Pierre Rousseaux – Pour quelles raisons avez-vous souhaité étudier l’économie, sa recherche, ainsi que poursuivre une carrière académique ?
DAVID THESMAR – L’économie m’a toujours intéressé, dès mon enfance, ce qui pourrait sembler bizarre, voire inquiétant. J’aimais bien suivre les productions et les chiffres économiques des différents pays dans les années 80. J’étais fasciné par toutes ces données, je dévorais l’Atlas Eco. Après je me suis intéressé à l’histoire et aux autres sciences sociales. Adolescent, je me souviens de la “Brève histoire de l’euphorie financière” de John K. Galbraith, qui traitait des free banking aux États-Unis. Certaines notions, comme l’effet de levier, me dépassaient totalement, et l’on m’expliquait alors simplement que c’était le fait de s’endetter pour booster la rentabilité. Je devais avoir une vague intuition du théorème de Modigliani-Miller, car je ne comprenais pas du tout ce que le levier d’endettement pouvait changer à la rentabilité fondamentale des banques.
J’étais également attiré par la physique (j’essayais de comprendre, par moi-même mais sans trop de succès, les cours de physique quantique et de relativité). Mais finalement, j’ai préféré me tourner vers les sciences sociales. Comme beaucoup d’ingénieurs, c’était au fond l’idée de faire de la physique avec des humains qui me plaisait. J’ai eu la chance d’avoir de très bons professeurs comme Daniel Cohen et Jean Tirole, qui avaient le talent de mettre le formalisme mathématique au service de l’éveil conceptuel, tout en incarnant les choses. C’est bien eux qui m’ont inspiré le plus.
Mon intérêt pour l’économie était à la base multidisciplinaire. Je lisais de l’histoire, un peu de sociologie aussi. Mes travaux avec Augustin Landier m’ont plus tard conduit à lire de la psychologie, et plus récemment, de la philosophie. En revanche, je n’ai jamais été sensible à la beauté formelle mais un peu froide des mathématiques financières.
J’aurais pu m’arrêter là et, comme la plupart des gens, travailler dans une administration ou dans le secteur privé, tout en consommant occasionnellement la pensée économique. La carrière académique s’est imposée comme une évidence, car je préférais consacrer mon temps à explorer le monde des idées, à consommer celles des autres, et aussi en produire de nouvelles. À la fin des années 90, j’ai assez facilement trouvé ma place car à cette époque, l’économie était encore dominée par la théorie et il y avait moins de considération pour la recherche empirique. J’étais à l’INSEE, j’avais accès à d’excellentes données, des excellents économistes du travail qui savaient intégrer la réflexion théorique avec le travail empirique. Je m’intéressais à l’économie financière, à l’époque encore très théorique. J’ai donc fait partie de cette génération qui a exploré les effets réels de la finance prédits par ces théories, en regardant les données administratives.
À vos yeux, quelles ont été les grandes évolutions dans la recherche en économie ces dernières années, et quels sont ses défis dans les années à venir ?
Première grande tendance: le déclin des analyses simples en difference-in-difference et la montée en force de l’économétrie structurelle. Une partie du travail empirique si innovant dans les années 2000 est maintenant “commoditisée”. L’analyse des politiques publiques diff in diff ne garantit plus une belle publication, parce que c’est devenu très facile à faire. Quand j’ai commencé ma thèse, dans les années 1990, les méthodes de “Mostly Harmless Econometrics” étaient innovantes et émerveillaient par leur simplicité et leur puissance. Aujourd’hui, les gens sont tellement formés à ces méthodes que n’importe qui peut les utiliser. La frontière n’est plus vraiment là, il me semble.
Les meilleurs papiers aujourd’hui intègrent ces méthodes avec une réflexion plus profonde sur la structure économique des problèmes. Pour le dire vite, on observe un changement de comportement qui suit telle ou telle réforme, mais on ne s’arrête plus là. On utilise cette observation pour extrapoler ces changements de comportement à des réformes hypothétiques, des réformes qu’on observe pas mais que l’on considère. Cela implique d’utiliser l’observation empirique pour estimer les “paramètres” profonds d’un modèle qui permettrait de prédire comment les entreprises ou les individus réagiraient à ces contrefactuels. Les économistes disent qu’on estime un modèle structurel avec des moments bien identifiés. Cette tendance est observable sur le marché de l’emploi académique en économie et en finance, où de nombreux domaines intègrent de plus en plus les travaux empiriques et les estimations structurelles standard.
Par exemple, imaginons que le chercheur observe l’effet d’une baisse d’impôts sur un sous-groupe d’entreprises traitées. Il voit qu’elles investissent davantage que le groupe de contrôle d’entreprises qui n’ont pas bénéficié de ces changements. Il pourrait s’arrêter là et dire “baisser les impôts stimule l’investissement”. C’est bien le cas dans les données, mais le législateur lui s’intéresse à une question subtilement différente: si je baisse les impôts de toutes les entreprises françaises, est-ce que j’accrois l’investissement du pays? Comment aller du résultat du chercheur à la réponse au législateur? Il s’avère que c’est un peu compliqué, car le chercheur, lui, n’observe son effet que sur un sous-groupe de firmes. Celles-ci bénéficient d’une baisse d’impôt qui leur permet, par exemple, de prendre des parts de marché à leurs concurrentes qui n’ont pas cette chance. Elles se développent. Maintenant, le législateur baisse les impôts de toutes les firmes. Il n’y a plus personne à qui prendre de parts de marché. C’est une situation différente. Pour aller de l’une à l’autre, il faut écrire, noir sur blanc, le modèle de comment les firmes se font concurrence. C’est un exemple ou l’économiste ne doit pas se contenter d’évaluer une réforme, mais il doit écrire le vrai modèle de l’économie.
