Le terme de “coût du travail” surgit régulièrement dans le débat public, souvent pour dénoncer un niveau trop élevé des salaires et cotisations sociales par rapport aux partenaires économiques de la France. Nous proposons un tour d’horizon de la question, chiffré et documenté par la littérature la plus récente sur le coût du travail.
Le coût du travail : de quoi parle-t-on?
Réduisant le travail humain à une dépense monétaire, l’expression “coût du travail” peut heurter le profane. Effectivement, le point de vue comptable de la firme considère le travail comme un facteur de production dont la rémunération constitue un coût, au même titre que l’achat de matières premières ou de machines.
D’une perspective microéconomique, le coût du travail rassemble toutes les dépenses liées au facteur travail : salaires et traitements, cotisations salariales et patronales associées. En agrégeant les données des firmes et en divisant par le volume horaire total de travail sur une année, on fait apparaître le coût horaire du travail. Celui-ci donne une indication au niveau national de combien coûte en moyenne un travailleur.
Il s’agit bien d’une moyenne, et non du coût d’un travailleur embauché au salaire minimum par exemple. Par conséquent, cette mesure du coût du travail tient compte de la structure nationale des emplois. Un pays spécialisé dans une production intensive en technologie qui emploie beaucoup d’ingénieurs et de cadres bien payés aura ainsi un coût du travail élevé.
Un premier constat s’impose : La France se range du côté des pays d’Europe au coût du travail élevé (36,6€/h), légèrement devant l’Allemagne (35,6€/h) et derrière le Danemark (44,7€/h). La moyenne de l’Union Européenne est de 28,2€/h, 31,4€/h pour la zone euro.
Pour aller plus loin, il faut mettre en regard coût et productivité du travail. En effet, le coût horaire du travail ne nous dit rien de la production réalisée par les travailleurs. Aux yeux de l’employeur, mieux vaut embaucher un salarié 20€ de l’heure produisant 100€ de valeur ajoutée par heure de travail qu’un travailleur payé 15€ de l’heure créant 50€ de valeur ajoutée. On perçoit intuitivement ici que le déterminant de l’embauche ne sera pas tant le coût du travail que le coût unitaire du travail (CUT). En définissant au niveau agrégé la productivité comme le rapport entre la production totale et le nombre d’heures travaillée, on obtient la mesure du coût unitaire du travail horaire = coût du travail / productivité.
Le CUT est généralement présenté en évolution sur une période, permettant de comparer les trajectoires nationales. Fixé pour tous les pays à une base 100 en 1999, on aperçoit ici les tendances dans les quatre plus grands pays de l’Union Européenne. La France se situe dans un profil intermédiaire de relative maîtrise des coûts salariaux avec une augmentation continue du coût unitaire salarial. Après une décennie 1999-2009 marquée par la stagnation de son CUT, l’Allemagne se trouve depuis 2010 dans une situation de rattrapage avec une croissance relative du CUT plus soutenue que ses partenaires européens. À l’aune de ces évolutions, la France n’apparaît pas comme un pays dont le coût du travail augmente démesurément, par rapport à la tendance européenne.
Quels enjeux autour du coût du travail ?
Il y a deux grandes raisons pour lesquelles le coût du travail français surgit dans le débat public : lorsqu’il est question 1) de chômage, 2) de compétitivité internationale. Avant de plonger dans l’actualité académique, faisons un bref tour d’horizon des enjeux théoriques autour du coût du travail.
Emploi et coût du travail
Le coût du travail est intimement lié aux questions d’emploi et de chômage dans la théorie économique. En effet, un postulat très rarement contesté de l’économie néoclassique énonce que les demandeurs de travail (les entreprises) choisissent d’embaucher de nouveaux salariés tant que la productivité marginale du travail reste inférieure au salaire réel. Autrement dit, tant qu’un employé supplémentaire créée plus de richesse au sein de la firme qu’il ne coûte à l’employeur, celui-ci a intérêt à l’embaucher. Ainsi, se forme un équilibre (théorique) sur le marché du travail, tel que le salaire réel versé par les entreprises est égal à la productivité marginale du dernier travailleur embauché. Notons que ce raisonnement repose sur la décroissance de la productivité marginale du travail, hypothèse que nous ne questionnons pas ici.
Par conséquent, tout ce qui fait augmenter le coût à l’embauche (salaire minimum ou cotisations sociales) réduit l’emploi total, le seul moyen pour les entreprises de faire augmenter la productivité marginale du travail dans ce modèle étant de réduire le nombre de salariés. De ce cadre théorique découle la “Loi de Rueff”, du nom de l’économiste français:
“À chaque instant, toute la population existante est toujours assurée de trouver du travail mais à un salaire répondant aux conditions du marché. Il ne peut y avoir de chômage permanent que si on fixe un niveau minimum de salaire supérieur au niveau qui s’établirait spontanément, ce qui a pour effet de vouer au chômage permanent les ouvriers qui ne trouveront du travail qu’au-dessous du minimum fixé.”
