Pierre Rousseaux – En quoi la question de l’emploi des seniors est-elle essentielle aujourd’hui et en économie ?
HIPPOLYTE D’ALBIS – Les seniors représentent un potentiel d’emploi très important. Par exemple, afin d’atteindre les mêmes taux d’emploi que la Suède, nous devrions employer 800 000 travailleurs supplémentaires chez les 25-54 ans contre 1,6 million de plus pour la seule tranche d’âge des 55-64 ans. C’est un différentiel considérable ! Dit autrement, pour les tranches d’âges les plus actives, qui sont très concentrées au milieu de la vie, la France n’est pas si mauvaise élève. Nous avons des taux d’emploi qui sont assez proches des “meilleurs de la classe”, y compris chez les femmes. La vraie différence se joue sur le taux d’emploi des seniors, où nous avons des résultats bien plus faibles.
Au-delà de cet aspect quantitatif, étudier l’emploi des seniors offre un éclairage précieux sur notre société et, en particulier, sur son rapport aux différentes étapes de la vie. Une des questions que l’on peut se poser est la suivante : pourquoi la France a-t-elle choisi de faire partir ses salariés à la retraite plus tôt que dans d’autres pays ? Bien que cela ait évolué depuis la fin des années 1990, il y a longtemps eu en France un consensus social pour gérer les retournements économiques et les difficultés liées aux licenciements en favorisant la mise à la retraite anticipée ou le chômage des salariés seniors. Comme ces départs étaient relativement bien compensés, les seniors les acceptaient, ce qui facilitait la gestion des ressources humaines dans les entreprises. Certes, ce système avait un coût pour l’État, mais on s’est malheureusement habitués à ce modus vivendi. Cela a finalement conduit à une vision très particulière du travail des seniors, sans encourager le développement d’une véritable politique RH dédiée à cette population.
La stigmatisation du senior dans les organisations vient-elle de la potentielle baisse de ses compétences ? Les travailleurs sont souvent comparés en opposant le jeune au plus âgé, ce qui peut contribuer à renforcer ce phénomène.
Il est certain que les compétences évoluent tout au long de la vie, et il n’est pas toujours pertinent de comparer un jeune à une personne expérimentée. Il est également vrai que certaines aptitudes, comme l’attention ou la mémoire, peuvent diminuer avec l’âge, et qu’une formation initiale plus ancienne peut entraîner une moindre maîtrise des nouvelles technologies. Cependant, un travailleur senior apporte en contrepartie un savoir-faire accru. Il serait absurde de se priver de cette richesse et de la dévaloriser. Dans les structures complexes que sont les entreprises, il est évident que l’on a besoin à la fois de la jeunesse, avec ses compétences nouvelles et son énergie, mais aussi de l’expérience des seniors, qui apportent une stabilité, un réseau, une connaissance du terrain et une capacité à résoudre des problèmes complexes.
De plus, les seniors sont souvent perçus comme un fardeau par les organisations, et eux-mêmes sont parfois peu motivés dans leur travail, car personne ne cherche réellement à les motiver. Cela crée un cercle vicieux : ils travaillent moins bien, deviennent effectivement un poids, et finissent par se cantonner au rôle qu’on leur a attribué. Il est crucial de repenser la manière dont nous motivons les seniors au travail. Ce sujet a été largement négligé ces dernières années, alors même que la motivation des seniors est fondamentalement différente de celle des plus jeunes.
La question du sens au travail revient souvent dans le débat public, mais, là encore, la réflexion se concentre principalement sur les jeunes, ces “nouvelles générations qui cherchent un travail porteur de sens”. Cela n’est certes pas faux, mais il ne faut pas oublier que les travailleurs plus âgés souhaitent eux aussi trouver du sens à leur travail. C’est d’ailleurs leur principale motivation, d’autant plus qu’ils n’ont beaucoup moins de perspectives de progression de carrière.
La question des seniors, et ses répercussions sur le marché du travail et le système social, est en réalité un phénomène structurel de long terme qui se manifeste avec un certain retard. L’entrée progressive des baby boomers dans la dernière phase de leur vie, combinée à l’amélioration des conditions de vie, est un processus qui va continuer dans les années à venir en raison du fort taux de natalité de cette génération. Il s’agit donc d’un problème actuel qui aurait pu être largement anticipé ?
