Le prix Nobel d’économie, décerné ce lundi par le jury de la Banque de Suède, place cette année la femme au cœur des sciences économiques en récompensant les travaux de l’économiste Claudia Goldin. Première lauréate unique du prix Nobel d’économie – les deux précédentes, Elinor Ostrom (2009) et Esther Duflo (2019) étaient co-lauréates aux côtés d’économistes masculins -, Claudia Goldin a été distinguée par ses travaux d’histoire économique relatifs aux inégalités de genre sur le marché du travail. Elle fut précurseure dans ce domaine de recherche, mais également dans la carrière qu’elle a menée dans le milieu académique masculin de la recherche en économie. Profondément engagée pour l’éducation et l’accessibilité du milieu académique envers les femmes, elle inspire, pousse, et forme les futures femmes économistes via notamment la conception de programmes spécifiques.
De Chicago à Harvard, le capital humain au centre de ses enquêtes
Aujourd’hui spécialisée en histoire économique, Claudia Goldin a développé son goût de la reconstitution, des archives, et de la mise en perspective historique lors de la lecture des “Chasseurs de microbes” de Paul de Kruif (1927), livre qui retrace l’histoire de plusieurs scientifiques qui ont joué un rôle clé dans la découverte des microbes (en décrivant notamment les découvertes Louis Pasteur, Robert Koch, Émile Roux, Élie Metchnikoff, Paul Ehrlich, et d’autres) et le développement de la microbiologie. Dans la foulée, elle s’est inscrite en études de microbiologie à l’université Cornell avant qu’elle ne s’intéresse aux thématiques d’organisation industrielle (industrial organisation, IO). Alors doctorante en économie à l’université de Chicago, l’arrivée sur le campus du futur lauréat du prix Nobel, Gary Becker (père de la littérature économique sur le capital humain), fut une source d’inspiration importante pour la direction de ses travaux : étudier le capital humain. C’est enfin le futur lauréat Robert Fogel qui l’a définitivement spécialisée en histoire économique et supervisée dans la rédaction de sa thèse intitulée “Une analyse quantitative de l’esclavage dans le sud des États-Unis de l’époque de l’antebellum” (A quantitative analysis of slavery in the antebellum U.S. South.). Ses recherches ont depuis, toujours associé cette passion pour l’approche historique de l’économie à un véritable travail de détective, “être détective signifie que l’on a une question et que cette question est si importante que l’on est prêt à tout pour la trouver.” (Claudia Goldin).
Son parcours à Chicago n’est pas simplement un passage, elle s’y est imprégnée des deux chercheurs qu’elle a cotoyé et des concepts économiques révolutionnaires qu’ils ont tous deux portés. Robert Shimer, directeur du département d’économie Kenneth C. Griffin à l’université de Chicago, explique en effet, que “l’un des thèmes de son travail [Claudia Goldin] est l’idée que si l’on ne modifie pas les déséquilibres entre les sexes au sein du ménage, on ne pourra pas modifier les déséquilibres entre les sexes sur le lieu de travail. Pour moi, cela montre bien la pertinence empirique des idées dont parlait Gary Becker”.
Entrée dans le monde académique, Claudia Goldin a enseigné dans de nombreuses universités renommées telles que l’Université de Pennsylvanie, du Wisconsin, Princeton, et est actuellement professeure titulaire d’économie à Harvard depuis 1990. Dans la continuité du prix Nobel, Claudia Goldin est une habituée des premières : elle fut notamment la première femme à obtenir un poste de professeur titulaire au département d’économie d’Harvard et la première femme présidente du prestigieux centre de recherche qu’est l’American Economic Association (2013-2014). Elle a également été primée par les plus importantes institutions de recherche américaines (National Bureau of Economic Research, National Academy of Sciences).
Depuis son entrée à la faculté de Harvard, ses recherches se sont orientées vers l’étude d’une diversité de sujets tels que la main-d’œuvre féminine, l’écart salarial entre les hommes et les femmes, les inégalités de revenus, les changements technologiques, l’éducation et l’immigration. Les plus importantes de ses recherches ont porté sur l’analyse des femmes sur le marché du travail, toujours à l’intersection entre le rôle d’économiste (données, mécanismes, et analyse de causalité) et d’historienne (collecte et compréhension des récits, phénomènes, puis mise en perspective).
Si Claudia Goldin a effectué des travaux théoriques de modélisation des choix individuels des femmes, c’est donc pour son approche historique de la place des femmes dans le marché du travail qu’elle a été récompensée. Toujours dans son habit de détective, elle a notamment constitué un travail historique de reconstitution de bases de données détaillant de 1900 à aujourd’hui des informations sur les femmes aux États-Unis : diplômes, salaires, emplois et carrières. En liant ces données à des événements historiques (la mobilisation économique et industrielle à la suite de la seconde guerre mondiale, apparition de pilule contraceptive, etc.) et individuels (le mariage, la venue du premier enfant, etc.), Claudia Goldin a pu étudier les liens de causalité entre ces événements et les trajectoires des femmes sur le marché du travail américain.
