Pierre Rousseaux – L’Inflation Reduction Act (IRA), adopté en 2022 par l’administration Biden, a fait l’objet de nombreuses réactions européennes. Cette loi porterait atteinte à la compétitivité européenne, les montants mobilisés étant considérables et constituant une menace à l’intégrité du marché européen. Malgré ces nombreuses critiques en Europe, la Note jointe entre le CAE (Conseil d’Analyse Économique) et son homologue allemand (German Council of Economic Experts), dans le cadre du Conseil Franco-Allemand des experts économiques, relativise l’importance et l’incidence de l’IRA sur l’économie européenne et américaine ?
CAMILLE LANDAIS – Tout d’abord, il est crucial de saluer l’initiative américaine qu’est l’IRA, car, avant cela, les États-Unis n’avaient jamais lancé une initiative d’une telle envergure pour s’attaquer aux défis majeurs liés au changement climatique. C’est une avancée positive, et des investissements substantiels ont été mobilisés. Cependant, il est important de souligner que, en termes relatifs par rapport au PIB, les montants engagés demeurent relativement modestes. Cela ne suggère pas que, même avec une proportion limitée par rapport au PIB, des effets positifs ne sont pas à anticiper, notamment en ce qui concerne les émissions aux États-Unis. Des modèles économiques et énergétiques, tels que ceux utilisés dans les travaux de Catherine Wolfram et de ses co-auteurs, permettent d’estimer une réduction supplémentaire d’environ 11 points de pourcentage des émissions de gaz à effet de serre par rapport au niveau du milieu des années 2000 aux États-Unis, par comparaison à une trajectoire sans IRA.
L’IRA représente donc une contribution significative mais il est important de noter que même avec une réduction de 11 pp, cela ne nous place pas sur une trajectoire conforme aux accords de Paris, signés par les États-Unis. Cependant, il est essentiel de saluer cette initiative, compte tenu du caractère mondial du bien public climatique, et il est encourageant de voir les États-Unis prendre des mesures.
En ce qui concerne les répercussions sur l’économie américaine et européenne, les montants totaux sont relativement modestes par rapport au PIB. Les incertitudes persistent, mais ces subventions ne sont pas non plus démesurées par rapport aux aides publiques déjà déployées par les Européens. Les estimations suggèrent un impact agrégé proche de zéro, voire légèrement négatif, sur l’économie américaine, car ces subventions nécessiteront des financements qui, à terme, impliqueront des taxes sur d’autres secteurs. Cela pourrait dynamiser certains domaines tout en imposant des charges fiscales supplémentaires ailleurs, entraînant des effets limités sur l’économie globale des États-Unis. Ces impacts limités sur l’économie américaine se traduisent également par des effets minimes sur l’économie européenne, comme le suggèrent des modèles de commerce international prenant en compte les relations sectorielles entre pays.
Quant à l’excitation suscitée par l’IRA, deux raisons principales expliquent cet engouement. D’une part, il y a une préoccupation de principe concernant certaines mesures de l’IRA considérées comme des violations des règles du commerce international, notamment les clauses de contenu local. Bien que ces mesures aient été perçues comme une forme d’agression et aient alimenté des inquiétudes quant à une guerre commerciale, leur portée réelle est limitée. Par exemple, dans le secteur des véhicules électriques, une faille dans la clause de contenu local a conduit à une prédominance du leasing pour contourner ces mesures.
D’autre part, les préoccupations sectorielles peuvent émerger, car bien que l’impact agrégé soit faible, certaines industries spécifiques peuvent être touchées par des distorsions de concurrence. Ainsi, il n’y a aucune raison de penser que ces mesures attentatoires aient une portée effective significative, bien que leur principe soit source de mécontentement. En réalité, leur impact est relativement limité. De plus, ces mesures semblent davantage motivées par des considérations de politique intérieure américaine, visant à démontrer le maintien de la philosophie America First lors de l’adoption du package législatif. L’administration Biden semble être favorable à l’idée de ne pas provoquer de tensions avec les Européens et cherche à offrir discrètement des opportunités pour atténuer les implications potentielles de ces mesures et éviter une guerre commerciale avec l’Europe.
