Quels modèles structurent le design des systèmes fiscaux, et à quelles limitations empiriques sont-ils confrontés ?
Résumé
- La fiscalité cherche à satisfaire un double objectif d’efficience pour lever des revenus gouvernementaux, et d’équité pour limiter les distorsions à l’origine d’externalités.
- Trois modèles classiques ont longtemps structuré la littérature sur la taxation : les modèles de Pigou, Ramsey, et Mirrless.
- Les biais comportementaux et possibilités d’évasion fiscale en système ouvert nuancent les conclusions et espérances des systèmes fiscaux.
- Nous mettons finalement en avant quelques conclusions de la taxation sur le revenu, sur l’héritage et sur la consommation.
Article
La fiscalité est un outil économique clé pour les gouvernements pour assurer des revenus permettant d’investir et d’appliquer les programmes de politiques publiques. En 2022, les recettes fiscales représenteront en France 92% des recettes de l’État Français [1], ces recettes étant essentiellement issues de la Taxe sur la Valeur Ajoutée (TVA) à 31%, et de l’Impôt sur les Sociétés (IS) à 26%.
Mise en place dès l’Antiquité romaine avec notamment la taxe sur les consommations (vectigal rerum venalium) [2] collectée par les percepteurs ou publicains dans la capitale, la fiscalité s’est complexifiée et déclinée sur plusieurs types de produits au Moyen-Âge (la “gabelle” sur le sel, le “droit du pied fourché” sur la viande, …).
Aujourd’hui, la fiscalité s’étend à un large spectre d’activités et de biens, allant de la taxe sur la valeur ajoutée, aux impôts sur les revenus et impôts sur les sociétés, sur le capital ou la propriété. Dans cet article, nous chercherons à comprendre les motivations du système fiscal, ses fondements théoriques et ses conséquences empiriques.
La taxe, pour quoi faire ?
La mise en place d’un système de taxation est nécessaire au fonctionnement de l’État : des revenus fiscaux doivent être collectés pour l’offre de services publics tels que la sécurité, la santé ou l’éducation. L’objectif de la théorie de la taxation optimale est alors de réfléchir aux moyens de collecter le plus efficacement possible l’impôt. La plupart du temps, il s’agira de tenter de concilier deux objectifs : l’efficience et l’équité. L’efficience se dégage du fait que l’imposition d’une taxe induit un coût équivalent au revenu récolté par l’État et en plus de cela peut aussi créer un coût supplémentaire en induisant des distorsions dans le comportement des contribuables. Par exemple, un employé peut décider de travailler moins d’heures par semaine à cause d’un impôt sur le travail trop élevé. Des coûts supplémentaires peuvent aussi résulter du temps consacré par les contribuables à se plier à l’impôt en remplissant leur déclaration fiscale par exemple ou aux coûts de sa collecte par l’État. L’objectif de la taxation optimale est alors de réduire ce type de distorsions. L’équité quant à elle désigne l’idée que le système de taxation devrait permettre, dans une certaine mesure, en fonction des valeurs morales d’une société donnée, de réduire les inégalités entre les individus.
Cependant, ces deux objectifs – équité et efficience – sont bien souvent en conflit. Par exemple, la théorie de la taxation optimale recommande de taxer plus les produits pour lesquels la demande est la plus inélastique, c’est-à-dire ceux que les consommateurs continueront de consommer malgré une baisse de revenu ou une augmentation des prix. Si cette recommandation était mise en place, elle conduirait par exemple à imposer des taxes plus élevées sur les denrées alimentaires, qui représentent une part plus importante des dépenses des ménages les plus pauvres, augmentant les inégalités.
