La transition vers une économie verte ne se fait pas du jour au lendemain, c’est un engagement coûteux qui nécessite de porter son attention sur le long terme. Nous avons pu constater, en intégrant les résultats du modèle économique du Prix Nobel W. Nordhaus à la théorie des jeux, que les états ont intérêt à coopérer ensemble pour transformer leur économie dès lors qu’ils pensent au long terme et ne focalisent pas leur attention sur le court terme. En clair, effectuer une transition aujourd’hui porte ses fruits après-demain, et ce, malgré un choc négatif transitoire subi demain.
Nombreux sont les consensus sur l’impact de notre système économique sur l’environnement. Entre 1990 et 2017, malgré une baisse de 25% des émissions de GES dans l’Union Européenne, les émissions mondiales liées aux activités humaines ont progressé de 60% et les émissions de CO2 de 64%. En France, en 2017, ces émissions concernaient à 16,4% l’agriculture puis 70,4% réparties en majorité dans le transport (29%), le résidentiel et tertiaire (16,5%), l’industrie manufacturière (11,1%) et l’industrie énergétique (10,7%) (1). Si la montée des eaux menace plus d’un milliard d’êtres humains, la déforestation, l’augmentation des températures ou l’intensification des catastrophes naturelles s’ajoutent à un tableau suffisamment évocateur.
À l’aune de ces constats et au centre de l’attention, notre modèle économique semble devoir être repensé afin d’entreprendre une transition vers un modèle assaini et adapté au défi climatique. Cette économie post-transition ne se montre pas d’elle-même. Il faudrait au contraire entamer une transformation radicale de nos économies à toutes échelles – micro, nationale, mondiale – et dans tous secteurs.
Redéfinir les politiques énergétiques ne se fait pas du jour au lendemain, elles sont en effet souvent très coûteuses et connaissent des amortissements de plusieurs décennies, il existe de fait, une inertie importante des états à ce niveau. Si ce projet s’avère très ambitieux – incitation à l’utilisation des ressources naturelles dans les processus de production, décarbonisation des secteurs très friands en ressources fossiles, diminution de la consommation et orientation vers des produits moins dangereux pour l’environnement, conception de transports plus propres et instauration d’un nouveau système de prix prenant en compte les coûts environnementaux et sanitaires – elle pourrait également se heurter à plusieurs difficultés de concrétisation.
Si cette nouvelle économie, guidée par l’innovation verte, permettrait non seulement d’atteindre une économie optimale au sein de son rapport à l’environnement mais aussi de créer de nouveaux marchés, diminuer les coûts de production et augmenter la productivité, il existe tout de même un problème de temps car ces innovations, quasi-nécessaires à cette transition, n’existent pas toutes aujourd’hui. Quand bien même celles-ci existent, les inerties comportementales et les plans énergétiques ralentissent leurs mise en place.
Cette transition, afin d’atteindre une économie dite plus verte, ne s’apparenterait pas à un long fleuve tranquille mais plutôt à un choc négatif immense qui viendrait impacter tant les entreprises que les consommateurs, tout en rimant avec reconversions professionnelles, pertes d’emplois, pertes de pouvoir d’achat, hausse des prix, hausse des dettes privées comme publiques… Au centre des préoccupations, la transition vers des énergies renouvelables, par manque de fonds, d’ambitions ou d’innovation ne représente aujourd’hui que 1,5% de l’énergie mondiale consommée, contre 81,4% pour les fossiles. Enfin, orienter les recettes, mobiliser des investissements considérables, instaurer une fiscalité verte nécessiterait une vision à long terme tant pour l’Etat que pour les investisseurs.
En clair, l’économie verte ne s’atteint pas sans d’immenses sacrifices économiques pour tous, décideurs, entrepreneurs, consommateurs. Si seule, cette transition serait économiquement très compliquée voire destructrice, la question d’une coopération internationale se pose.
Faudrait-il alors coopérer à l’échelle internationale pour entamer une transformation de nos économies à leurs racines ?
Cet article souhaite étudier cet intérêt, à très court terme (2030), à court terme (2060) et à long terme (2120), du point de vue des pertes économiques. En clair, nous avons tenté de déterminer quelle décision prendre – coopérer ou non à l’échelle internationale – quant à l’investissement de l’argent public dans une économie décarbonée.
Pour cela, nous avons simulé des résultats à l’aide du modèle dynamique intégré climat-économie (DICE)* (2), développé par le Prix Nobel d’Économie 2018 William Nordhaus. Nous les avons alors intégré à un modèle de théorie des jeux.