Les aspects sectoriels de l’IRA peuvent-ils avoir des conséquences sur le marché européen ?
En ce qui concerne les aspects sectoriels, bien que l’effet agrégé de l’IRA sur l’économie européenne soit modeste, des distorsions de concurrence peuvent survenir dans des secteurs spécifiques. L’IRA ne subventionne pas l’ensemble de l’économie, mais cible des domaines spécialisés tels que l’énergie, les véhicules électriques, l’extraction et la capture de CO2, ainsi que l’hydrogène. Il se pose alors la question de savoir si ces subventions massives aux États-Unis dans ces secteurs pourraient créer des distorsions de concurrence, mettant les Européens en difficulté dans la course technologique liée à la transition écologique. Malgré la difficulté d’anticiper l’évolution rapide des secteurs émergents, les travaux menés jusqu’à présent n’indiquent pas de risques importants dans chacun de ces secteurs, bien que ces questions nécessitent une exploration plus approfondie par des experts spécialisés.
Pour diverses raisons, tout d’abord en raison de la nature moins développée de ces secteurs aux États-Unis par rapport à l’Europe, la subvention peut être bénéfique pour les entreprises européennes, plus avancées que leurs homologues américaines. Les entreprises européennes pourraient ainsi tirer profit de ces subventions et de l’appel d’air économique induit. Parfois, des raisons techniques spécifiques à chaque secteur, comme dans le cas de l’hydrogène vert, peuvent également jouer un rôle. Les États-Unis pourraient avoir des besoins particuliers en hydrogène vert. Bien que ces analyses nécessitent des exercices complexes et sectoriels, les premières conclusions indiquent que l’IRA ne devrait pas mettre l’économie européenne en difficulté par rapport aux États-Unis dans ces secteurs. Cela ne signifie pas pour autant que ces points ne doivent pas être surveillés, ni que les Européens ne devraient pas envisager une politique industrielle spécifique pour ces secteurs. Cependant, cette politique ne doit pas nécessairement être motivée uniquement par le désir de répondre à l’IRA.
On évoquait initialement le fait que la médiatisation importante de l’America First et des montants considérables en jeu contribuent à susciter beaucoup d’attention, cependant, n’y a-t-il pas également un aspect lié au mécanisme utilisé. À savoir qu’aux États-Unis, il s’agit véritablement de subventions massives, explicitement dénommées ainsi, tandis qu’en Europe, il s’agit davantage d’un mélange plus complexe comprenant des prix carbone et des subventions plus ciblées. Le mécanisme américain, moins complexe, donc plus marquant, est plus sujet à faire réagir ?
Il est vrai qu’il faut réfléchir à la manière dont les États-Unis ont procédé pour voir s’il n’y a pas des enseignements à tirer. En comparant l’approche américaine à l’approche européenne, un premier élément à considérer est que, a priori, une approche combinant des subventions et une tarification du carbone est plus efficace pour gérer la transition écologique. Ainsi, dans une certaine mesure, l’approche européenne se révèle être plus efficiente. En utilisant des modèles similaires à ceux employés par Catherine Wolfram et ses co-auteurs, il est possible de démontrer que par rapport à une solution européenne qui combine des subventions avec une tarification du carbone, l’approche de l’IRA conduit à un coût d’abattement du carbone nettement plus élevé, comparativement à une stratégie plus alignée sur le modèle européen.
Fondamentalement, la stratégie européenne, avec son accent sur la tarification du carbone, présente un coût inférieur dans le cadre d’une approche qui se limite à la subvention de technologies dans le domaine de l’énergie et de l’électromobilité. L’idée sous-jacente est simple : en se basant uniquement sur des subventions pour ces secteurs, on repose entièrement la décarbonation sur la capacité de ces industries à produire une énergie moins carbonée ou à proposer des véhicules électriques plus abordables, et ce, par le biais de substitutions sur ces produits spécifiques. En revanche, une tarification généralisée du carbone exploite l’ensemble des possibilités de substitution le long de la chaîne de valeur et de consommation, offrant ainsi une plus grande capacité à réaliser des substitutions et, par conséquent, à décarboner à moindre coût. C’est donc le premier point à souligner : l’approche européenne, bien que plus complexe, est également plus efficace dans cette perspective.
