Pierre Rousseaux – Comment se porte la dynamique entrepreneuriale en France et comment peut-on la mesurer ?
ALAIN TRANNOY – Il existe plusieurs enquêtes menées à cet égard. En particulier, l’enquête Sine, réalisée par l’INSEE, suit tous les quatre ans les nouveaux entrepreneurs. De plus, il y a une enquête englobant une cinquantaine de pays qui suit le parcours entrepreneurial depuis le désir de créer une entreprise jusqu’à sa concrétisation, l’enquête GEM.. Ensuite, d’autres institutions comme l’OCDE observent la création d’entreprises par rapport au stock d’entreprises et tentent de situer la France dans une perspective internationale. Donc, la mesure ne pose pas de problème, c’est quelque chose de relativement simple.
Cependant, le constat est que, au tournant du millénaire, la France occupait une position extrêmement basse par rapport à d’autres pays en termes de nouvelles entreprises créées. Son stock d’entreprises reposait largement sur l’historique. Toutefois, ce phénomène ancien a laissé place, depuis une vingtaine d’années, à un renouveau entrepreneurial en France. Ce renouveau a sans doute de multiples racines et sources. Il y en a au moins deux sur le plan législatif qui ont contribué à cette nouvelle émergence de l’entrepreneuriat. En 2008-2009, la création du statut d’auto-entrepreneur a permis aux futurs entrepreneurs qui estimaient que les barrières à l’entrée étaient trop élevées de tester des solutions et d’apprendre à surmonter les difficultés avant de se lancer dans la création d’une entreprise en société ou en entreprise individuelle. Cela a redonné l’envie d’entreprendre à de nombreuses personnes qui en avaient probablement le désir mais qui hésitaient par peur de l’échec. Ainsi, le statut d’auto-entrepreneur (devenu par la suite le statut de micro-entrepreneur) permet aux individus d’expérimenter leurs idées pendant une phase de maturité du projet. Ensuite, il y a eu la libéralisation de certains freins grâce à la loi Pacte, adoptée en 2017-2018.
On peut désormais affirmer que la France ne se classe plus parmi les pays les moins performants en matière de création d’entreprises. Si l’on considère le désir de créer une entreprise, c’est-à-dire simplement l’intentionnalité, cette intentionnalité est très forte en France, comparable à celle des États-Unis. En ce qui concerne le passage à l’acte, la France se positionne certes derrière les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni, mais elle fait partie des pays du continent européen affichant les taux les plus élevés de création d’entreprises.
Ensuite, cela se complique un peu au moment de la création d’emplois et de la survie de l’entreprise quelques années après. À ce stade, je dirais qu’il reste des progrès à accomplir. Cependant, dans l’ensemble, la dynamique est très positive. Elle l’était déjà avant la pandémie de Covid-19. Pendant la crise sanitaire, il y a eu un rebond. Actuellement, nous sommes sur un plateau élevé, ce qui signifie que le tissu des entreprises françaises se régénère de manière significative, ce qui est donc une très bonne nouvelle pour la croissance française et pour sa pérennité dans les années à venir.
Le tissu se régénère, l’intention, comme expliqué, est forte en France, mais qu’en est-il de l’espérance de vie de l’entreprise post-création ? Une fois l’idée travaillée puis créée, les nouvelles entreprises parviennent-elles à se maintenir ?
En France, pour l’année 2022, 1 million d’entreprises ont été créées. Cependant, parmi ces 1 million, deux tiers relèvent du statut de micro-entreprise, qui a remplacé le statut d’auto-entreprise. Seules 200 000 à 250 000 sont des sociétés, et 120 000 sont des entreprises individuelles. Sur les deux premiers tiers des micro-entreprises, un tiers des entreprises ne sont pas encore définitivement créées, ce qui signifie qu’elles n’ont pas encore démarré leur activité de manière stable. Un autre tiers a été créé mais a cessé d’avoir une activité économique mesurable, notamment en termes de chiffre d’affaires. Enfin, un dernier tiers a réussi à survivre aux trois premières années difficiles.