L’équilibre entre ces deux objectifs n’est pas seulement le résultat exact d’un calcul savant, mais dépend aussi des normes morales primaires dans une société donnée : certains pays peuvent avoir une préférence plus forte pour l’efficience, d’autres une préférence plus forte pour l’équité. Ces différences se reflètent alors dans les modèles mathématiques utilisés par les économistes. Il s’agit le plus souvent de tenter de maximiser l’utilité ou le bonheur dans une société. Cette idée est représentée par une fonction de choix social qui peut prendre deux grandes formes : rawlsienne ou utilitarienne. Dans le cas d’une fonction rawlsienne, dont le nom vient de celui du philosophe américain John Rawls, l’équité prime puisque l’objectif est de maximiser l’utilité de l’individu le plus pauvre, ce qui revient alors à tenter d’obtenir un système le plus égalitaire possible. Par contraste, dans une fonction utilitarienne, qui provient de la philosophie utilitariste de Jeremy Bentham, l’objectif est de maximiser la somme des utilités de tous les individus dans une société donnée. Dans ce cas, on pourrait imaginer qu’un seul individu extrêmement riche obtiendrait plus de bonheur que la somme de tous les individus perdant à la mise en place d’une réforme fiscale : une telle fonction n’a donc pas nécessairement pour objectif l’équité.
Enfin, il est important de voir que le jugement que l’on peut porter sur une taxe en termes d’équité doit se faire en prenant en compte le système de taxation d’un pays dans son ensemble et pas seulement cette seule taxe. Un système de taxation progressif, c’est-à-dire qui taxe plus fortement en proportion de leurs revenus les plus aisés peut contenir plusieurs taxes régressives, c’est-à-dire qui taxent plus fortement en pourcentage les plus pauvres. Ces taxes régressives peuvent être contrebalancées par une quantité plus importante de taxes progressives et leur existence peut se justifier par des contraintes d’efficience.
La triade classique de la littérature sur la taxation
La théorie de la taxation est cruciale pour comprendre les implications économiques et sociales des taxes. Ces implications sont parfois non triviales, et il arrive qu’elles amènent à des distorsions engendrées par la production d’externalités, ou de biais comportementaux en réaction aux taxes. En effet, les citoyens peuvent adapter leur comportement à l’introduction d’une subvention ou d’une charge ; substituer une partie de leur loisir pour du travail ou l’inverse, chercher à rediriger leur consommation ou leurs capitaux, etc. Les objectifs de la théorie de la taxation sont donc d’expliquer l’optimalité ou non des systèmes mis en place, quel sera le nouvel équilibre post-taxe, mais aussi, et surtout, quels acteurs supportent la charge fiscale au sein de la société, par souci d’équité.
“One of the most valuable insights that economic analysis has provided in public finance is that the person who effectively pays a tax is not necessarily the person upon whom the tax is levied. To determine the true incidence of a tax or a public project is one of the most difficult, and most important, tasks of public economics.”
A. Atkinson and J. Stiglitz (1980)
La littérature est structurée par trois modèles classiques : le modèle de Pigou (1920), le modèle de Ramsey (1927), et le modèle de Mirrlees (1971).
Le modèle de Pigou répond à la problématique de la correction d’externalités négatives via un mécanisme de marché, c’est-à-dire via une compensation par les prix. Ces externalités peuvent naître de la production (une firme pollue une rivière en produisant son bien), comme de la demande (un consommateur réduit l’utilité des autres consommateurs). La taxe pigouvienne optimale cherche alors à compenser cette externalité : elle est exactement égale au coût marginal de l’externalité et maximise l’optimum social. Dans le cas où les agents ont une parfaite connaissance du coût de l’externalité (par exemple une parfaite information sur l’équivalent en euro que “paie” le consommateur souffrant de tabagisme passif), et en supposant les consommateurs homogènes, cette taxe pigouvienne par les prix est équivalente à une régulation sur la quantité produite ou consommée (interdiction de fumer dans les lieux publics par exemple). En revanche, lorsque les agents font face à des coûts d’abattement de l’externalité hétérogènes, c’est-à-dire dans le cas où les fumeurs passifs devraient être différement rémunérés pour accepter le fumeur en lieu public, il est prouvé que les instruments de marchés, dont font partie les taxes pigouviennes, sont plus efficaces que les mécanismes Command-and-Control, qui régulent les comportements par l’imposition de standards.