Après la Seconde Guerre mondiale, à partir de 1946-1947, la France a connu une hausse spectaculaire des naissances, atteignant 900 000 par an. Pendant les années 1930 et forcément pendant la guerre, les naissances avaient fortement chuté, atteignant leur point le plus bas en 1944 avec un peu plus de 500 000 naissances. Ce déclin a été suivi par le “baby boom”, marqué par une forte augmentation des naissances à partir de 1946. Toutefois, le terme “baby boom” est souvent mal utilisé, car le nombre élevé de 900 000 naissances par an a perduré jusqu’en 1972-1973, créant un long plateau après une période de baisse. Cette situation, combinée à l’allongement de l’espérance de vie, a entraîné une augmentation du nombre de retraités, mettant en danger l’équilibre des transferts sociaux entre les actifs et les inactifs. Ainsi, les défis liés au financement des retraites sont apparus avec l’arrivée à la retraite des baby-boomers, environ 60 ans après 1946.
Soixante-dix ans plus tard, ce sont désormais les dépenses de santé qui connaissent une hausse significative en raison de l’augmentation des maladies et des hospitalisations. Ces phénomènes s’amplifient avec la croissance de la population senior, entraînant des défis tels que la surpopulation hospitalière. Cette tendance, liée à l’arrivée d’une cohorte de personnes âgées, forme une vague qui durera près de 30 ans. Les premiers membres de cette génération commencent à entrer en situation de dépendance, ce qui accentue les enjeux liés à leur prise en charge. Le manque d’anticipation proactive a conduit à un système de protection sociale plus coûteux, peu adapté à cette réalité. Cependant, une fois ce plateau atteint, on peut espérer une stabilisation de la situation. C’est pourquoi on entend dire que le poids des pensions de retraites se stabilise, même s’il reste à des niveaux très élevés.
La possibilité d’utiliser l’âge de départ à la retraite afin d’encourager les seniors à prolonger leur carrière revient souvent dans le débat public. Néanmoins, selon vos observations sur la stigmatisation des seniors, ne devrait-on pas chercher d’autres leviers plutôt que de se concentrer exclusivement sur l’âge de départ à la retraite ?
La gestion d’un système de retraite se résume souvent à des ajustements apparemment simples, mais aux conséquences financières très importantes. Les deux principales options sont d’augmenter les cotisations ou de réduire les pensions. Cependant, une hausse des cotisations peut avoir un effet négatif sur l’emploi, ce qui n’est pas souhaitable. D’un autre côté, baisser les pensions est délicat, car cela affecte directement le niveau de vie des retraités, qui dépendent de ces revenus. La question de repousser l’âge de la retraite est également débattue, surtout en tenant compte de l’allongement des études et de la possibilité de travailler plus longtemps. Ce débat est présent depuis les années 1990, avec des tensions récurrentes autour du report de l’âge minimal de départ à la retraite et de l’augmentation du nombre d’années de cotisation.
Savoir si l’ajustement de l’âge de la retraite peut réellement servir de levier pour augmenter le taux d’emploi des seniors est une question cruciale, insuffisamment discutée. Dans le secteur public, le simple fait d’informer un fonctionnaire que l’âge de la retraite passe de 60 à 62 ans peut mécaniquement entraîner une hausse du taux d’emploi des 55-65 ans. Cependant, le défi est plus complexe dans le secteur privé. Bien que le relèvement de l’âge de la retraite ait effectivement augmenté le taux d’emploi des seniors, il a surtout profité aux travailleurs déjà bien intégrés sur le marché, à savoir principalement les hommes cadres sans difficultés préexistantes d’emploi. Ce décalage en termes de bénéfices est notable, car pour les populations plus vulnérables sur le marché du travail, cette mesure n’a pas eu les mêmes retombées positives. C’est un premier problème. De plus, pour ceux déjà hors emploi (au chômage ou inactifs), le report de l’âge de la retraite n’a pas facilité leur retour sur le marché du travail.