Jacques Rueff, 1931, “L’assurance chômage, cause du chômage permanent”, Revue d’économie politique (2)
Exportations et coût du travail
L’autre grande thématique qui fait intervenir le coût du travail est celle du commerce international. On distingue usuellement deux déterminants des exportations nationales : la compétitivité prix et hors-prix. Comme son nom l’indique, la compétitivité-prix d’une économie désigne la capacité à proposer des produits à des prix plus faibles que les pays concurrents. La compétitivité hors-prix recouvre tous les aspects non monétaires, elle est souvent associée à l’idée de qualité des produits.
Le coût du travail rentre dans le critère de la compétitivité prix, en tant que coût de production. Des coûts de production plus élevés, s’ils se répercutent dans les prix de vente, dégradent la compétitivité prix et donc les performances commerciales d’une économie. Outre les coûts de production, les taux de marge des entreprises et les taux de change complètent les facteurs de la compétitivité prix, si bien que le coût du travail constitue un des déterminants de la compétitivité prix.
Un état des lieux de la recherche sur le coût du travail
Il est désormais temps de se plonger dans les débats académiques les plus récents : effet du SMIC (salaire interprofessionnel de croissance, le salaire minimum français) sur l’emploi, rôle du coût du travail dans les performances commerciales françaises et niveau des cotisations sociales.
Le SMIC détruit des emplois non qualifiés
Ayant rappelé la “loi de Rueff” et le cadre néoclassique, on ne s’étonnera pas que le salaire minimum soit accusé de réduire le volume total d’emploi. Le débat se focalise ici sur les travailleurs les moins qualifiés, supposés être les moins productifs. Dès que l’on suppose des travailleurs aux productivités hétérogènes, les “chômeurs involontaires” sont ceux qui ont la productivité la plus faible. Ces derniers ne trouvent pas d’entreprise pour les embaucher car elles sont légalement contraintes à verser un salaire minimum, ici supérieur à la productivité marginale des travailleurs.
Le SMIC est alors accusé 1) de creuser les inégalités entre individus en emploi et ceux au chômage (3) 2) de pénaliser les individus les moins qualifiés, en biaisant le progrès technique. En effet, en renchérissant le coût relatif du travail non qualifié par rapport au capital avec un salaire minimum, on incite les entreprises à mécaniser les emplois les moins qualifiés (4). Ainsi, un levier massif de création d’emplois non qualifié serait d’abaisser le SMIC (aujourd’hui à 1 539,42 € bruts mensuels).
Observant les trajectoires divergentes des salaires minimum en France et aux Etats-Unis à partir des années 1970, T. Piketty (5) estime que le commerce et l’hôtellerie-restauration renferment des centaines de milliers d’emplois potentiels pour l’économie française.
Les recherches en économie du travail ont toutefois nuancé la relation entre salaire minimum et relation d’emploi, qui ne serait pas partout et tout le temps négative. Deux mécanismes entrent en jeu ici : le salaire d’efficience et le monopsone.
Sous le terme de salaire d’efficience, nous regroupons tous les travaux qui inversent la relation entre salaire et productivité du travail : le salaire détermine la productivité du travail. Dans cette perspective, un salaire élevé stimule les travailleurs, ce qui améliore leur productivité. Si les agents décident de leur niveau d’éducation en fonction du salaire moyen sur le marché du travail et qu’ils ne savent pas quelle firme va les embaucher à la sortie de leurs études, alors les entreprises ont intérêt à proposer un salaire inférieur au salaire d’équilibre (un comportement de “passager clandestin”). Si tous les employeurs raisonnent ainsi, le salaire moyen baisse, désincitant les agents à investir dans leur formation. Imposer un salaire minimum améliore ici la situation collective en maintenant un niveau élevé d’éducation (6).
L’autre explication qui invalide le lien de causalité négative entre salaire minimum et emploi repose sur le pouvoir de monopole des employeurs. Quand il y a seulement quelques uns, voire un unique employeur dans une région ou un secteur d’activité, celui-ci dispose d’un pouvoir de marché qui lui permet de proposer des salaires inférieurs au salaire d’équilibre. Ce faisant, ils découragent l’offre de travail et font diminuer le niveau d’emploi total.