Ce modèle lie les émissions de CO2, le cycle carbone, le changement climatique, les dommages climatiques et les coûts d’abattement (charge payée pour endiguer la pollution générée) à notre croissance économique. La théorie des jeux, elle, n’est pas une branche de la microéconomie contemporaine mais un outil mathématique s’appliquant à l’économie mais également à la sociologie, la défense, les sciences politiques et bien d’autres disciplines. Cet outil permet ainsi d’étudier mathématiquement les interactions entre des individus appelés joueurs.
Nous considérons que deux trajectoires s’offrent aux joueurs : investir massivement via les coûts d’abattement afin de limiter la température à 2°C (de façon intertemporelle) ou, peu investir afin de ne limiter l’accroissement de température qu’à 3°C. La limite de 2°C correspond aux projections du GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat) quant au réchauffement que nous devrions atteindre en 2100. Bien que les états soient déterminés à atteindre cette limite, les calculs de Nordhaus suggèrent plutôt 3°C.
Les pertes de PIB sont calculées à l’instant où les joueurs visualisent leur matrice de gains, i.e. en 2030, 2060 et 2120 elles sont la somme des dommages imputés à l’environnement qui privent les états de ressources monétisables et des coûts d’abattements. Le modèle traduit alors les effets observés en 2030, 2060 et 2120, en termes de pertes de PIB, d’une transition économique verte effectuée aujourd’hui.
Afin de représenter de la manière la plus réaliste le dilemme qui s’offre aux pays quant à la décision de coopérer ou non afin d’engager une refonte de leur économie, nous allons utiliser deux joueurs (1 et 2). Le premier représente la communauté internationale et le second, un pays de taille négligeable (les pay-off ont été calculés en supposant que la communauté internationale contribue 100 fois plus aux émissions que le petit pays). Ces deux pays choisissent, de manière simultanée et définitive, de coopérer (C) ou non (C “barre supérieure”). À chacune de ces deux actions sont associées des pertes en termes de PIB. Si les deux coopèrent, ils engagent une transition économique radicale en s’entraidant. À l’inverse, si l’un coopère et l’autre non, celui qui coopère engagera sa transition énergétique seul et endurera tous les coûts de celle-ci.
Quelle décision prendre à très court terme et court terme ?
D’après les résultats du modèle pour le très court terme (2030), placé en théorie des jeux, si la communauté internationale souhaite coopérer, donc engager une transition énergétique à l’échelle mondiale, le pays de taille négligeable choisit de ne pas coopérer puisqu’il préfère perdre 0,602% de son PIB plutôt que 1,237%. À l’inverse, si la communauté internationale (joueur 1), ne souhaite pas coopérer, donc ne pas engager de transition économique à l’échelle internationale, le pays de taille négligeable (joueur 2) a également intérêt à ne pas collaborer. Il préfèrera en effet perdre 0,621% de son PIB plutôt que 1,257%.
Du point de vu inverse, si le pays de taille négligeable, souhaite coopérer, la communauté internationale préfère ne pas coopérer, car perdre 0,621% du PIB est préféré à 1,237%. Enfin, si le joueur 2 ne souhaite pas coopérer, alors, le joueur 1 préfèrera également ne pas coopérer puisqu’il ne perdra que 0,621% de son PIB, et non 1,238%.
De toutes ces solutions en émerge une où, une fois la décision prise, aucun des deux joueurs n’a intérêt à dévier, puisqu’il perdrait, comme nous l’avons vu, davantage à le faire. Cette situation représente une notion bien connue en théorie des jeux, l’équilibre de Nash. En clair, cet équilibre Nash correspond à la meilleure décision prise par un joueur compte tenu de l’action de l’autre joueur, c’est le raisonnement stratégique optimal où personne n’a d’intérêt à agir autrement.
Cet équilibre, caractérisé par sa stabilité, concerne ici la situation où aucun des deux pays ne souhaite coopérer, donc entreprendre une transition vers une économie verte, tout en étant celle qui minimise le plus les pertes jointes (addition des deux pertes). Cette dernière caractéristique correspond à la notion d’optimum de Pareto, soit une situation où il est ici impossible de limiter davantage la perte de l’un, sans dégrader celle de l’autre.
Si aucun des joueurs n’a intérêt à coopérer à très court terme, quelle décision prendre à court terme ?
La matrice de court-terme (ci-dessus), simulée en 2060, nous apporte les mêmes conclusions. Les équilibres trouvés sont en effet les mêmes, les deux joueurs n’ont toujours pas intérêt à collaborer.
