Lorsque les marchés naviguent sans visibilité, même à court terme, les reports de capitaux vers les actifs sûrs sont immédiats. Ces comportements accentuent certains déséquilibres économiques et compromettent la soutenabilité de la dette de certains pays, l’Europe du Sud en première.
Quand la tempête se lève, l’instinct nous pousse à chercher un refuge. Cette réaction a aussi lieu sur les marchés, en périodes de fortes incertitudes.
Le flight to quality est un phénomène économique qui se produit sur les marchés lorsque les investisseurs, en proie à de fortes inquiétudes quant à la valeur et la liquidité d’un titre, décident de s’en séparer pour acquérir des titres réputés plus sûrs.
Un exemple historique, la crise russe de juillet 1998
Nous avons pu observer ce mécanisme s’enclencher récemment dans l’histoire économique, à savoir en juillet 1998, lors de la crise de la dette russe.
Alors que la Russie accuse le coup avec un déficit budgétaire structurel élevé, le gouvernement est dans l’obligation de financer le déficit par des émissions hebdomadaires qui ne couvrent pas le besoin de financement réel. En d’autres termes, la Russie vit au-dessus de ses moyens et ne parvient pas à emprunter suffisamment sur les marchés, son déficit s’accroît.
Ajoutez à cela un système bancaire fragile et une internationalisation de la dette russe (c’est-à-dire une ouverture du marché de la dette publique aux non-résidents) quelques mois plus tôt, qui rend de facto la Russie plus vulnérable à la volatilité des marchés et au comportement des investisseurs étrangers. Vous avez ici tous les ingrédients pour une fuite massive de capitaux à la moindre secousse, au moindre doute généralisé.
C’est ce qui se produit en juillet 1998 lorsque les investisseurs comprennent que la dette russe devient insoutenable et souhaitent se débarrasser de leurs obligations russes au plus vite.
Cette fuite massive de capitaux entraîne un excès d’offre de la devise russe, le rouble, sur le marché des changes. En effet, le “prix” du rouble (c’est-à-dire son taux de change) va s’écrouler du fait de l’excès d’offre. Cela va obliger la Banque Centrale russe à épuiser ses réserves en devises pour augmenter la demande de sa propre monnaie sur les marchés et maintenir le taux de change nominal du rouble, en vain. Le gouvernement dévalue finalement le rouble, dans le but de revenir à l’équilibre externe.
Peut-on observer ce phénomène aujourd’hui sur les marchés ?
Le contexte de la pandémie permet-il d’illustrer le concept de flight to quality ?
En Italie, les obligations italiennes deviennent risquées pour les investisseurs qui veulent s’en débarrasser, par peur d’insolvabilité future de l’Italie et de possible crise de la dette en Zone Euro, ce qui fait baisser le prix de ces obligations sur le marché secondaire obligataire et augmenter leur taux (de 0,90% à 10 ans avant la crise, jusqu’à 2,651% le 19 mars avant les annonces de la BCE qui devait rétablir la confiance des marchés). En effet, les investisseurs ont peur que l’état italien ne puisse rembourser l’argent prêté, entraînant ainsi une baisse du prix de l’obligation italienne, puisque celle-ci vaut moins qu’avant (en raison de la perte de confiance), et une augmentation des taux d’intérêts (relation inverse entre prix de l’obligation et taux d’intérêt).
L’Italie doit donc rémunérer d’autant plus le risque pris par ses créanciers pour les convaincre de garder leurs investissements auprès d’elle. Ainsi le pays va émettre des titres qui vont lui coûter plus cher pour financer son déficit déjà existant, risquant de continuer à le creuser et encourir le risque d’une dette insoutenable. Pour rappel, la dette italienne représente actuellement 133% du PIB et coûte 76 milliards en intérêts par an.