Il faut également noter que dans un modèle où les firmes ou consommateurs ont la possibilité d’investir dans des technologies réduisant l’externalité marginale par unité (technologie “verte”, arrêt du tabac), les taxes pigouviennes génèrent une efficience dynamique que ne provoquent pas les régulations par la quantité : là ou les normes “bloquent” les comportements sans inciter au changement, les taxes incitent les firmes à l’investissement pour conserver un profit maximal.
Le modèle de Ramsey taxe quant à lui la consommation. Il répond à la problématique suivante, posée par Pigou : comment lever un revenu pour le gouvernement par les taxes tout en minimisant la perte d’utilité sociale résultant de la taxation ? En supposant les ménages identiques, dans une économie à N bien parfaitement compétitive où les prix pré-taxes sont fixes, Ramsey détermine ainsi le vecteur optimal de taxes sur chaque bien pour maximiser l’utilité indirecte des consommateurs, tout en atteignant un objectif de revenu gouvernemental R donné. On peut conclure du modèle de Ramsey que les taxes optimales deviennent inversement proportionnelles à l’élasticité de la demande sur les biens : plus la demande est insensible au prix du bien (bien de première nécessité, énergie, …), plus il serait efficace de taxer ces catégories de consommations-là. Les biens pour lesquels la demande est la plus élastique (loisirs par exemple) sont les moins taxés dans ce modèle. On peut imaginer des complexifications du modèle de Ramsey, qui suppose entre autres les mécanismes d’effets croisés sur les prix négligeables (l’évolution du prix post-taxes d’un bien n’influe pas sur le prix post-taxes des autres biens, autrement dits les bien sont parfaitement indépendants).
Le modèle de Mirrlees s’intéresse finalement à la question des revenus. La difficulté clé de la taxation sur les revenus est l’observabilité par le gouvernement de ce que les individus gagnent, mais la non-observabilité de ce que les personnes peuvent gagner (c’est-à-dire leur niveau de compétence intrinsèque). Dans ce modèle :
- Les individus maximisent leur utilité u(c,l), où c est la consommation d’un bien que l’on suppose unique et représentation, et l est la quantité de travail fournie par l’individu. Evidemment, plus c est grand, plus l’utilité est grande, et plus l est grand, plus l’utilité est faible : on aime consommer, pas travailler ! Cette optimisation de l’utilité est contrainte par le revenu disponible auquel on ampute les taxes : c = wl – T(wl) avec w le salaire horaire / unitaire de l’individu, et T la fonction de taxation.
- Les individus diffèrent en termes de “compétence”, cette compétence s’observe à travers le niveau de revenu. On supposera donc que le salaire w suit une certaine distribution f(w).
- Le gouvernement cherche à maximiser le bien-être social.
Les formules issues de la résolution du modèle de Mirrlees sont assez complexes. Parmi les conclusions notoires de l’auteur :
- Les taux marginaux ne devraient pas être négatifs, ou en d’autres termes, la fonction de taxation optimale est croissante en fonction du revenu.
- Le taux de taxation sur le revenu le plus faible est 0.
- Le résultat le plus fameux de l’ensemble de sa théorie est enfin que le taux d’imposition marginal sur le revenu le plus élevé devrait être égal à zéro, si la distribution des revenus est bornée. Il est important de noter que Mirrlees parle de taux marginal, et non simplement de taux bas pour les salaires élevés. La logique derrière cette politique est d’encourager les riches à révéler leurs compétences et à travailler suffisamment / à l’optimal, pour que les revenus collectés par la taxe soient optimaux.