Cette situation contraste avec celle des entreprises en société ou en statut d’entrepreneur individuel, où près de 80% perdurent au-delà des trois premières années. Cette grande disparité soulève des réserves quant à considérer le statut de micro-entreprise comme un statut d’entrepreneur à part entière. Il semble plutôt être une étape préparatoire, une sorte de classe préparatoire à l’entrepreneuriat. Ainsi, il pourrait être plus pertinent de comparer l’évolution de la création de sociétés et d’entreprises individuelles pour une analyse plus approfondie par rapport à d’autres pays.
Quels sont les secteurs qui bénéficient de ce renouvellement du tissu entrepreneurial français ?
Cette dynamique accompagne la transformation de la France en société de services. Une part importante et en croissance concerne les services aux entreprises. Depuis la fin de la pandémie, on observe également une décroissance dans le bâtiment et le secteur du commerce. Cela reflète bien l’évolution du secteur productif français, avec des efforts de régénération dans l’industrie et également dans les services aux entreprises, qui se distinguent positivement.
Ces dernières années, la France a souvent fait l’objet de critiques concernant les difficultés administratives de création d’entreprise (de nombreux rapports et études ont été publiées à cet égard), est-ce toujours le cas malgré la dynamique décrite ?
À mon sens, le défi en France n’est pas tant de créer davantage d’entreprises. Certes, il y a une dynamique entrepreneuriale, mais elle est difficilement comparable à celle des États-Unis, du Canada, et dans une moindre mesure, du Royaume-Uni, ainsi que dans certains pays nordiques. Il serait probablement difficile d’égaler ces performances. Il peut y avoir encore des freins culturels, bien que les jeunes montrent un fort intérêt pour des projets entrepreneuriaux, qu’ils soient dans l’économie classique ou dans le secteur social et solidaire. À mon avis, les principaux défis résident plutôt dans la pérennité de ces entreprises nouvellement créées, après la phase de démarrage où ces freins administratifs se sont estompés. Le point critique réside dans la transition : une fois l’entreprise créée, survivra-t-elle aux divers obstacles qui se présenteront sur son chemin ? À mon avis, nous avons déjà atteint un niveau relativement élevé. En tout cas, la France se positionne devant la plupart des autres pays européens.
En ce qui concerne la dynamique entrepreneuriale, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie ne présentent pas de bons indicateurs. Une explication à cela est l’avantage démographique dont bénéficie la France. Elle avait une bonne démographie, étant proche du taux de reproduction de la population, contrairement à l’Allemagne, à l’Italie et à l’Espagne, où les taux de fécondité étaient très bas en Espagne et en Italie, et encore bas en Allemagne malgré une légère reprise. C’est un facteur très important pour la création d’entreprises, car vous avez deux tendances opposées en ce qui concerne l’âge.
Quand on est jeune, on est généralement très créatif et prêt à repenser le monde, ce qui conduit à la génération d’idées intéressantes et novatrices par rapport à l’existant. Cependant, le manque d’expérience est une caractéristique des jeunes entrepreneurs. L’expérience s’acquiert souvent en étant salarié d’une entreprise, en montant en compétences progressivement et en développant des capacités managériales. Avec l’âge, la créativité a tendance à diminuer, mais l’expérience managériale salariée se renforce. Ainsi, on observe un mouvement décroissant de créativité et un mouvement croissant d’expérience au fil du temps. Cela se traduit généralement par une distribution en cloche, qui est observée dans de nombreux pays à travers le monde. En France, par exemple, environ 28% des entreprises sont créées par des jeunes, un quart par des seniors (plus de 50 ans), et la moitié par des individus âgés de 30 à 49 ans.
La France a l’avantage de posséder une structure par âge favorable. Les jeunes peuvent progresser relativement rapidement dans les entreprises, en particulier parce que la société dans son ensemble et les entreprises sont relativement jeunes. Cela crée un environnement propice à une ascension rapide pour les jeunes professionnels. En revanche, dans les sociétés vieillissantes, où de plus en plus de personnes plus matures occupent des postes, il devient plus difficile pour les jeunes de progresser rapidement. Dans ces cas, les jeunes peuvent ne pas acquérir suffisamment rapidement les compétences nécessaires pour sortir du monde du salariat et devenir entrepreneurs. Le développement des compétences est crucial pour prendre des risques entrepreneuriaux, car la création d’une entreprise comporte de nombreux défis et risques.