Si seules les valeurs des pertes diffèrent, il est intéressant de noter que celles-ci ont fortement augmenté. Cela s’explique par la combinaison de deux facteurs : les coûts d’abattement liés au financement de la transition sont toujours très importants. L’inertie des comportements des citoyens ainsi que les utilisations énergétiques vont en effet rendre cette mutation longue dans le temps et étaler les coûts de financement (bien que ceux-ci restent plus importants à court terme que long terme). Il serait impossible de faire augmenter du jour au lendemain la valeur d’une taxe carbone par exemple, cette évolution, qui restera malgré tout violente, sera croissante durant quelques décennies avant de se réduire progressivement. À ces coûts s’ajoutent aussi les pertes liées aux dégâts environnementaux, plus importants qu’en 2030.
Ainsi, que ce soit au court ou très court terme, aucun pays n’a intérêt à s’engager (seul ou à deux) dans une transition radicale de son économie afin de concorder aux objectifs verts. Le coût économique (pertes sèches et coûts d’abattements) en serait trop élevé. En effet, si nous souhaitions changer à court terme notre économie, des problèmes d’adaptation risquent d’émerger, réduction de la consommation, récession, chômage… Cette situation économique a de quoi refroidir les décideurs politiques dont les échéances temporelles court termistes diffèrent fortement des échéances climatiques, de par la durée des mandats électoraux.
Si la non-coopération s’impose à court terme, quid du long terme ?
Lorsque nous nous intéressons aux pertes de long terme, la donne change radicalement. En adoptant le même raisonnement qu’à court terme, si la communauté internationale souhaite coopérer, donc engager une transition vers notre économie dite verte, alors le pays de taille négligeable a également intérêt à coopérer puisqu’il ne perdra que 2,293% de son PIB, plutôt que 2,309% s’il ne coopérait pas, il souffrirait en effet de pertes sur son territoire, que la communauté internationale n’aurait pas pu préserver. Si le joueur 1 souhaite cette fois-ci ne pas coopérer, le joueur 2 préfèrera coopérer, donc engager une transition seul, car se transformer seul lui coûtera 3,614% contre 3,631% s’il ne souhaitait pas engager de transition.
À l’inverse, si le pays de taille négligeable souhaite coopérer, le joueur 1 coopérera également puisqu’il préfère perdre 2,293% du PIB plutôt que 3,617%. En revanche, si le joueur 2 ne souhaite pas engager de transition, le joueur 1 a tout de même intérêt à entamer la sienne car il y perdrait 2,309% contre 3,631% de son PIB s’il n’entreprend rien.
À l’horizon 2120, tous les pays ont donc intérêt à s’engager dans une transition radicale de leur économie afin de répondre aux objectifs et toucher du doigt l’idéal de croissance verte. L’équilibre de Nash a donc été déplacé entre le court terme et le long terme, passant de la non-coopération à la coopération en matière d’action environnementale internationale.
Quelles conclusions tirons-nous de cette modélisation ?
L’intégration des résultats du modèle de W. Nordhaus dans une dynamique de théorie des jeux à court terme et long terme offre des résultats parlants et forts.
Bien que la non-coopération soit une solution à très court terme et court terme, en raison des déséquilibres économiques rapides engendrés par une transition radicale mise en place aujourd’hui, l’équilibre coopératif de long terme traduit une amélioration à long terme permise par la politique de transition effectuée à court terme. En clair, effectuer une transition aujourd’hui porte ses fruits après-demain (ce qui est souhaité), et ce, malgré le choc économique négatif transitoire subi demain.
Nous avons ainsi pu constater, en utilisant l’approche de la théorie des jeux, que les états ont intérêt à coopérer dès lors qu’ils pensent au long terme et ne focalisent pas leur attention sur la matrice des pay-off de court terme.
La transition vers une économie verte ne se fait en effet pas du jour au lendemain, c’est un engagement coûteux qui nécessite de porter son attention sur le long terme. Le raisonnement implacable du dilemme du prisonnier invite donc tous les pays à agir dès aujourd’hui dans le sens de la mise en place d’une politique ambitieuse pour décarboner l’économie.
Un comportement de “passager clandestin” pourrait-il alors apparaître ? Un état pourrait-il choisir de profiter des efforts engagés par les autres pays afin de bénéficier de la réduction des émissions sans pénaliser son peuple ?
Nous avons pour cela intégré des dégâts climatiques à l’échelle locale pour les passagers clandestins, c’est-à-dire les dégâts climatiques et économiques subis par les pays, années après années (jusqu’au moment où ils choisissent de transformer leur économie). Nos calculs menés à l’aide du modèle DICE intègrent donc cette hypothèse dans les pertes calculées. Il semble donc que ces comportements pourraient ne pas intervenir.
Quels scénarios économiques sont toutefois envisageables dans le cas où des comportements de passagers clandestins apparaîtraient ?
