En 2016, bien que l’impôt sur le revenu français (IR) présente une progressivité pour la majeure partie de la population, il est régressif pour les ménages ayant les plus hauts revenus, les milliardaires (Note n°92 de l’Institut des Politiques Publiques). Les sources de revenus des ménages les plus riches sont manquées par l’IR, tandis que ni l’impôt sur les sociétés (IS) ni l’impôt sur la fortune (ISF) ne rétablit de progressivité, et l’IS possède une tendance à la baisse, en raison d’une compétition fiscale entre pays. La littérature économique nous éclaire sur les changements de comportement des individus qui cherchent à éviter l’impôt. Si une réforme est nécessaire, il est crucial qu’elle soit soigneusement élaborée pour éviter que les incitations créées ne conduisent à son échec.
Télécharger ici la Note de l’Institut des Politiques Publiques sur la taxation des milliardaires
« It is not very unreasonable that the rich should contribute to the public expense, not only in proportion to their revenue, but something more than in that proportion. » (« Il n’est pas déraisonnable que les riches contribuent aux dépenses publiques, non seulement en proportion de leurs revenus, mais aussi au-delà de cette proportion »). Adam Smith, An Inquiry Into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, 1776.
Lors de la publication en 1776 de son œuvre majeure, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Adam Smith défend une fiscalité progressive sur les revenus. En effet, il existe plusieurs arguments en faveur de cette approche : réduction des inégalités, augmentation de la mobilité intergénérationnelle (Berg and Hebous, 2021), ressources supplémentaires pour les dépenses publiques et atténuation des externalités négatives liées à la concentration de la richesse. En 2016, la distribution des revenus des foyers fiscaux en France montre que le seuil d’entrée pour faire partie des 10 % les plus riches est d’un total de ressources de 135 000 euros, tandis que pour le top 0,1 %, ce seuil est d’un peu moins de 400 000 euros.
Parmi les taxes traditionnellement progressives, les auteurs se concentrent sur l’impôt sur le revenu (IR), l’impôt sur les sociétés (IS), et l’impôt sur la fortune (ISF), qui a été supprimé en 2018 par le gouvernement d’Emmanuel Macron. Les impôts sur l’immobilier sont absents de l’analyse. Dans ce contexte, la contribution des plus hauts revenus français est-elle en proportion de ceux-ci plus importante ? C’est la question à laquelle une récente étude de l’Institut des Politiques Publiques (IPP) apporte une analyse intéressante. En utilisant des données individuelles complètes et inédites pour l’année 2016, les économistes Laurent Bach, Antoine Bozio, Arthur Guillouzouic et Clément Malgouyres tentent d’y répondre.
L’impôt sur le revenu est-il progressif ?
« Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. » Article 13 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen.
L’intérêt de la progressivité de l’impôt étant établi, son existence de jure étant démontrée, il est alors nécessaire de vérifier si elle est bien présente de facto. Le revenu fiscal, calculé chaque année par les administrations fiscales françaises, correspond au revenu net imposable auquel on applique divers abattements et exonérations. Les auteurs calculent les taux d’imposition totaux rapportés au revenu fiscal et démontrent que le système d’impôt français est effectivement progressif, avec un taux marginal d’imposition supérieur à 40 % pour les revenus les plus élevés. Ainsi, les hauts revenus français contribuent davantage selon cette première conclusion.
Cependant, cette apparence de progressivité devient illusoire lorsque l’on comprend que la notion de revenu fiscal est insuffisante pour saisir l’ensemble des revenus à la disposition des ménages. En réalité, le montant total des revenus imposables pour l’impôt sur le revenu (IR) s’élève à 1000 milliards d’euros, tandis que le revenu primaire des facteurs, qui englobe tous les revenus générés par les différents facteurs de production tels que le travail et le capital (salaires, bénéfices des entreprises, revenus du patrimoine, intérêts, loyers, etc.), atteint 1600 milliards d’euros.
En d’autres termes, le montant global des revenus générés par les facteurs de production est supérieur de 600 milliards d’euros au montant total des revenus imposables soumis à l’IR. Cette différence est en partie due aux revenus dont la source est concentrée dans les tranches supérieures de la distribution. Par exemple, les bénéfices des sociétés contrôlées par les foyers fiscaux sont à la fois des revenus qui concernent en plus grande proportion les ménages les plus riches et qui sont soumis à un barème d’impôt différent.