En parlant de l’expérience, il est difficile pour les jeunes d’apprécier pleinement les risques liés à la création d’une entreprise, car cette compréhension nécessite de l’expérience. La création d’entreprise implique de prendre des risques, et il est essentiel de savoir évaluer ces risques. Cela s’acquiert généralement avec le temps et l’expérience.
Les freins financiers peuvent-ils être à l’origine, en France, de cette difficulté à maintenir l’activité après la création de l’entreprise ?
La stabilité financière peut être difficile à atteindre au cours des premières années d’une entreprise. Il peut y avoir des obstacles tels que l’instabilité financière initiale, le manque de soutien financier de la part des banques ou de l’État. Les jeunes entrepreneurs peuvent rencontrer des difficultés à obtenir le soutien financier nécessaire pour démarrer et maintenir leur entreprise au début de leur parcours entrepreneurial.
Mais là, des progrès ont été réalisés. En effet, la création de la BPI, qui soutient 150 000 jeunes entreprises, a par exemple beaucoup contribué à cette stabilité financière des entrepreneurs. Ainsi, si un entrepreneur ne parvient pas à obtenir un financement auprès des banques traditionnelles, il a toujours la possibilité d’obtenir un financement de la BPI, à condition que le projet soit considéré comme convaincant. Cela montre que les pouvoirs publics contribuent au financement des jeunes entreprises en apportant leur soutien financier. Dans l’ensemble, d’importants progrès ont été réalisés dans ce domaine.
La littérature sur l’innovation en France (par exemple, Philippe Aghion et Xavier Jaravel) pointe souvent du doigt la sociologie de l’innovateur, qui concerne une population très éduquée et aisée, ainsi que le déclin du système éducatif français comme des causes d’un manque de dynamisme de l’innovation en France. Partagez-vous cet argument ?
Bien que cela puisse être perçu comme un éventuel obstacle français, ce que j’observe, c’est que les start-ups françaises réussissent malgré le système scolaire qui pourrait être un peu contraignant. En revanche, je constate un autre problème dans le système scolaire. Un récent rapport (lien) sur le niveau des étudiants en quatrième révèle que la moitié d’entre eux ne maîtrise pas véritablement la lecture et éprouve d’importantes difficultés à résoudre de simples problèmes de mathématiques. Cela me semble véritablement dommageable pour l’ensemble du pays, tant pour les personnes concernées que pour la pérennité du modèle démocratique, social et économique français.
Je constate d’importantes faiblesses dans le système éducatif français, qui se traduiront par des pertes de compétences. Être entrepreneur est plus difficile que d’être salarié, donc partir avec des handicaps rendra la tâche plus difficile. C’est un obstacle significatif, mais c’est un problème pour la vie des gens, pour trouver un emploi, pour participer à la vie démocratique, dans leur vie personnelle, etc. Pour comprendre plein de problématiques, comme comment investir, comment intervenir sur le marché immobilier.
Nous avons décrit la dynamique entrepreneuriale française, les raisons de cette dynamique, mais en quoi un tissu entrepreneurial dynamique et renouvelé est important pour l’économie ?
C’est une question très intéressante. Il me semble que la réponse est déjà dans l’histoire de la pensée économique, car si on est d’accord pour faire remonter la science économique avec les idées smithiennes, du fait que peut-être l’économie de marché avait de bonnes propriétés, la fameuse main invisible. On peut discuter des hypothèses qui rendent cette idée valable, mais en tout cas, derrière, pour qu’il y ait un marché, il faut qu’il y ait des offreurs. Et derrière ces offreurs, il faut qu’il y ait des entrepreneurs qui se soient révélés, qui réussissent à produire des biens qui intéressent les consommateurs. Donc, ce qui était absent chez Smith et Walras, c’est justement la présence des offreurs. On supposait qu’ils étaient là, d’une manière spontanée. Mais pourquoi sont-ils là? Pour créer un marché où il y a de la contestation, peut-être pas un marché de concurrence super parfaite, car on sait c’est que c’est idyllique,, mais un marché avec des entrepreneurs qui proposent des produits différents, à des prix différents, dans des localisations différentes, avec des processus de commercialisation différents, des processus marketing différents, etc.