En effet, en augmentant l’âge de la retraite, quelle que soit la méthode, on constate généralement une hausse du taux d’emploi, ce qui réduit le coût du système de retraite, car les individus cotisent plus longtemps. Toutefois, cela accentue les inégalités au sein de la population. À mesure que l’âge de départ à la retraite est repoussé, des disparités émergent parmi une classe d’âge qui, initialement homogène, devient de plus en plus inégale en vieillissant (en raison des différences sectorielles, des écarts de formation, etc.). Cela crée des trajectoires professionnelles plus favorables pour certains. Juste avant la retraite, cette hétérogénéité se manifeste clairement, avec d’un côté ceux qui ont été licenciés et ne retrouvent pas d’emploi, sans encore pouvoir prétendre à la retraite, et de l’autre, ceux qui poursuivent une carrière stable.
Les pays scandinaves connaissent un taux d’emploi des seniors avoisinant les 90%. Outre ce qui a déjà été évoqué, existe-t-il des enseignements supplémentaires que nous pouvons en tirer pour élever le niveau d’emploi des seniors en France ?
Il n’existe pas de solution miracle, mais plutôt une approche structurelle qui nécessite du temps. Pour une personne qui a quitté le système éducatif avec une formation de base, sans études avancées ni universitaires, et qui n’a jamais bénéficié de formation continue, il est illusoire de croire qu’un programme dédié aux seniors la rendra soudainement employable et qualifiée. Mettre en place un plan de formation à 55 ans est peu réaliste. Si la personne n’a pas été formée plus tôt, le déclassement est souvent acté. Il est donc essentiel de commencer tôt et de promouvoir des initiatives de formation tout au long de la vie.
Les pays scandinaves, qui ont réussi dans ce domaine, ont adopté cette approche dès les années 2000. En investissant dans la formation continue dès la trentaine, ils ont su préparer les individus aux besoins futurs du marché du travail, anticipant ainsi la demande de main-d’œuvre qualifiée à l’approche de l’âge senior. Un autre point clé, évoqué dans mon livre (Les seniors et l’emploi, Presses de Sciences Po), concerne le retour à l’emploi des femmes après avoir eu des enfants. Ces pays ont mis en place des politiques pour faciliter le retour au travail des femmes entre 35 et 40 ans, en favorisant une meilleure conciliation entre vie professionnelle et vie privée. Ces mesures ont eu des effets positifs sur l’emploi des seniors 10 à 15 ans plus tard. Il est important de noter que la croissance de l’emploi des seniors est en grande partie due aux femmes.
Il faut également réfléchir à la gestion de la dernière phase de la carrière professionnelle. Certains cadres craignent d’être mis à l’écart en fin de carrière, ce qui explique en partie l’opposition de nombreux cadres, même jeunes, à la réforme des retraites. Souvent, la carrière d’un cadre commence par une expertise dans un domaine spécifique, puis évolue vers des responsabilités de gestion. Il est nécessaire de repenser la transition du management vers un retour à l’expertise, sans que cela soit perçu comme une régression ou une forme de déshonneur social. Bien que beaucoup associent cette dernière phase à la transmission de savoirs aux plus jeunes, ce n’est pas la vocation de tous. Trouver des solutions pour permettre un retour à l’expertise, sans stigmatisation sociale, reste un défi complexe.
Au-delà de celui de l’Etat, ne devrait-on pas également considérer que le secteur privé a un rôle à jouer dans cette démarche ?
L’enjeu principal est en effet, de mobiliser le secteur des ressources humaines. Actuellement, le contexte est plutôt favorable en raison des tensions sur le marché de l’emploi. De plus, les réformes des retraites et de l’assurance-chômage ont contribué à mettre le sujet sur le devant de la scène, notamment avec la réduction des conditions d’indemnisation pour les seniors. Cela a donc permis de lever certains freins pour les travailleurs seniors qui souhaitent prolonger leur carrière. Par ailleurs, la question de la discrimination devient de plus en plus sensible, et il apparaît que les discriminations et préjugés à l’égard des seniors restent très marqués, peut-être autant que d’autres formes de discrimination.