Une prolongation des travaux de Mirrlees se retrouve chez Saez (2001) [3], qui utilise les élasticités-revenus par rapport aux taxes pour déterminer les niveaux de taxation optimaux. En se basant sur les estimations des élasticités issues de la littérature, la conclusion de Saez est que le taux de taxation pour les revenus les plus élevés ne devrait pas être inférieur à 50% et pourrait aller jusqu’à 80%.
De la prise en compte des biais comportementaux, et des inefficiences pratiques du système de taxation
L’on cherche maintenant à explorer quelques résultats plus récents de la théorie de la taxation et quelques “puzzles” empiriques.
Taxes et asymétries
Si l’on se base sur la littérature classique, notamment les approximations linéaires et raisonnements par élasticité revenu-taxe, ou élasticité demande-prix, on conclura que la réaction des agents à une variation infinitésimale de la taxe est symétrique : localement, pour un petit choc, le changement de comportement face à un changement de taxation est analogue à la hausse et à la baisse.
Cette approximation conduit à la conclusion qu’une hausse puis une baisse symétrique de taxe ramène le système et l’ensemble des comportements à l’équilibre initial. Or, certains papiers amènent des preuves empiriques que “ce qui monte ne redescend peut-être pas” pour reprendre le titre du papier de Benzarti and al. (2020) [5], ou en d’autres termes que les conséquences des variations de taxes seraient certainement asymétriques. Le papier en question avance que les prix répondent beaucoup plus fortement à une augmentation qu’à une baisse de la taxe sur la valeur ajoutée. Cette asymétrie résulte en un nouvel équilibre où les profits et les marges des entreprises sont plus importants. Les auteurs montrent d’ailleurs que ce sont les firmes les moins profitables initialement qui ont la réaction la plus asymétrique, de sorte à sortir en relativement meilleure position par rapport aux autres firmes. Finalement, les auteurs concluent que cette asymétrique persiste sur le long-terme, et n’est pas seulement une perturbation locale.
Limites empiriques aux théories de la taxation
Plusieurs limites empiriques compliquent la validité des conclusions théoriques de la littérature sur la taxation.
La principale limite des modèles théoriques classiques de la taxation est de supposer l’économie fermée et à l’échelle du pays. Évidemment, en réalité, il existe des moyens de consommer ailleurs, ou de placer ses capitaux à l’étranger et de frauder fiscalement l’impôt sur la fortune ou le revenu. Un rapport de la Cour des Comptes [6], paru en Novembre 2019, estime par exemple que la fraude à la TVA en France est de l’ordre de quinze milliards d’euros, estimation à retester et corriger étant donné la courte fenêtre laissée par l’État pour dresser les calculs et rendre les conclusions. Les solutions pratiques les plus efficaces a priori seraient bien entendu d’inciter les “paradis fiscaux” ou les pays vendant leurs biens moins chers à durcir leurs politiques, ou cherche à mieux tracer les Français en situation d’illégalité, mais cela passe par un débat diplomatique international, et reste complexe à mettre rapidement en pratique. Selon Saez and al. (2011) [7], une autre possibilité pour limiter les fraudes serait de passer par un tiers, l’employeur par exemple. Au Danemark, le taux de fraude pour les déclarations via des tiers est proche de 0%, mais est significative pour les déclarations sans tiers.
Sur un autre registre, lorsque l’État cherche à taxer certains biens pour corriger des externalités ou appliquer une politique de taxation plus optimale, les consommateurs peuvent profiter de conditions plus favorables dans les pays voisins pour faire de la contrebande ou des possibilités offertes par les plateformes Internet. C’est notamment ce qu’avance Stehr (2005) [8], en étudiant le cas du contournement de la taxe sur l’achat de cigarettes. Selon ses calculs, le contournement fiscal représente 10% des ventes de cigarette entre 1985 et 2001, et la réponse par le contournement fiscale correspond au double de la réponse comportementale à l’accroissement de la taxe.