Le taux d’intérêt est le « prix » de l’obligation, et sa détermination s’effectue par simple confrontation entre l’offre et la demande. Pour l’Italie, si la demande de fonds prêtables qui émane de l’Etat est forte (souhaitant financer ses dépenses urgentes), tandis que l’offre émanant des investisseurs est faible (de par leur scepticisme envers la gestion des finances Italienne), le taux d’intérêt augmente nécessairement. Ce mécanisme contribue à la hausse du taux de rendement des titres, hausse qui risque de s’accentuer si la situation persiste à l’avenir.
Dans la zone euro, la sécurité étant aujourd’hui représentée par la stabilité financière allemande, les investisseurs se penchent davantage sur les titres de dettes germaniques, plus liquides (c’est-à-dire qu’il est facile de vendre rapidement afin de récupérer de l’argent en espèce pour par exemple subvenir à des besoins urgents), et se séparent de leurs obligations de l’État italien.
Toutefois, si les capitaux fuient l’Italie pour venir se réfugier en Allemagne, et notamment vers le Bund (Obligations à 10 ans de l’Allemagne), cela n’a aucun impact sur la balance des capitaux de la zone euro, car le transfert reste au sein d’un même espace régi par les mêmes règles : la Zone Euro (comme si la transaction s’effectuait dans un seul grand pays).
La fuite des capitaux qui peut avoir lieu, vers les titres du Trésor américain vient au contraire dégrader la balance des capitaux de l’Europe, entraînant un excès d’offre de monnaie nationale car les investisseurs veulent changer leurs euros (leur monnaie ou bien des titres qu’ils possèdent dans cette monnaie) en l’échange de dollars américains par exemple. Ceci aurait pour effet de déprécier le taux de change au certain de l’euro. En d’autres termes, le « prix » de l’euro pourrait baisser car les agents achètent des titres dans une autre devise.
Dans ces circonstances, nombreux sont les économistes et les analystes revoyant à la baisse leurs prévisions sur la Zone Euro pour l’année 2020. L’effet de ces fuites de capitaux est donc double : hausse du taux d’intérêt des pays plus risqués et baisse du taux de change de l’euro.
Cependant, notons qu’il faut ici considérer ces mécanismes ceteris paribus (toute chose égale par ailleurs). La multitude et la complexité des conséquences des chocs que l’économie mondiale vit en ce moment nous pousse à la plus grande prudence. Il faudra encore du temps avant de pouvoir affirmer que la crise actuelle a déclenché une fuite de capitaux, d’une valeur à une autre, d’un continent à l’autre.
Le phénomène de flight to quality, peut être synonyme d’optimisme pour les uns et de crainte pour les autres. Ce report vers des valeurs moins risquées, a priori logique si on se met à la place d’investisseurs, permet de renforcer la confiance des États comme l’Allemagne et les Etats-Unis, qui s’assurent de taux bas pour financer leurs dépenses budgétaires. À l’inverse, les États déjà en difficulté semblent particulièrement pénalisés par ces mouvements qui aggravent leur situation par le biais des taux d’intérêts notamment, renforçant le poids de leur dette.
Sources :
(1) Coronavirus, déjà malade, l’économie italienne bascule dans le rouge, Challenges , le 25 février 2020, édition en ligne. https://www.challenges.fr/monde/europe/coronavirus-deja-malade-l-economie-italienne-touchee-au-piremoment_700387
(2) James Hirai et John Ainger, Mediterranean Bonds renew risky status on virus-driven slump, Bloomberg.com, le 26 février 2020, édition en ligne. https://www.bloomberg.com/news/articles/2020-02-26/mediterranean-bonds-renew-risky-status-on-virusdriven-sell-off?srnd=markets-vp
(3) Bastien Bouchaud, Les investisseurs s’arrachent la dette américaine, Les Echos, le 24 février 2020, édition en ligne. https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/les-investisseurs-sarrachent-la-dette-americ aine-1174403
(4) Yoruk Bahceli et Saikat Chatterjee, European bond yields slip as coronavirus cases rise outside China, Financial Post , le 27 février 2020, édition en ligne. https://business.financialpost.com/pmn/business-pmn/european-bond-yields-slip-as-coronavirus-cases-ri se-outside-china-2