Il faut tout d’abord noter qu’il est probable que les premiers états à s’engager dans la transition de leur économie vers un modèle vert soient les états appartenant à une structure fédérale. Nous pensons là évidemment à l’Union Européenne, de par sa structure et ses compétences supranationales. L’existence d’une structure fédérale, garantie de facto qu’il n’y aura pas de passagers clandestins au sein de celle-ci. Cette équité économique permet la mise en place de façon plus simple de ces politiques ambitieuses, nous pouvons l’illustrer avec le projet de “EU Green Deal” avancé il y peu par Bruxelles.
Pour ce qui est des pays en développement, on pourrait penser que ceux-ci soient tentés d’être des passagers clandestins, utilisant leur argument de droit au développement. Cependant, les études menées par Marshall Burke (3) (4), en quantifiant l’impact du réchauffement climatique sur les différentes populations, nous permet de réfuter tout possible comportement clandestin de ces pays.
Leur constat est sans appel : les pays en développement seront davantage impactés du fait de leur géographie, notamment par le réchauffement climatique. Ils ont donc tout intérêt à coopérer afin de ne pas subir de dégâts trop importants à l’échelle locale. Un fort risque pèse sur ces économies fragiles. En effet, si le climat vient perturber les activités agricoles et industrielles de ces pays, il est probable de voir des migrations liées au réchauffement apparaître, laissant ces pays du Sud en proie à des trappes à pauvreté.
Ainsi, il faut probablement se tourner vers les Etats-Unis et la Chine pour lire l’avenir de ces politiques à l’échelle mondiale. La Chine et les Etats-Unis, de par leurs populations et modèles industriels respectifs, comptent pour beaucoup dans les émissions de gaz à effet de serre. Nous avons volontairement exclu l’Inde de cette considération car selon l’étude de Burke, celle-ci souffrira probablement davantage du réchauffement et est donc plus à même de collaborer. Si pour l’heure aucun signal de la mise en oeuvre de telles politiques est envoyé par Pékin, les élections américaines de 2020 seront un signal important !
* Les calculs effectués pour créer les matrices ont été fait en utilisant la version 2013 du modèle DICE. Les données issues de cette simulation le sont en utilisant un modèle d’optimisation de l’utilité intertemporelle sous contrainte (borner la température de façon intertemporelle à 2°C et 3°C). Les résultats bruts des coûts (environnementaux et abattement) sont donc calculés via l’optimisation des équations économiques et physiques définies par Nordhaus, qui sont disponible sur le site cité en ressource (2). Les calculs des pays-off ont été effectués en pondérant les coûts issus de chaque scénario par une “intensité polluante relative” valant 1/100, i.e. le “petit pays” pollue, par hypothèse, 100 fois moins que la communauté internationale. Les formules utilisées pour le calcul des pays-off se trouvent ci-dessous. Nous notons gamma le facteur de pollution relative, CA les coûts d’abattements et et D les dommages environnementaux.
Sources :
- Chiffres clés du Climat, 2019, Ministère de la Transition Écologique et Solidaire, 2019
- Modèle DICE
- Global non-linear effect of temperature on economic production Marshall Burke, Solomon M. Hsiang & Edward Miguel
- Noah Diffenbaugh and Marshall Burke : Climate change has worsened global economic inequality, Stanford study shows
Félicitations pour ce premier article ! C’est intéressant de comprendre quels sont les enjeux économiques sous-jacents à une transition énergétique à long terme. Dans cet article, vous ne présentez néanmoins que la partie économique d’une telle transition. Peut-être serait-il intéressant d’aborder le sujet avec une dimension politico-sociale ? Je m’explique : en général, un acteur n’est pas tout à fait un homo oeconomicus. Le contexte social influe beaucoup sur ses choix et ses goûts. On a notamment toute la problématique suivante : un individu est-il capable de se passer de son confort pour obtenir une amélioration importante à long terme ? Peut-il avoir envie de changer ses habitudes ? Je veux dire par là, que le but d’un individu est de maximiser son utilité, c’est-à-dire obtenir la meilleure situation possible avec les moyens à disposition. En quelque sorte : Est-on capable d’investir sur du très long terme en se délestant de son panier de biens optimal ?
Pour la dimension politique, c’est surtout comment lutter contre les lobbies ? Comment convaincre la population (mondiale…) que les bénéfices seront visibles dans longtemps ?
Félicitations pour ces articles.
La présentation de ce qu’est véritablement le long terme fait comprendre toute la difficulté d’en faire un argument politique et de faire accepter des décisions difficiles.
Les défauts des énergies renouvelables et le recours nécessaire à l’énergie atomique sont occultés par une majorité de ceux qui militent pour le passage à une énergie plus verte.
Entre grands principes et dure réalité, il y a beaucoup à faire.