Lorsque la composition des revenus et du patrimoine affaiblit l’équité du système fiscal : revenus contrôlés et taux de taxation effectifs
« The adage “free as air” has become obsolete by Act of Parliament. Neither air nor light have been free since the imposition of the window-tax… and the poor who cannot afford the expense are stinted in two of the most urgent necessities of life. » (« L’adage “libre comme l’air” est devenu obsolète depuis une loi du Parlement. Ni l’air ni la lumière ne sont gratuits depuis l’imposition de la taxe sur les fenêtres… et les pauvres qui ne peuvent pas se permettre cette dépense sont privés de deux des besoins les plus urgents de la vie »). Charles Dickens, Household Words, vol. 1, 1850, cité dans Oates et Schwab (2015, p. 163).
Pour réduire leur incidence fiscale, les propriétaires anglais proposaient aux plus pauvres des maisons presque exemptes de fenêtres lorsque la window tax était en vigueur en Angleterre (mise en place en 1696, supprimée en 1851). Dans notre cas, les individus ne font plus preuve d’ingéniosité dans l’architecture de leur propriété. Cette fois, ils réorganisent les sources de leur revenu et la composition de leur richesse. Une nouvelle fois, la capacité des ménages d’échapper à l’impôt est fortement corrélée positivement avec leur revenu. Pour remédier à ce problème, les auteurs proposent une nouvelle définition, le revenu économique. Il s’agit du revenu fiscal auquel on ajoute les bénéfices des sociétés non distribués pour les foyers fiscaux ayant un pouvoir de décision suffisamment important (10 % des parts de la société), ainsi que les cotisations non contributives, c’est-à-dire celles dont l’obtention de la prestation dépend moins des cotisations passées que d’une situation particulière (maladie, maternité, etc.). En comparaison, la moyenne du top 0,001 % de la distribution est de 12 millions d’euros avec la mesure du revenu fiscal, mais s’accroît à 172 millions d’euros avec la mesure du revenu économique. Mettons en évidence la concentration de revenus non taxés à l’IR dans les tranches supérieures de la distribution. Pour cela, il faut observer que pour les ménages qui font partie des 50 % les moins riches, ces deux mesures donnent un résultat plus similaire, avec 26 000 euros en moyenne pour le revenu fiscal, et 33 000 euros pour le revenu économique. Lorsque l’on rapporte le taux d’imposition global (IR, ISF, IS, impôt sur une donation future et cotisations) au revenu économique total, une régressivité apparaît au sommet de la distribution des revenus. La représentation graphique éclairante de ce calcul apparaît sur la figure 1. Bien que le taux supérieur soit de 46 % pour le top 0,1 %, il diminue ensuite pour atteindre seulement 26 % pour le top 0,0002 % des revenus, ce qui correspond, sans perte de précision, aux foyers fiscaux milliardaires.
Cette situation s’explique largement par la part plus importante de bénéfices des sociétés dans le revenu total, que les foyers fiscaux choisissent de ne pas distribuer. Il est important de noter que l’impôt sur les sociétés (33,33 % en 2016) est bien inférieur à la taxation des revenus personnels. De plus, son incidence fiscale, c’est-à-dire la répartition de la charge de l’impôt, est partagée entre les travailleurs et les actionnaires de la firme. S’il est vrai que cette répartition est sujette au débat au sein de la littérature économique, des estimations sur données allemandes trouvent que les travailleurs en subissent une part substantielle (Fuest et al., 2018). Cependant, l’hypothèse choisie dans cette étude est une incidence de 100 % sur les actionnaires, à la manière des comptes nationaux distribués (Piketty, Saez, Zucman, 2018). Il est important de noter une tendance à la baisse de l’IS (avec un taux réduit à 25 % depuis 2022), principalement en raison d’une compétition fiscale internationale visant à attirer les entreprises et ainsi recevoir des investissements supplémentaires (Clausing, Saez, Zucman, 2021). Cette tendance est une des conséquences importantes de la globalisation et de la hausse de mobilité des capitaux (Devereux et al. 2002, 2008). Le même constat peut alors être dressé concernant la régressivité du système fiscal dans de nombreux pays européens.