Le premier point à considérer est donc que malgré la complexité de l’approche européenne, il serait erroné de la rejeter complètement. Cette approche, bien que plus élaborée, repose théoriquement sur une méthode que je considère comme beaucoup plus pertinente. Il s’agit d’intégrer à la fois un prix du carbone et, en raison de la nécessité d’entreprendre des risques technologiques et d’investir dans des technologies plus efficaces en termes d’utilisation des ressources carbonées, une politique industrielle orientée par le biais de subventions. L’idée d’avoir un prix du carbone associé à des subventions pour des raisons de politique industrielle représente une approche équilibrée. Il est vrai que le système européen est complexe, mais cela s’explique par la volonté de préserver le marché unique. Les règles de concurrence empêchent la mise en place de distorsions concurrentielles résultant de subventions nationales.
Idéalement, si les subventions à la production pouvaient être gérées au niveau européen, ce serait bénéfique. Cependant, cela devient compliqué en raison des divergences d’opinions entre les pays membres. Les procédures complexes sont mises en place pour éviter des distorsions sur le marché unique, mais elles peuvent entraver l’efficacité des subventions. Il est essentiel de trouver un équilibre, car les subventions directes, proches du marché, sont les plus efficaces, car elles sont facilement compréhensibles par les acteurs. Dans ce contexte, la simplicité de la solution américaine offre un cadre très clair et lisible, favorisant ainsi l’investissement. Les procédures européennes doivent être améliorées, non pas pour entrer dans une guerre de subventions, mais pour rendre plus transparentes les règles d’attribution des subventions et clarifier les critères de leur octroi.
Les incitations de subventions suscitées par l’IRA peuvent-elles être suffisamment élevées pour que des entreprises européennes se relocalisent aux Etats-Unis afin de bénéficier de ces subventions américaines ?
En réalité, plusieurs éléments sont à considérer. Les États-Unis ont récemment commencé à subventionner massivement certaines technologies, notamment celles produites sur leur territoire. Dans l’optique où cela pourrait bénéficier aux entreprises européennes, il est probable, comme mentionné précédemment, que certaines de ces technologies soient déjà en avance en Europe. Ainsi, ces entreprises pourraient investir aux États-Unis pour tirer parti de ces subventions et renforcer leur position. Cela représente donc un avantage pour l’Europe d’avoir des leaders technologiques qui s’implantent et profitent de ces subventions. Cependant, la question se pose également de savoir si ces investissements aux États-Unis viendront en substitution à d’autres investissements qui pourraient se faire en Europe, et donc des substitutions sur les emplois en Europe notamment. Atteindre des objectifs technologiques tout en veillant à ce que la transition écologique profite également en termes d’emplois nécessite une compréhension précise du fonctionnement de ces secteurs.
Prenons l’exemple de l’industrie automobile. Il n’est pas évident que d’énormes subventions aux États-Unis entraîneraient une relocalisation massive de la production de véhicules électriques aux États-Unis. Cela pourrait potentiellement nuire à l’emploi dans l’industrie automobile en Europe, une industrie majeure représentant près de 7% du PIB européen et générant une quantité significative d’emplois. La crainte serait que les entreprises préfèrent investir pour créer des usines massives aux États-Unis, puis expédier les véhicules produits vers le marché européen. Cependant, la crédibilité de cette perspective dépend fortement de la nature des coûts associés au commerce international.