Taxation : cas pratiques
De la taxation sur les revenus
La taxation sur les revenus, en plus d’être un sujet particulièrement sensible politiquement, est également une bonne application des sujets vus plus haut, puisqu’elle fait jouer des sujets de fraude fiscale et d’asymétrie d’information, d’adaptation des comportements en observant la variation du chômage entre autres, et d’équité.
Un papier notoire de Piketty, Saez et Stantcheva (2013) [9] étudie par exemple la triple chaîne de réaction des personnes à hauts revenus à une taxation sur le revenu : la quantité de travail fournie, la fraude fiscale et la négociation salariale.
La théorie, s’appuyant notamment sur les formules de Mirrlees, propose la formule de taxation optimale :
- tau* est le taux de taxation optimal sur la classe sociale la plus riche
- t est le taux de taxation sur les revenus déclarés dans les paradis fiscaux, et est donc plus faible que tau*
- a est le paramètre de la distribution de Pareto sur les revenus
- e2 est l’élasticité de l’évasion fiscale par rapport à la taxe
- e3 est l’élasticité du revenu issu de négociations salariales par rapport à la taxe
- e est construit tel que e = y/z*e1 + e2 + e3, où e1 est l’élasticité du revenu par rapport au taux net de taxes, c’est à dire à 1 – taux marginal de taxe, ou en d’autres termes l’élasticité du revenu par rapport à des conditions autres que la taxe (la croissance économique, la volatilité des marchés, …). y est le revenu réel des plus riches, et z est le revenu taxable déclaré par les plus riches (la différence entre y et z étant donc l’évasion fiscale).
La formule ci-dessus est clairement non triviale et montre que les relations entre le taux de taxation optimale sur les plus riches est loin d’être simplement une fonction linéaire en les trois élasticités détaillées ci-dessus.
Les niveaux de rémunération des PDG internationaux sont négativement corrélés avec les taux d’imposition les plus élevés, même en contrôlant les caractéristiques et les performances des entreprises. Ce résultat va dans le sens d’une adaptation des travailleurs qui “révèlent” leur propension à travailler plus / déployer leurs compétences pour gagner plus lorsque les conditions fiscales sont plus favorables et qu’ils sont incités à le faire. Cela peut aussi aller dans le sens d’une propension à moins déclarer dans le pays subissant un choc positif de taxation sur les travailleurs les plus riches, autrement dit à une augmentation de la fraude fiscale. La troisième option serait que les hauts revenus négocieraient plus agressivement leurs revenus lorsque les conditions fiscales sont favorables. Il est impossible de décomposer précisément l’élasticité totale observée en trois élasticités. Toutefois, en assumant une triple décomposition, il est possible de calculer le taux de taxation optimal des 1% les plus riches. La formule générale de la taxation optimale dépend du paramètre de la distribution des revenus, qui est supposée suivre une Pareto (l’avantage étant qu’elle est fat-tail), et de l’élasticité-revenu à la taxe. Par exemple, si l’on suppose le taux de taxation standard de 20% sur le reste de la population et trois élasticités e1 = 0.2, e2 = 0.3, e3 = 0 respectivement, et un coefficient de Pareto a=1.5, le taux de taxation optimal sur les 1% les plus riches est de 62%. Si l’on remplace le précédent vecteur élasticités par e1 = 0.2, e2 = 0, e3 = 0.3, le taux de taxation optimal passe à 83%.
La conclusion ici pour les politiques publiques est donc de décomposer l’élasticité taxe-revenu le plus précisément possible pour pouvoir mettre en place une politique fiscale optimale des hauts revenus.