Exploration des réponses comportementales d’une taxation de l’ensemble des revenus contrôlés/du revenu économique
« L’art de l’imposition consiste à plumer l’oie pour obtenir le plus possible de plumes avec le moins possible de cris. », Jean-Baptiste Colbert.
À la suite d’un changement dans la politique fiscale de l’État, les individus et entreprises adoptent un comportement différent, basé sur les incitations créées par des règles fiscales et taux d’imposition différents. Pour une conception efficace d’une politique qui viserait à améliorer l’équité du système fiscal français, il est nécessaire que ces incitations soient prises en compte. Dans cette partie, nous explorons quelques récents résultats de la recherche en économie qui mettent la lumière sur ces réponses comportementales. Premièrement, la simplicité fiscale n’est pas toujours souhaitable. Les agents économiques profitent de modifications dans les informations qu’il est nécessaire de reporter à l’administration fiscale. Garbinti, Goupille-Lebret, Munoz, Stantcheva, et Zucman (2023) proposent une analyse sur une réforme de l’ISF en 2011. Celle-ci permit aux contribuables possédant un certain niveau de richesse (3 millions d’euros) de ne pas préciser, dans une certaine mesure, les types d’actifs possédés. L’incitation réside dans le fait que ne pas clarifier la composition de cette richesse rend plus aisé le fait de fournir une déclaration incorrecte et un sous-report du montant de richesse détenu à l’administration fiscale.
Les auteurs observent un bunching qui correspond, dans la littérature économique, au fait qu’un important nombre d’individus ou de firmes se situent à des seuils clés, profitables, définis par une politique publique. Une autre étude proposée par Aghion, Akcigit, Gravoueille, Lequien, et Stantcheva (2023) montre que si la complexité fiscale profite à ceux qui ont l’opportunité d’en tirer des échappatoires fiscales, c’est-à-dire certaines entreprises et les plus grandes fortunes, une fiscalité simplifiée n’est pas sans désavantage, et pourrait également favoriser l’évasion fiscale. Ils s’appuient sur l’introduction d’un nouveau régime fiscal pour les autoentrepreneurs en France. Ceux-ci pouvaient alors choisir entre trois régimes de taxation, chacun avec un degré de complexité différent. Néanmoins, il y avait des conditions d’éligibilité à respecter en termes de revenus, pour accéder à un degré moindre de complexité.
De la même manière que l’étude précédemment citée, un bunching apparait aux seuils définis par la politique publique. Il permet d’identifier, en comparant le taux de croissance de revenus des individus concentrés au seuil et celui des individus localisés au-dessus du seuil, le fait qu’il a pour principal motif l’évasion fiscale. D’autre part, une migration des individus sujets à une hausse des taxes est un argument souvent utilisé contre l’imposition des plus hauts revenus. Dans une revue exhaustive des liens entre fiscalité et migration (Kleven et al., 2020), il est expliqué que les estimations récentes trouvent une élasticité assez importante de l’expatriation des individus du haut de la distribution des revenus (certains inventeurs détenteurs de brevets, par exemple) au taux de taxe.
Si cet argument doit être effectivement pris en compte, il est important de noter, comme les auteurs le montrent, que les paramètres qui influencent le choix de départ à l’étranger dépendent de la politique fiscale implémentée. Dès lors, il est davantage question de problèmes de conception du système fiscal, et il convient d’éviter tout excès de pessimisme concernant la taxation des revenus du haut de la distribution. Enfin, la politique fiscale possède également un impact significatif sur l’innovation d’un pays. Un travail mené par Akcigit et ses co-auteurs, publié en 2022, propose des estimations de l’élasticité des inventeurs et entreprises à l’imposition durant le XXᵉ siècle aux États-Unis, et montre qu’ils répondent à ces incitations monétaires. Dans un contexte de croissance faible en France, il est nécessaire d’éviter de décourager ces innovations qui pourraient la relancer. En fin de compte, la faillite de l’ISF français peut être expliquée de bien des façons par des incitations indésirables encouragées par des réformes imprécises. Apprendre de cet échec en consultant les résultats récents de la science économique est essentiel pour une réforme fiscale.