En réalité, il s’avère que l’expédition de véhicules électriques est très coûteuse, encore plus que celle des véhicules conventionnels, en raison des risques liés aux batteries inflammables et des contraintes liées au chargement sur les navires. Historiquement, dès que la demande locale pour des véhicules augmente, la production a tendance à se déplacer localement. Ainsi, dans le domaine des véhicules électriques, il est très probable, à mon avis, que bien que des entreprises européennes investissent aux États-Unis pour bénéficier des subventions et vendre des véhicules sur le marché américain, elles seront contraintes de continuer à investir et à développer une production locale en Europe pour répondre à la demande locale.
De ce point de vue là, je ne pense donc pas nécessairement que les effets massifs de substitution d’investissements entre les États-Unis et l’Europe soient finalement très préjudiciables pour l’emploi. Cependant, il reste important de surveiller l’évolution des choses. Actuellement, selon nos connaissances de la structure de ces marchés, il n’y a aucune raison fondamentale de craindre un exode massif de la production de véhicules électriques vers les États-Unis mais cela présente plutôt des avantages en stimulant notamment le développement des activités de recherche et de vente de véhicules électriques européens, tout en profitant des subventions américaines.
Quelle est donc la réponse optimale européenne face à l’IRA ? Devrait-elle se concentrer sur un renforcement du mécanisme actuel, et une coordination et conciliation entre les Etats membres, typiquement concernant l’énergie ?
Dans notre Note du Conseil Franco-Allemand des experts économiques, l’explication centrale réside dans le constat que les besoins de coordination et les enjeux liés à la politique industrielle sont plus élevés pour l’Europe, surtout dans le secteur de l’énergie, par rapport aux États-Unis et à la Chine. Ainsi, la question clé est de savoir comment établir un système, notamment pour la production d’énergie et d’électricité, qui offre des prix stables dans le temps, abordables, et garantisse la sécurité d’approvisionnement énergétique. À mon avis, c’est là la question cruciale de la politique industrielle européenne pour les années à venir. C’est pourquoi nous soulignons l’importance des discussions autour de la réforme du marché européen de l’électricité. Heureusement, des progrès ont été réalisés, notamment avec la compréhension allemande qu’entraver le nucléaire français n’est pas bénéfique, de même que la prise de risque technologique massive par les Allemands avec le basculement vers l’hydrogène vert. C’est un énorme pari technologique, mais peut-être vaut-il la peine d’être tenté, compte tenu des défis liés à l’approvisionnement énergétique.
En ce qui concerne la stratégie européenne, nous estimons que plutôt que de choisir entre deux solutions polaires, nucléaire ou hydrogène vert, il serait préférable de soutenir les deux. Cette approche permet de répartir le risque entre la France et l’Allemagne, chaque pays poursuivant une voie différente pour le développement à long terme de sources d’énergie. Cela offre une assurance mutuelle face aux risques technologiques pris par chacun des pays. En réponse aux décisions américaines, la proposition européenne serait de maintenir et même d’accélérer les objectifs actuels, sans pour autant changer de trajectoire afin de s’adapter aux actions des Américains.
L’IRA et sa médiatisation en Europe a en fin de compte distrait l’attention du vrai débat : accélérer la transition et augmenter la coordination européenne dans ce sens. La politique américaine constitue au contraire une chance pour limiter les politiques individualistes européennes en matière de politique industrielle. L’effort est collectif et non individuel.
Oui, la pire des situations serait de s’engager dans une guerre commerciale, à la fois avec les États-Unis et également entre les pays européens, en déclenchant une guerre de subventions. Cela serait vraiment la solution la moins judicieuse. Cependant, le fait que ces questions de politique industrielle et de transition énergétique soient maintenant prioritaires à l’agenda, je pense que c’est bénéfique. Cela nous met sous pression, mais les Européens sont déjà en avance, conscients de ces enjeux, et travaillent sur des solutions telles que le marché européen du carbone, les droits d’émission de carbone, le mécanisme d’ajustement aux frontières, etc. Ainsi, cette pression supplémentaire de l’IRA incite à ne pas se reposer sur nos lauriers et à continuer de développer ces politiques de la manière la plus appropriée possible, ce qui est une approche salutaire.