L’importance des algorithmes dans l’économie contemporaine a pu être surévaluée. Ses vraies implications, au contraire, sont parfois passées inaperçues. L’introduction d’algorithmes de fixation de prix dans le domaine des stations essence force les régulateurs à repenser leur politique anti-collusion. L’invention d’algorithmes prédictifs pourrait forcer les sites de paris en ligne à revoir leur modèle.
“Algorithme” : le mot est fourre-tout, mal défini, accompagné d’une aura mystérieuse…mais recouvre malgré tout une composante cruciale de l’économie des années 2010. Son importance a parfois été surévaluée : on a par exemple accusé les algorithmes des réseaux sociaux d’avoir contribué à la récente polarisation du débat politique, en créant des “bulles de confirmation” . Sur un autre registre, dans En attendant les robots, Antonio Casilli a montré que derrière la prestigieuse “Intelligence Artificielle” se cachent souvent des travailleurs bien humains (1).
Ces débats bruyants ont parfois masqué des innovations réelles : ainsi, les années 2010 ont vu l’apparition massive d’algorithmes de fixation de prix. Jusque-là, leur utilisation était confinée au monde de la finance, où ils servaient à repérer et exploiter les opportunités d’arbitrage. Deux phénomènes ont permis leur introduction dans la vente de détail. D’une part, la part croissante du commerce en ligne dans le commerce de détail – sa part de marché a quadruplé en dix ans (2). Le commerce en ligne se prête naturellement au stockage massif des données, et à son utilisation pour des algorithmes d’apprentissage automatique. D’autre part, la baisse du coût de stockage des données permet à ces algorithmes d’être exploités sur un plus grand nombre d’opportunités (3).
Collusion entre stations
Outre l’inévitable Amazon (4), mentionnons des secteurs plus inattendus, où les conséquences de l’introduction ont été étonnantes, pour ne pas dire disruptives. Ainsi, de nombreuses stations essence allemandes semblent utiliser, depuis mi-2017, des algorithmes pour fixer leurs prix. C’est la conclusion à laquelle sont arrivés les chercheurs Assad, Clark, Ershov et Xu en étudiant les variations dans la fréquence et l’intensité des changements de prix (5)(6). Cette adoption concerne surtout les grosses marques, dont le Français Total (7).
Ces mêmes chercheurs ont mis en évidence une augmentation significative des marges (30% en moyenne) dans les marchés où plusieurs stations avaient adopté de tels algorithmes (5). Après une durée d’apprentissage de dix mois, ces algorithmes semblent trouver naturellement un équilibre collusif avec leurs partenaires. Le problème est massif pour les autorités de régulation : les distributeurs peuvent-ils être tenus responsables du comportement de leurs algorithmes – comportement qu’ils ne comprennent sans doute qu’imparfaitement ? doit-on bannir l’utilisation de certains algorithmes ?
Sur le graphique de droite, on peut voir qu’immédiatement après l’adoption, le nombre de changements de prix par mois augmente substantiellement. Pour autant, sur le graphique de gauche, on voit que la marge moyenne reste proche de son niveau pré-adoption. Ce n’est qu’après dix-huit mois que le coefficient estimé augmente : la marge augmente de deux centimes par litre d’essence – ce qui est significatif, et substantiel, puisque la marge moyenne “normale” est de sept centimes.
Les algorithmes mettent du temps à “apprendre” à augmenter leurs marges. Il est à noter que ces changements ne se produisent que dans les marchés où plusieurs stations ont adopté l’algorithme : c’est pourquoi les chercheurs concluent à un probable comportement collusif. La durée de dix-huit mois n’est pas forcément canonique : on peut penser que les algorithmes tâtonnent jusqu’à atteindre (de façon aléatoire) un équilibre de Nash où ils ne dévieront plus ensuite.
Paris frénétiques
Un autre secteur sous le feu des algorithmes est celui des paris en ligne. Ainsi, la startup française Datawin a récemment mis au point un algorithme de prédiction des résultats sportifs, dont le taux de succès est déjà de 78% (8). Disponible pour les parieurs intéressés, il assurerait à son acquéreur un gain brut régulier de 300 à 400 euros par mois. Tant que leur adoption se limite à quelques connaisseurs, ces innovations ne menacent pas le modèle économique des sites de paris – celui-ci se base sur la distribution inégale des probabilités subjectives parmi les parieurs (9).
Cependant, ces logiciels permettant de prendre un grand nombre de paris à la fois, les paris “artificiels” pourraient à terme représenter une part substantielle, voire majoritaire des positions prises sur un match donné. On peut même penser que, dans un futur plus ou moins éloigné, il sera inconcevable de parier sans avoir préalablement consulté une prédiction algorithmique. Ce changement pourrait remettre profondément en cause le fonctionnement du secteur.
Pour conclure, l’introduction massif d’algorithmes d’intelligence artificielle dans les années 2010 peut être une force de disruption positive – comme dans le cas des paris sportifs, où elle remet en cause la position des acteurs en place – ou négative, comme dans le cas des stations essence, où elle facilite la mise en place de comportements collusifs.
Notes / Sources :
- Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic. Editions Seuil, coll “La couleur des idées, 2019
- https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/la-vente-en-ligne-pesera-bientot-15-du-commerce-de-detail-1287350#:~:text=Port%C3%A9es%20par%20la%20crise%20du,atteint%20pr%C3%A9cis%C3%A9ment%2013%2C4%20%25.
- voir article Wikipedia, “loi de Moore”
- https://blog.griddynamics.com/algorithmic-pricing-part-i-the-risks-and-opportunities/
- “Algorithmic Pricing and Competition : Empirical Evidence from the German Retail Gasoline Market”, Assad et al, Cesifo Working Papers, August 2020
- Le changement dans la fréquence d’ajustement des prix doit aussi amener à remettre en question la pertinence de certains modèles macro-économiques basés sur l’hypothèse des “prix collants”, où les ajustements de prix sont coûteux et peu fréquents. La rupture technologique nous rapproche ici d’un modèle de concurrence parfaite avec ajustement permanent des prix.
- voir article sus-cité, figure 2
- https://partenaires.lepoint.fr/quand-lia-et-le-machine-learning-sattaquent-aux-paris-sportifs
- Merci à Louis de Saint Pierre pour ses remarques sur le sujet