Vers une réforme fiscale : un équilibre délicat à prendre en compte pour en assurer le succès
« Le problème aujourd’hui n’est ni de réduire ni d’augmenter les impôts. Il s’agit bien plutôt de les remettre à plat, de mieux les répartir, de les rendre plus simples, plus équitables et plus lisibles. »
Camille Landais, Thomas Piketty, et Emmanuel Saez. Pour une révolution fiscale, 2011.
Il est encourageant d’observer une progressivité du système fiscal français pour une grande partie des ménages. Cependant, celui-ci semble favoriser le top 0,0002 % de la population, c’est-à-dire les milliardaires, comme le montrent les données. Cette concentration des avantages fiscaux soulève des questions sur l’équité du système actuel et appelle à une réforme pour établir un meilleur équilibre. Il est crucial de reconsidérer les « perdants de la mondialisation », ceux qui ne peuvent profiter de la concurrence fiscale et dont l’imposition sur le travail est plus importante qu’il ne le faudrait dans une politique fiscale optimale. Une réforme du système fiscal apparaît alors nécessaire, notamment à la lumière du contrefactuel proposé par les auteurs dans la note, présent sur la figure 1.
Leur approche, qui vise à imposer à l’IR tous les revenus « contrôlés » par les ménages, peut être assimilée à une forme d’impôt sur la fortune, suscitant ainsi un renouveau du débat sur cet instrument fiscal. Cependant, trouver le bon équilibre dans une potentielle réforme est essentiel pour assurer son succès et éviter des conséquences indésirables. Cette analyse du système fiscal est statique et ne tient pas compte de certains effets dynamiques qui surviendraient. Ceux-ci conduisent à des sous-estimations ou des surestimations de l’impact d’une réforme, s’ils sont non pris en compte. De plus, l’analyse du système fiscal présentée ici se base uniquement sur les données de l’année 2016. Depuis lors, des réformes fiscales peuvent avoir été introduites, ce qui pourrait influencer les conclusions et les recommandations à envisager. Il est donc important de prendre en compte les évolutions récentes du système fiscal lors de l’examen des solutions potentielles en termes de conception.
Sur un autre plan, tenir compte des réponses comportementales des individus et des entreprises lors de la conception d’une réforme fiscale est essentiel. Les changements de comportement peuvent entraîner des pertes d’efficacité fiscale, ce qui nécessite une approche réfléchie pour atteindre les objectifs souhaités tout en minimisant les effets indésirables. Plus globalement, mettre en place une réforme fiscale dans un contexte de concurrence fiscale internationale pourraient avoir des conséquences indésirables. Dans leur étude, Fuest et Weichenrieder (2002) soulignent que la tendance à la baisse de la fiscalité des entreprises en dessous de l’impôt sur les revenus crée une incitation à utiliser les firmes comme « abri fiscal ». Toute solution visant à résoudre le problème de l’avantage apparent du top 0,0002 % doit alors être envisagée dans un contexte international.
L’harmonisation des taux d’imposition des entreprises à l’échelle internationale est la réponse nécessaire pour éviter les stratégies d’optimisation fiscale agressives et contrer les effets négatifs de la mondialisation. Des accords internationaux sont fondamentaux pour garantir le succès et l’efficacité d’une telle réforme fiscale.
Cette article met ainsi en évidence la complexité du système fiscal français en ce qui concerne l’imposition des hauts revenus. Malgré une progressivité basée sur le revenu fiscal, les disparités dans la composition des revenus et du patrimoine, ainsi que les différences dans les taux d’imposition effectifs, peuvent conduire à une régressivité apparente. Pour garantir une contribution équitable et proportionnelle des hauts revenus aux dépenses publiques, il est capital de travailler sur le design fiscal. Les enseignements des travaux empiriques de la littérature économique sont précieux pour guider ces efforts et promouvoir une meilleure répartition des charges fiscales. En définitive, il est indéniable qu’une réforme pourrait améliorer l’équité de l’imposition française des très hauts revenus. Une telle réforme devra être soigneusement élaborée, précise et affinée afin de créer des incitations appropriées pour garantir une base fiscale supplémentaire. Toutefois, il est important de reconnaître que la fiscalité immobilière, en tant qu’outil supplémentaire, n’a pas été prise en compte dans notre examen du système d’imposition français. Celle-ci nécessiterait une attention particulière.