s’établissait à 60 % du salaire médian en France contre à peine 45 % au Royaume-Uni et 37 % en Espagne. En 2023, cette part est de plus de 74 % en France contre 58 % en Allemagne (où le salaire minimum a été créé depuis) et à peine 26 % aux Etats-Unis. Même si nous ne disposons pas de contrefactuel pour la France afin de tester les effets d’une nouvelle hausse jusqu’à 1600 euros mensuels, il est manifeste que l’économie française est déjà dans une configuration de Smic « trop haut » par rapport au salaire médian, ou bien de salaire médian trop faible de sorte qu’une hausse supplémentaire du Smic produira un effet macroéconomique négatif sur l’emploi. Une étude récente de l’OFCE documente cela en modélisant une projection : en cas d’une hausse de 12 % du Smic, les destructions d’emploi directes sont estimées à 180 000 sur un an.