De la taxation sur l’héritage
La taxation sur l’héritage combine les deux enjeux de la taxation optimale : l’efficience et l’équité. En prenant le cas français comme le font (Dhébercourt et. al, 2021) [10] l’on peut voir que celui-ci amplifie grandement les inégalités puisque les auteurs disent que le ”ratio entre revenu du travail du top 0,1 % et revenu du travail médian = 10. Pour le patrimoine hérité : ratio = 180”. Il y a donc une nécessité de mettre en place un système de taxation efficace afin de permettre de réduire ces écarts de patrimoine. Cependant, cet impôt a aussi un aspect symbolique très fort: les classes moyennes, même si elles transmettent une quantité de capital plutôt faible à leurs héritiers sont très réticentes à l’idée de ne pas pouvoir le faire pleinement et ont ainsi tendance à être opposées à l’augmentation de la taxation sur l’héritage. Les auteurs soulignent donc la nécessité de communiquer intelligemment et de manière transparente sur cet impôt afin qu’il soit mieux accepté.
En matière d’efficience, l’impôt sur les successions pourrait être amélioré, selon les auteurs, en supprimant un ensemble de niches fiscales et en calculant l’impôt non pas uniquement sur la donation faite au moment de la mort , mais aussi sur la base de l’ensemble des donations aux héritiers au cours de la vie. Ces deux mesures permettraient d’augmenter le volume collecté. Il y a alors la question d’une possible évasion fiscale ou de distorsions des comportements, mais les auteurs écartent ces effets en soulignant que ceux-ci sont quantitativement faibles. De façon similaire, (Saez & Piketty, 2013) [11] proposent une taxation plus élevée des successions : de l’ordre de 50 à 60% pour les plus aisés. Ce résultat se base sur un modèle qui prend en compte l’idée que la société dans son ensemble s’intéresse le plus à ceux qui ne reçoivent rien en termes d’héritage, si les distorsions en. matière de volume d’héritage laissé sont faibles et si l’héritage est concentré dans une petite fraction de la société. Le taux d’imposition auquel arrivent les auteurs étant alors le résultat d’une calibration du modèle sur des données pour la France et les États-Unis.
Cependant, de telles recommandations de taux d’impositions élevés sont récentes dans la littérature, comme le soulignent les deux économistes français. En effet, des modèles antérieurs comme celui de (Chamley, 1986) [12] et (Judd, 1985) [13] ont pour résultat un taux d’imposition de 0, ce qui minimise évidemment les distorsions. Si l’utilité des enfants a un poids positif dans le modèle, l’on peut même parfois aboutir à des recommandations de taxation à taux négatifs. C’est donc la prise en compte des effets de l’héritage sur les inégalités qui permet d’atteindre des résultats plus crédibles.
De la taxation sur la consommation
En matière de taxation des biens de consommation, la littérature sur la taxation optimale a tendance à défendre un taux de taxation uniforme (Mankiw, Weinzierl & Yagan, 2009) [14] qui permet de réduire les coûts administratifs liés au contrôle d’un système à taux multiples où les entreprises peuvent faire croire que certaines de leurs ventes devraient être classifiées à un taux réduit, sans que cela soit valable.
Cependant, certains économistes défendent tout de même la mise en place de taux différenciés, cela afin d’exploiter des différences d’élasticité de la demande pour certains produits (Ramsey, 1927) [15], même si cela ne prend pas en compte les effets d’une telle mesure en termes d’équité. D’autres défendent l’idée de taxer plus fortement les biens complémentaires aux loisirs (Corlette & Hague, 1953) [16], cela afin d’inciter les individus à travailler plus ou bien encore taxer plus fortement les produits qui permettent de faire des travaux soi-même (Kleven, 2004) [17] afin que les particuliers engagent plutôt des ouvriers professionnels et allouent leur temps à leur propre activité professionnelle. Bien que ces idées puissent être rationnelles d’un point de vue théorique, leur mise en place dans le monde réel paraît complexe et l’effet sur la quantité de travail fournie par les individus serait probablement presque nul.