Lorsque le salaire minimum accroît l’offre de travail de la part des salariés, celui-ci peut améliorer le niveau d’emploi total. L’exemple canonique est celui des fast-food des États américains du New-Jersey et de Pennsylvanie : l’augmentation du salaire minimum fédéral n’a pas fait diminuer le niveau d’emploi et a même dans certains cas permis de nouvelles embauches (7).
Reste à savoir quels seraient les effets d’une variation du niveau du SMIC sur l’économie française. La question étant largement contingente (aux institutions nationales du marché du travail, à l’accès à la formation par exemple), il reste impossible d’y répondre par comparaison internationale. Nous nous bornerons donc ici à décrire les évolutions les plus récentes du salaire minimum en France et chez ses partenaires commerciaux.
En raison des récentes baisses de charges du SMIC localisées sur les bas salaires, le coût du travail au niveau du salaire minimum a légèrement diminué. Il demeure élevé par rapport aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, mais reste du même niveau que l’Allemagne.
La population de travailleurs rémunérée au SMIC donne un indice du niveau relatif du salaire minimum français. On observe en France un “effet de seuil” plus important qu’ailleurs, la proportion de travailleurs payée au SMIC étant deux à trois fois supérieure à celle de ses voisins disposant d’un salaire minimum (8).
Le coût du travail trop élevé explique le déficit de la balance commerciale française
En 2019, le solde de la balance commerciale française était à nouveau déficitaire (-59 Md d’€, soit 0,2% du PIB français). La même année, l’Allemagne connaissait un excédent commercial de l’ordre de 6% de son PIB. Auparavant canard boiteux de l’Union Européenne, l’Allemagne brille désormais par ses performances intérieures et commerciales depuis le début des années 2000, marquées par de grandes réformes de flexibilisation du marché du travail dites “loi Hartz”.
Aux yeux de nombreux commentateurs, l’Allemagne a donc fait office de modèle à suivre. La modération salariale et donc du coût du travail apparaîtrait comme le prix à payer pour atteindre le plein-emploi dans des économies de plus en plus ouvertes sur l’extérieur.
Cette comparaison résiste-t-elle à une analyse rigoureuse ? Avant la crise de 2008, l’explication en termes de coût du travail était privilégiée pour justifier les écarts de performance entre l’Allemagne et le reste de l’Europe. Pourtant, on observe après 2008 une rupture de tendance, les coûts unitaires salariaux augmentant plus rapidement Outre-Rhin. En somme, si le coût du travail permet d’expliquer le différentiel de performances commerciales entre France et Allemagne jusqu’en 2008, il n’éclaire pas la persistance de l’écart après 2008 (9).
En outre, nous avons rappelé que le coût du travail contribuait à la compétitivité prix au titre de coût de production. Il s’agit bien d’une composante de la compétitivité prix, loin de constituer l’unique dimension de la compétitivité globale d’un pays. Décomposant la variation des exportations réelles de biens et services, Cezar et Cartelier (10) pointent la demande adressée et la conjoncture comme facteur principal de croissance des exportations, en Allemagne comme en France, loin devant la compétitivité prix et hors-prix. Autrement dit, le développement international des marchés sur lesquels sont positionnés les deux pays compte plus fortement que la compétitivité globale des économies. Remarquons toutefois que le facteur compétitivité prix joue en négatif en France sur la période.
En somme, on peut douter de l’importance du coût du travail dans les déséquilibres de la balance commerciale française depuis le début des années 2000. D’autant que les évaluations du CICE (Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et Emploi) ne semblent pas pointer d’effets positifs de la baisse de charges sur les exportations : diminuer le coût du travail via les baisses de charges n’améliore pas mécaniquement la balance commerciale (11).
Les cotisations sociales sont trop élevées en France
Commençons par rappeler que ce qui est parfois désigné comme “charges sociales” recouvre l’ensemble des cotisations sociales salariales et patronales. Ces cotisations s’ajoutent au salaire net pour donner le salaire “super brut” (brut + cotisations patronales) qui correspond au coût du travail. Il s’agit donc de ne pas considérer les cotisations sociales comme des dépenses stériles puisqu’elles ouvrent des droits aux travailleurs et aux employeurs. Elles servent à financer les pensions de retraite, l’assurance chômage ou encore la formation professionnelle.
Cela étant dit, que représentent les cotisations sociales en proportion du salaire versé par l’employeur ? La France apparaît effectivement championne des cotisations sociales en Europe, ce qui révèle des choix normatifs de financement collectif de la protection sociale notamment. En réalité, ce constat est partiellement un artefact statistique lié à la faiblesse de l’impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP) en France. L’impôt sur le revenu constitue un prélèvement direct sur le salaire, et peut être ajouté aux cotisations sociales pour calculer le taux d’imposition implicite du travail (exprimé en % du coût du travail). Le taux d’imposition implicite informe sur la proportion que représente l’ensemble des impôts assis sur le travail.