La courbe en U de la participation des femmes au marché du travail
Avant ses travaux de recherche, les chercheurs décrivaient une corrélation positive entre la croissance économique et le nombre de femmes en emplois rémunérés. Ses travaux, résumés par sa courbe en U, corrigent ce résultat : il n’y a finalement pas d’association historiquement valide entre la participation des femmes au marché du travail et la croissance économique. Si Claudia Goldin se fonde uniquement sur des données américaines, les évidences empiriques de la recherche montrent que la forme de cette courbe ne s’applique pas seulement au cas des États-Unis.
Le recul historique apporté par Claudia Goldin a tout d’abord permis de compléter les conclusions déjà en place en intégrant le travail informel des épouses à la fin des années 1880. En effet, si les femmes étaient désignées comme “épouse” dans les recensements et registres publics, il était fréquent qu’elles accomplissent des tâches de diverses natures dans les entreprises familiales, dans les industries artisanales ou la production à domicile (textile ou produits italiens). Cette dimension n’était pas correctement enregistrée dans les archives historiques ni dans les statistiques officielles, sous-estimant alors de manière importante la proportion des femmes dans la main-d’œuvre américaine à la fin des années 1880. Plus précisément, ses corrections ont permis de démontrer que le taux d’emploi des femmes mariées était presque trois fois supérieur à celui enregistré dans les recensements.
En remontant grâce à ses données (sur plus de dix mille femmes chefs de famille à Philadelphie au XVIIIe siècle) jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, Claudia Goldin a pu démontrer que l’industrialisation du XIXe siècle avait mobilisé une certaine participation des femmes sur le marché du travail. L’industrialisation ne permettait en effet, pas systématiquement aux femmes de coupler travail domestique et famille, et étaient donc incitées à participer à la force de travail. Ainsi, si Goldin a pu montrer que de nombreuses femmes célibataires travaillaient dans l’industrie manufacturière (40 % de toutes les jeunes femmes), la participation des femmes sur le marché du travail a cependant diminué pendant cette période industrielle.
Le mariage, au début du XXe siècle, caractérise le creux de la courbe. Claudia Goldin a chiffré dans ses travaux que seules 5 % des 20 % des femmes qui exerçaient une activité rémunérée étaient mariées. C’est après cette période que s’est opérée une recrudescence du taux de participation des femmes dans le marché du travail, avec pour cause les progrès technologiques, la croissance du secteur des services et l’augmentation du niveau d’éducation des femmes. Le mariage constituait toutefois un frein à cet élan, avec de nombreuses législations contraignantes dans certaines professions (la législation dite de “barrières au mariage”) telles qu’enseignantes ou employées de bureaux. Si cette pratique bat son plein dans les années trente (Grande Dépression), les anticipations des femmes sont également un facteur important de ce faible taux de participation, miné par les barrières à l’entrée du travail.
La partie croissante de la courbe en U s’explique par ces anticipations des perspectives de travail des femmes (salaire, succès professionnel, etc.). Dans la première moitié du XXe siècle, l’étape du mariage et de la naissance des enfants pèse sur ces anticipations, trop faibles pour envisager la poursuite de leur carrière. Ces anticipations vont changer progressivement dans la seconde moitié du XXe siècle avec une normalisation d’un nouveau contexte socioculturel : les jeunes filles voient de plus en plus les mères travailler, favorisant l’investissement en capital humain de ces filles. L’arrivée de la pilule dans les pays développés de la seconde moitié du XXe siècle a permis de retarder l’âge du mariage et du premier enfant, allongeant les carrières professionnelles des femmes.
Toutefois, malgré ces évolutions historico-culturelles du XXe siècle en termes d’éducation et de participation des femmes au marché du travail, les données mobilisées par Claudia Goldin soulignent la persistance des inégalités salariales entre les sexes. Si la discrimination salariale semble être un des facteurs explicatifs de ces écarts, le second (et principal) exposé par Claudia Goldin est celui de la “parentalité”. En effet, le système salarial fondé sur une flexibilité permanente et un temps de travail toujours rallongé ne privilégie pas les jeunes mères, prenant traditionnellement largement en charge l’éducation des enfants.