Dans les faits, il existe dans de nombreux pays, comme en France par exemple, des taux de taxation à la consommation différenciés : un taux normal de 20% sur la majorité des biens, mais aussi un taux réduit de 5,5% pour la plupart des denrées alimentaires. Cette différenciation n’est pas faite dans un objectif d’efficience, mais plutôt par souci d’équité, par exemple la nourriture représente une plus forte part des dépenses des plus pauvres. De telles mesures sont tout de fois peu efficaces, car en volume, elles bénéficient d’abord aux plus aisés.
Un système de taxation efficace est donc une composante essentielle du bon fonctionnement de l’État. La théorie économique permet d’éclairer les choix des décideurs publics en la matière en montrant qu’il s’agit bien souvent d’un arbitrage entre efficience et équité ; l’équilibre de ces deux objectifs dépendant de normes morales dans une société donnée. Cependant, ces résultats théoriques ne sont pas mis en place de façon systématique par les gouvernements. En partie à cause des limites de ces modèles, mais aussi par des considérations politiques qui ne se limitent pas à des objectifs d’efficience. Ces développements théoriques apparaissent néanmoins comme un guide utile pour mettre en place des politiques publiques efficaces et justes.
Sources
- https://www.budget.gouv.fr/budget-etat
- M. Dureau de La Malle, A., “Économie politique des Romains”. Tome 4, Chapitre XX
- Saez, Emmanuel. “Using elasticities to derive optimal income tax rates.” The review of economic studies 68.1 (2001): 205-229. https://eml.berkeley.edu/~saez/derive.pdf
- Atkinson, Anthony B. 2012. The Mirrlees Review and the State of Public Economics. Journal of Economic Literature 50(3). 770–80.
- Benzarti, Youssef, et al. “What goes up may not come down: asymmetric incidence of value-added taxes.” Journal of Political Economy 128.12 (2020): 4438-4474.
- https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/272110.pdf
- Henrik Jacobsen Kleven & Martin B. Knudsen & Claus Thustrup Kreiner & Søren Pedersen & Emmanuel Saez, 2011. “Unwilling or Unable to Cheat? Evidence From a Tax Audit Experiment in Denmark,” Econometrica, Econometric Society, vol. 79(3), pages 651-692, May.
- Stehr, Mark, (2005), Cigarette tax avoidance and evasion, Journal of Health Economics, 24, issue 2, p. 277-297, https://EconPapers.repec.org/RePEc:eee:jhecon:v:24:y:2005:i:2:p:277-297.
- Piketty, Thomas, Emmanuel Saez, and Stefanie Stantcheva. 2014. “Optimal Taxation of Top Labor Incomes: A Tale of Three Elasticities.” American Economic Journal: Economic Policy, 6 (1): 230-71.
- Dherbécourt et. al, “Repenser l’héritage”, Conseil d’analyse économique, Note n°69, 2021, https://www.cae-eco.fr/repenser-lheritage
- Piketty, Thomas, and Emmanuel Saez. “A theory of optimal inheritance taxation.” Econometrica 81.5 (2013): 1851-1886.
- Chamley, Christophe. “Optimal taxation of capital income in general equilibrium with infinite lives.” Econometrica: Journal of the Econometric Society (1986): 607-622.
- Judd, Kenneth L. “Redistributive taxation in a simple perfect foresight model.” Journal of public Economics 28.1 (1985): 59-83.
- Mankiw, N. Gregory, Matthew Weinzierl, and Danny Yagan. “Optimal taxation in theory and practice.” Journal of Economic Perspectives 23.4 (2009): 147-74.
- Ramsey, Frank P. “A Contribution to the Theory of Taxation.” The economic journal 37.145 (1927): 47-61.
- Corlett, Wilfred J., and Douglas C. Hague. “Complementarity and the excess burden of taxation.” The Review of Economic Studies 21.1 (1953): 21-30.
- Kleven, Henrik. “Optimum taxation and the allocation of time.” Journal of Public Economics 88.3-4 (2004): 545-557.