En comparaison européenne, le taux d’imposition implicite français s’affiche parmi les plus élevés, sans que les écarts avec la moyenne de la zone euro soient démesurés (41% vs 38%). On aperçoit graphiquement que les prélèvements employeurs au titre de la Sécurité Sociale (en violet) prennent plus de poids en France qu’ailleurs, ce qui compense la faiblesse manifeste des impôts personnels sur le revenu (en bleu).
D’ailleurs, la baisse des cotisations sociales sur les salaires proches du SMIC a été la voie privilégiée de réduction du coût du travail depuis deux décennies. Le CICE, mesure phare du Pacte de responsabilité (2014) du Président François Hollande, s’inscrit dans la lignée des réductions Fillon (2005) qui s’appliquaient sur les salaires en dessous de 1,6 SMIC. Ces dispositifs d’allègement des cotisations patronales doivent théoriquement faire augmenter la demande de travail. En pratique, les évaluations ex ante et ex post estiment un effet positif sur l’emploi, effet dont l’ampleur n’est toutefois pas consensuelle. Ainsi pour Gilles et al (13):
“[l]a principale conclusion de cette étude réside dans la faiblesse des effets que nous parvenons à mettre en évidence. Malgré son caractère massif, le CICE aurait peu affecté l’emploi et l’activité des entreprises. Notre évaluation ex post de l’impact du CICE conduit à un effet sur l’emploi plus de deux fois plus faible que celui de la moyenne des effets indiqués par les évaluations ex ante du CICE”.
F. Gilles , Y. L’Horty, F. Mihoubi, X. Xang, 2018, “Les effets du CICE : une évaluation ex post”, Economie et prévision (13)
Un tel résultat justifie la transformation du CICE en baisses de cotisations pérennes et plus ciblées sur les bas salaires (c’était par définition un crédit d’impôt, versé avec un an de retard donc) à partir de janvier 2019.
Pas de recette miracle en économie (du travail)
Nous avons proposé un tour d’horizon des recherches récentes en économie du travail, parcourant les débats qui animent régulièrement l’espace politique et médiatique. Il s’agissait ici d’apporter un panorama objectif appuyé par des chiffres actualisés sur des questions parfois techniques, souvent marquées par le dogmatisme. A ce titre, nous rappellerons le point de vue de Stephen Nickell (14), grand nom de l’économie du travail. Selon lui, la persistance d’un chômage élevé ne s’explique jamais par l’existence ou l’absence d’une seule institution du marché du travail (le salaire minimum par exemple). Le chômage résulte d’une combinaison d’institutions et de la conjoncture macroéconomique. Une chose est donc sûre, la baisse du coût du travail ne saurait résoudre tous les maux de l’économie française.
Sources :
- C. Emlinger, S. Jean, V. Vicard, 2019, “L’étonnante atonie des exportations française”, La lettre du CEPII
- J. Rueff, 1931, “L’assurance chômage, cause du chômage permanent”, Revue d’économie politique
- P. Cahuc, G. Cette, A. Zylberberg, 2008, “Salaire minimum et bas revenus : comment concilier justice sociale et efficacité économique ?”, CAE
- G. Lordan, D. Neumark, 2018, “People versus Machines: The Impact of Minimum Wages on Automatable Jobs”, NBER Working Paper
- T.Piketty, 1998, “L’emploi dans les services en France et aux Etats-Unis: une analyse structurelle sur longue période”, Economie et Statistique
- A. Drazen, 1986, “Optimal Minimum Wage Legislation”, The Economic Journal
- D. Card, A. Krueger, 1994, “ Minimum Wages and Employment: A Case Study of the Fast-Food Industry in New Jersey and Pennsylvania “, AER
- H. Ba, C. Hentzgen, E. Hooper, 2019, “Panorama des salaires minimaux dans les économies avancées”, Trésor-Eco n°236
- C. Emlinger, S. Jean, V. Vicard, 2019, op cit
- R. Cezar, F. Cartellier, 2019, “Compétitivité prix et hors-prix : Leçons des chaînes de valeur mondiales”, Bulletin de la Banque de France n°224/2
- Y. L’Horty, P. Martin,T. Mayer, 2019, “Baisses de charges : stop ou encore ?”, CAE
- Directorate-General for Taxation and Customs Union, 2019, “Taxation Trends in the European Union”
- F. Gilles, Y. L’Horty, F. Mihoubi, X. Xang, 2018, “Les effets du CICE : une évaluation ex post”, Economie et prévision
- S. Nickell, 1997, “Unemployment and Labor Market Rigidities: Europe versus North America”, Journal of Economic Perspectives