L’écriture à quatre mains
C’est également en couple que Claudia Goldin et son mari Lawrence F. Katz (également Professeur d’économie à l’Université d’Harvard) analysent la participation des femmes au marché du travail américain. Ils ont notamment publié ”Women Working Longer: Increased Employment at Older Ages” (Les femmes travaillent plus longtemps : augmentation de l’emploi à un âge plus avancé), ouvrage dans lequel ils décrivent le fait que depuis les années 1980, les femmes américaines sont plus nombreuses que jamais à rester sur le marché du travail jusqu’à la soixantaine et avec des emplois à temps plein. L’une des explications qu’ils apportent réside dans l’éducation et l’expérience accumulée par les femmes en début de vie. Parmi ses travaux majeurs écrits à quatre mains, le papier de recherche intitulé “Dynamics of the Gender Gap for Young Professionals in the Financial and Corporate Sectors” (Dynamique de l’écart entre les sexes pour les jeunes professionnels dans les secteurs de la finance et de l’entreprise), co-écrit avec Marianne Bertrand (Chicago), quantifie notamment que les femmes titulaires d’un MBA de l’université de Chicago gagnent, après 10 à 16 ans de vie active, 55 % des revenus de leurs homologues masculins. Pour 60 % de cet écart, la cause proviendrait des interruptions de carrières dûes aux périodes de maternités.
Le développement de la technologie comme moyen de réduire les inégalités salariales
Claudia Goldin a également contribué à la littérature économique en se penchant sur le rôle du développement et de la technologie dans l’évolution des salaires au fil de l’histoire. Dans un article co-écrit avec Lawrence Katz en 2009, elle met en lumière un phénomène intriguant : la réduction significative de l’écart salarial entre les travailleurs diplômés de l’enseignement supérieur et ceux qui ne l’étaient pas, une mesure clé des inégalités salariales, survenue entre 1915 et 1980, malgré l’augmentation relative du nombre de travailleurs plus qualifiés. L’intuition économique sous-jacente à cette observation, étayée par un modèle intégrant des facteurs tels que l’offre et la demande de main-d’œuvre, ainsi que des évolutions institutionnelles (comme l’influence des syndicats), est la suivante : lorsque le nombre de travailleurs qualifiés augmente (ce qui équivaut à une augmentation de l’offre de travail qualifié), la demande de travailleurs qualifiés s’ajuste en conséquence en réduisant les prix du travail, les salaires (en raison de leur abondance). La réduction relative du nombre de travailleurs moins qualifiés aboutit, par un mécanisme similaire, à une augmentation de leurs salaires (en raison de leur rareté). Ce raisonnement est augmenté du concept de “progrès technique biaisé” (vers les travailleurs qualifiés), qui a tendance à renforcer la demande de travailleurs hautement qualifiés.
Dans un article paru en 1998, une nouvelle fois co-écrit avec Lawrence Katz, elle propose une analyse historique du phénomène de “progrès technique biaisé”. Cette notion explique qu’avec l’avènement des innovations et de la croissance, la structure du marché du travail évolue en faveur des travailleurs hautement qualifiés, qui se voient offrir davantage d’opportunités d’emplois. Claudia Goldin désigne cette relation dans son article comme la “complémentarité entre le progrès technique et le capital humain”. Au cours de l’histoire industrielle, cette complémentarité n’a pas toujours existé. Notamment, au XIXe siècle, le progrès technique aurait, dans un premier temps, réduit la demande de travailleurs qualifiés. Ainsi, dans son étude empirique, Claudia Goldin a établi que l’apparition de cette complémentarité entre le niveau de qualification des travailleurs et l’innovation (ou, dans une formulation alternative, le capital) peut être située au XXᵉ siècle. Cette transformation serait en grande partie due à la transition des méthodes de production, avec des usines employant des méthodes de traitement continu et par lots. De plus, la transition de la vapeur et de l’eau à l’électricité aurait également joué un rôle essentiel dans ce changement de dynamique sur le marché du travail.
L’inégalité des genres jusque sur les bancs de l’université
Claudia Goldin a traité la question des inégalités de carrières entre les genres dans ses recherches, mais s’est aussi personnellement engagée dans ce domaine. C’est dans cette perspective, que Undergraduate Women in economics, une initiative propulsée par Claudia Goldin et Tatyana Avilova, a été lancée en 2015. Ce projet s’intéresse à la faible représentation des femmes dans le choix des études universitaires en économie et vise à proposer, tester et récolter des données sur les éventuels facteurs expliquant ces ratios femmes/hommes en économie si faible. Cela, à l’aide d’expériences aléatoires, visant à tester des méthodes peu coûteuses et faciles d’implantation pour y faire face. Ce programme a notamment alloué 12,500 dollars pour l’incitation aux femmes à poursuivre en économie. Toujours en cours, il a démontré un impact significatif et favorable sur l’amélioration du ratio hommes/femmes en économie, particulièrement dans les universités de tailles plus réduites. Plus généralement, sa nomination elle-même par le jury de la Banque de Suède a une portée symbolique sur la promotion de l’économie et son accessibilité pour les femmes.