Souleymane Faye – Pourriez-vous nous expliquer les récents mouvements boursiers et ce qu’ils indiquent sur les anticipations des ménages vis-à-vis de la conjoncture économique ?
MATHIEU SAVARY – Depuis la fin d’octobre, nous avons assisté à une appréciation notable des marchés boursiers accompagnée d’une baisse significative des taux obligataires. Ces évolutions signalent l’anticipation d’un “soft landing”, ou scénario “Goldilocks”, caractérisé par un ralentissement économique sans effondrement, favorisant ainsi une réduction des pressions inflationnistes et potentiellement un assouplissement de la politique monétaire sans entrer en récession. Ce scénario optimal pour les marchés implique une baisse des coûts d’emprunt sans impacter négativement les bénéfices des entreprises. On observe une détente sur le marché obligataire, une hausse des actions, un resserrement des écarts de crédit, et un affaiblissement du dollar, une devise typiquement anticyclique. Bien que ces mouvements de marché soient cohérents avec l’hypothèse intégrée par les marchés pour 2024, leur concrétisation reste incertaine.
Concernant le scénario Goldilocks, caractérisé par une croissance modérée et une faible inflation, quelles implications directes envisagez-vous pour l’économie, en Europe et au niveau mondial ?
Ce scénario serait l’idéal, prolongeant le cycle économique sans provoquer de récession. Il éviterait une augmentation significative du chômage et favoriserait le rétablissement du pouvoir d’achat, fortement impacté en 2022 et durant une grande partie de 2023, tout en préservant la valeur nette des ménages. Toutefois, je reste sceptique quant à sa réalisation, malgré un optimisme certain sur les marchés. La baisse récente des taux d’intérêt, l’appréciation des actifs et la dépréciation du dollar ont notablement détendu les conditions monétaires et financières, traditionnellement propices à la croissance.
Néanmoins, l’économie montre peu de signes de capacités inutilisées. Les taux de chômage restent bas globalement, et en Europe, le volume d’heures travaillées est au plus haut, malgré le vieillissement démographique qui devrait réduire la main-d’œuvre disponible en théorie. Cette configuration indique une saturation du marché du travail et de l’économie. Une accélération de la croissance économique dans ce contexte pourrait engendrer des pressions inflationnistes, soulevant des préoccupations chez les banques centrales.
De plus, les révisions des anticipations de baisse des taux d’intérêt, initialement prévues pour l’été puis reportées au printemps, sont remises en question par un assouplissement accru des conditions financières. Cela réduit la probabilité d’une action conforme aux attentes par les banques centrales au début du deuxième trimestre.
Un autre point de friction concerne le temps de réaction de la politique monétaire sur l’économie, habituellement estimé entre 12 et 18 mois. L’impact plein et entier des augmentations antérieures de taux n’a pas encore été ressenti. Parallèlement, un resserrement de la politique budgétaire impacte négativement la croissance cette année. En Europe, le refinancement de la dette, tant pour les entreprises que pour les gouvernements, prévu en 2024, commence à peser sur les liquidités du secteur privé, nécessitant des ajustements budgétaires.
Enfin, si les réductions de taux anticipées ne se matérialisent pas, l’économie sera toujours affectée par les augmentations précédentes sans bénéficier d’un assouplissement monétaire au premier semestre, restreignant ainsi les investissements et la consommation privés. Ces facteurs augmentent la probabilité d’une récession dans la seconde moitié de l’année en Europe.
Vous mentionnez le Global Goldilocks Sentiment Proxy (GGSP) dans votre rapport. Pouvez-vous nous en dire plus sur sa composition, ce qu’il évalue et son utilité ?
Le GGSP repose sur des enquêtes réalisées par l’institut allemand ZDW auprès d’investisseurs à travers l’Europe, offrant ainsi un aperçu significatif des attentes du marché à une échelle globale. Ces enquêtes évaluent divers aspects, dont la perception de la croissance économique actuelle, les prévisions de croissance et d’inflation, ainsi que les anticipations concernant les taux d’intérêt. Nous avons analysé et comparé ces données non seulement pour l’Europe et l’Allemagne, mais également pour d’autres grandes économies, telles que la Chine et les États-Unis, calculant les moyennes des prévisions d’inflation et de croissance à l’échelle mondiale. Actuellement, les prévisions de croissance se situent autour de la moyenne historique, tandis que les anticipations d’inflation sont remarquablement basses. En ajustant ces deux variables, nous constatons un environnement de type “Goldilocks”. À l’opposé, un indice très bas aurait signalé des craintes de stagflation, caractérisée par une faible croissance couplée à de hautes prévisions d’inflation, mais nous nous trouvons dans une configuration différente.
Le GGSP a récemment atteint un pic historique, suggérant que des développements supplémentaires sont nécessaires pour son amélioration continue. Cette hausse est principalement due à deux facteurs : d’une part, des aléas économiques positivement globaux, notamment une stabilité de certains indicateurs de croissance, en particulier sur le marché de l’emploi aux États-Unis, qui ont surpassé les attentes. D’autre part, l’inflation effective a été inférieure et a mieux performé que prévu en début de l’année précédente. Pour soutenir la progression du GGSP, il serait essentiel de continuer à observer de telles surprises économiques positives, aussi bien en matière de croissance qu’en matière d’inflation, et de veiller à ce que ces tendances soient confirmées par les communications des banques centrales.