Deuxième grande tendance, la montée en puissance des approches interdisciplinaires. L’histoire, la sociologie, la psychologie, la philosophie morale, et de nos jours l’informatique, peuvent apporter des éclairages précieux et enrichir l’analyse économique. Rentrons dans le détail de ce que les autres humanités et sciences sociales peuvent nous apprendre. Les questions de politiques publiques soulèvent souvent des enjeux éthiques subtils, souvent ignorés des économistes mais dont on ne souhaite pas simplement déléguer l’explicitation aux philosophes. Telle réforme est-elle juste? Est-ce qu’elle respecte les droits individuels? La liberté? C’est le type d’argument qu’Augustin Landier et moi même développons dans un livre récent, Le Prix de nos Valeurs (Flammarion). L’histoire économique permet de multiplier les expériences naturelles pour tester la robustesse d’intuition contemporaines. Par exemple, on observe que la crise financière de 2008 a été précédée d’une surchauffe du marché immobilier. Est-ce générique? Est-ce que la surchauffe immobilière est un facteur de crise particulièrement toxique? Pour y répondre il faut collecter les données historiques sur très longue période, une tâche bien plus aisée avec les dernières avancées de l’AI (pour la reconnaissance des images et la lecture de textes longs). Bien sûr, la psychologie est peut être la discipline qui a eu le plus d’impact sur l’économie, avec les succès de l’économie comportementale qui accepte et documente l’irrationalité des agents.
Allant dans la direction inverse, on observe, en économie, une spécialisation croissante des chercheurs, à l’instar des sciences dures. Lorsque j’ai commencé ma thèse, il n’y avait qu’un séminaire dans la plupart des départements d’économie. Toutes les branches de l’économie – économètres, théoriciens, experts en travail et macroéconomistes – assistaient à ce même séminaire et discutaient du même papier de recherche. Maintenant, les sous champs sont beaucoup plus cloisonnés. Les éditeurs enverront votre papier à des rapporteurs spécialistes du champ. Donc c’est eux, et eux seuls, qu’il faut convaincre de l’intérêt de votre démarche. Pour un jeune intellectuel, il me paraît assez dangereux de s’enterrer dans un sous-sous-champ ultra-spécialisé. Il faut garder l’esprit ouvert à ce qui se fait dans tous les domaines de l’économie et des autres humanités. Il y a des idées à glaner, des ponts à créer. C’est une bonne façon de se différencier et de s’aérer l’esprit.
Quel est à vos yeux le rôle de l’économiste ? Doit-il par exemple se restreindre à sa production scientifique, ou doit-il faire l’effort de porter ses résultats dans le débat public ? Y’a-t-il une cloison entre les deux ?
Je ne crois pas que tout universitaire ait pour devoir d’intervenir dans le débat public. Certains universitaires se contentent d’écrire pour la communauté. Leurs intuitions sont suffisamment fulgurantes pour qu’elles en inspirent d’autres. D’autres ont un talent de pédagogue et transfèrent ces connaissances vers le public. On peut être bon chercheur et bon pédagogue comme Krugman par exemple.
Les universitaires ne sont pas toujours les plus pertinents, mais ils ont une voix à faire entendre. Ils connaissent mieux les principes et moins bien les détails institutionnels qui intéressent les gens. Ils ont un discours plus cohérent et articulé, mais parfois moins informé sur le détail de la réalité. Un autre avantage est qu’ils sont formés à penser indépendamment de leurs intérêts personnels. Bien sûr, ils ont tous des biais, des intérêts, financiers ou non, mais leur formation les rend réceptifs aux arguments qu’on leur oppose de manière objective, indépendamment de leurs préférences personnelles. D’où cela vient-il ? Lors des séminaires, les objections fusent, et l’orateur doit sérieusement les prendre en compte. Les rapporteurs critiquent les articles, et il faut leur répondre honnêtement et de manière convaincante. Cela développe une psychologie où on est entraîné à penser contre soi. Cette voix est souvent singulière dans le débat public, où les intervenants peinent souvent à distinguer le monde tel qu’il est et le monde tel qu’ils voudraient qu’il soit.
L’intensité en technicité dans la recherche en économie tend-elle vers une certaine forme d’objectivité ? Un modèle mathématiques ou des données sont des matières très brutes, sont-elles un gage d’objectivité ?
Hm, j’en doute. Je dirais que la technicité est plutôt un écran de fumée. En économie, même lorsque les choses sont compliquées, ce qui arrive souvent, il doit y avoir un certain niveau d’intuition et de clarté. Ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement. L’opacité est un problème.
Par ailleurs, la logique n’est pas tout. Les mathématiques, la technicité, garantissent que, sur la base d’un ensemble d’hypothèses A, on arrive forcément à la conclusion B. C’est potentiellement difficile à montrer, mais pas forcément utile. La conclusion selon laquelle B est vrai nécessite que A le soit également. Si A est légèrement incorrect, B reste-t-il toujours vrai? C’est là le vrai problème. A doit être approximativement vrai si l’on veut tirer quelque chose de la théorie. C’est dans le choix de ces hypothèses qu’intervient le bon jugement de l’économiste.