Donc, pour soutenir le fait que les marchés sont contestables, pour soutenir le fait qu’il n’y ait pas trop de positions monopolistiques, il est absolument indispensable qu’il y ait à chaque fois des nouvelles entreprises qui naissent et qui contestent finalement l’ensemble des entreprises existantes tout en créant également de nouveaux marchés. Parce que le théorème de la main invisible suppose qu’il n’y a pas de marché manquant. Or, les entrepreneurs sont là justement pour combler les marchés manquants. Qu’est-ce qu’un désert médical ? Un désert médical, c’est finalement, le fait qu’il n’y a pas d’offreur. Un médecin, c’est quelque part une micro-entreprise. En fin de compte, quand ces micro-entreprises ne veulent pas s’installer, cela donne un marché manquant. Se créént alors, pour un bien central comme la santé, des écarts non seulement d’égalité des chances dans la capacité de soins, mais aussi d’intégration dans le suivi des malades, des patients, etc.
Par cet exemple, s’il n’y a pas suffisamment de régénération du système productif, cela veut dire que ce sont des anciennes entreprises qui restent en position dominante et qui utilisent leur position dominante pour augmenter leurs prix. Le renouvellement du tissu entrepreneurial est donc essentiel.
En quoi la recherche en économie peut-elle aider à éclairer les dynamiques entrepreneuriales et les solutions pour dynamiser ce processus ?
Les sciences économiques permettent à travers des études empiriques et des modèles d’essayer de comprendre comment on peut lever les obstacles sur la création d’entreprise, ou savoir comment les entreprises peuvent devenir pérennes. Je voudrais prendre juste l’exemple d’un article qui est paru dans le Journal of Political Economics en 2015 (lien) sur la question suivante. Il y a une sorte de paradoxe sur le rapport au risque de l’entrepreneur, car on sait bien qu’a priori, c’est plutôt plus risqué de fonder une entreprise que d’être salarié. En tant que salarié, il y a effectivement un risque de perdre son emploi, mais quand on crée une entreprise, non seulement on risque de perdre son emploi, mais on risque aussi de perdre une partie des capitaux propres qu’on a mis dans l’entreprise. Donc il y a un risque qui est encore plus fort.
Il peut également y avoir une stigmatisation de l’échec, vous ne pourrez plus emprunter pendant plusieurs années, etc. Donc c’est une activité risquée et donc il est naturel de se demander si pour créer une entreprise, il faut vraiment aimer le risque s ? Les auteurs de cet article indiquent comment, via la structure financière de l’entreprise, il peut y avoir une stratégie pour essayer de réduire le risque. En interviewant et en regardant un peu ces structures financières, on s’est rendu compte que les entrepreneurs ne sont évidemment pas inconscients des risques relativement importants qu’ils prennent, et qu’ils vont justement chercher au maximum à réduire le risque. Ils fournissent un surcroît de travail par rapport aux 35 ou 40 heures que fait un salarié afin d’essayer de réduire les risques en s’assurant que les fournisseurs vont bien fournir à temps, en s’assurant que les clients vont bien payer ce qu’ils doivent, en s’assurant que le banquier ne va pas lâcher la ligne de crédit sur laquelle vous dépendez pour votre production, etc.
Cet article qui permet de se rendre compte que oui, il n’y a pas d’antinomie entre avoir une aversion pour le risque et créer une entreprise. C’est possible. Mais qu’est-ce que cela signifie? Cela signifie que, par exemple, les pouvoirs publics, ou du moins des cercles et des réseaux d’entrepreneurs, peuvent essayer avec les futurs créateurs d’entreprises de s’assurer qu’ils ont bien identifiés les risques de la création de leur activité. Ce n’est pas simplement un risque probabilisable, mais c’est aussi une conscience du risque pris. Dans le cas de la France actuelle, cet article de recherche apporte beaucoup, le problème ne serait pas tellement de savoir s’il faut encore plus de création d’entreprises, mais plutôt de bien éclairer, de faire en sorte que les individus soient bien conscients des risques auxquels ils sont confrontés. Ainsi, ils ne subiront pas un échec qui, certes, sera une expérience d’apprentissage, mais qui pourrait également être douloureux dans leur vie professionnelle et personnelle.