Toutefois, les banques centrales commencent à modérer les attentes du marché, peut-être considérées comme excessivement optimistes, augmentant ainsi les risques que les anticipations actuelles ne se concrétisent pas pleinement. En ce qui concerne la croissance, la dynamique reste positive, mais l’inflation montre des signes de résilience dans certains secteurs, comme le logement aux États-Unis, et, dans une moindre mesure, en Europe. De plus, la diminution de certains effets de base liés à l’énergie et l’augmentation des coûts de transport maritime en raison des conflits au Moyen-Orient introduisent de nouveaux obstacles. Ces éléments compliquent la validation des anticipations très optimistes concernant l’inflation et la croissance, transformant la réalisation de ces attentes en un défi majeur dans le contexte actuel.
Malgré les perspectives d’amélioration de la croissance, le GGSP semble posséder un caractère auto-limitatif pouvant tempérer la hausse des actions. Comment expliquer que des éléments tels que les bas taux de chômage et l’augmentation des salaires pourraient contribuer à des pressions inflationnistes ? Quel est le processus sous-jacent identifié ?
Effectivement, les faibles taux de chômage et les hausses salariales représentent des facteurs de risque non négligeables, mais ils ne mènent pas directement à l’inflation. L’impact de ces facteurs sur l’inflation est largement conditionné par l’évolution de la demande dans un contexte dans lequel ces risques sont manifestes. Le caractère auto-limitatif du GGSP découle de sa corrélation avec un assouplissement des conditions financières, lequel favorise une augmentation de la demande. Face à une économie dans laquelle les capacités inutilisées se font rares, une hausse de la demande est susceptible de provoquer une montée significative de l’inflation.
C’est la raison pour laquelle le GGSP est perçu comme auto-limitatif : dès lors que l’inflation dépasse les anticipations, les prévisions intégrées au GGSP s’ajustent à la hausse, induisant une pression descendante sur l’indice. Autrement dit, dans un environnement caractérisé par des taux de chômage faibles et des salaires en hausse, couplé à une demande en expansion et un manque de potentialités inutilisées, le risque de pressions inflationnistes s’intensifie, ce qui pourrait limiter le potentiel de croissance des marchés d’actions via le mécanisme auto-limitatif du GGSP.
Quelles politiques publiques recommanderiez-vous pour maintenir le GGSP à un niveau optimal ?
À l’heure actuelle, la prudence s’impose quant à l’assouplissement rapide de la politique monétaire pour prévenir un rebond de l’inflation. La principale préoccupation actuelle n’est pas une récession catastrophique, mais plutôt une récession aux effets modérés, marquée par une légère augmentation du chômage et une reprise rapide de la croissance économique, soutenue en grande partie par la forte liquidité présente dans les bilans des entreprises privées. Plusieurs facteurs structurels renforcent aussi les investissements en capital, stabilisant ainsi un élément clé du PIB susceptible d’être affecté en période de récession.
Reconnaître qu’un ralentissement économique significatif est presque inéluctable pourrait être avantageux. Cela permettrait de générer des capacités inutilisées au sein de l’économie, facilitant une reprise vigoureuse de la croissance. Un assouplissement prématuré des conditions monétaires, suivi d’un retour rapide de l’inflation, nécessiterait probablement une hausse encore plus marquée des taux d’intérêt par rapport aux augmentations de décembre, menant à une récession plus sévère et à des conséquences plus lourdes pour les ménages. Ainsi, il apparaît judicieux pour les banques centrales d’adopter une démarche prudente, même si cela implique un risque accru de récession à court terme, afin d’éviter une crise plus profonde à l’horizon 2025-2026.
Il s’agit donc de trouver un juste milieu et d’opter pour une stratégie mesurée, en acceptant des défis à court terme pour éviter des problèmes plus graves à l’avenir. Concernant les politiques actuelles, les banques centrales semblent avoir adopté une approche adéquate. Leur communication met en lumière la baisse de l’inflation et les risques pour la croissance, tout en indiquant l’insuffisance d’un assouplissement du marché du travail pour justifier une baisse des taux. Les préoccupations liées à l’inflation restent suffisamment sérieuses pour ne pas encourager une politique monétaire plus souple pour le moment.
Enfin, pourriez-vous détailler le type de recherche que vous menez chez BCA Research ?
Notre objectif principal réside dans l’accompagnement des investisseurs à identifier des opportunités et à naviguer les risques sur les marchés pour générer un avantage ou alpha, à partir d’une perspective macroéconomique. Nous scrutons avec attention la dynamique entre les prix des actifs et l’économie, accordant une importance particulière aux anticipations économiques ainsi qu’aux orientations des politiques monétaires et budgétaires.
Notre méthode repose sur un examen approfondi et un backtesting des interactions entre les indicateurs économiques que nous élaborons et l’évolution des marchés, mesurant ainsi la variance et d’autres indicateurs de risque et de rendement. Cette démarche est ancrée dans une solide compréhension des mécanismes économiques et de leurs influences réciproques avec les marchés financiers, tout en s’appuyant sur une analyse empirique rigoureuse pour éprouver la fiabilité historique de ces relations, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des échantillons.
Nous adoptons une approche flexible et non dogmatique, intégrant la gestion des risques et réévaluant continuellement la pertinence de nos analyses à la lumière de leur impact sur les marchés. Lorsque nos observations divergent des tendances de marché, nous sommes amenés à reconsidérer leur justesse.
Notre culture d’entreprise encourage vivement le débat et le partage d’idées parmi notre équipe de spécialistes. Cette démarche collaborative s’étend également à nos échanges avec une clientèle diversifiée et souvent experte, avec qui nous échangeons régulièrement nos réflexions, affinant ainsi nos hypothèses.
Finalement, nous confirmons la validité de nos hypothèses grâce à une analyse des données et des performances, ainsi qu’à notre aptitude à prévoir avec exactitude les mouvements des banques centrales, les tendances de croissance économique, l’évolution de l’inflation et les performances des marchés.